Sarajevo: la photo flash-back des années noires
PARIS, 30 janvier 2013 – Dans Sarajevo assiégée par les Serbes, des Bosniens transportent du bois pour chauffer leurs maisons. L’air est glacial. L’électricité et le gaz n’arrivent plus nulle part. Embusqués dans les collines qui surplombent la ville, les snipers tirent sur tout ce qui bouge. Nous sommes dans les premiers mois d’un enfer qui, pour les habitants de la ville, durera trois ans et fera dix mille morts.
Cette image a été prise le 27 octobre 1992 par le photographe Patrick Baz, envoyé spécial de l’AFP en Bosnie. Elle aurait pu dormir dans les archives de l’agence pour l’éternité une fois la guerre finie. Mais il en ira autrement. Vingt ans plus tard, par une succession de hasards, elle entame une nouvelle histoire, et ressuscite de bien sombres souvenirs.
Au printemps 2012, un journaliste de la BBC, Adrian Brown, exhume cette photographie. Il l’insère dans un web-documentaire qu’il est en train de réaliser sur le vingtième anniversaire du siège de Sarajevo. Elle tombe à point pour illustrer une séquence sur les pénuries dans la ville-martyr.
«Je l’ai choisie parce que c’est une image marquante», explique Adrian Brown qui, en 1992, couvrait lui aussi la guerre en Bosnie pour le journal The Guardian. «Elle illustre bien la situation : les gens étaient obligés de porter des fardeaux de bois sur les routes pour chauffer leurs maisons. Et puis, le regard angoissé de ce garçon a captivé mon attention».
Quelques mois plus tard, à 8.000 kilomètres de là, un homme pianote sur son smartphone. Vladimir Vrnoga, un ancien réfugié bosnien installé en Californie depuis plus de dix-sept ans, vient de recevoir un coup de fil d’un ami d’enfance qui lui a conseillé de regarder, toutes affaires cessantes, le web-documentaire d’Adrian Brown sur le site internet de la BBC. Il s’exécute et soudain, il n’en croit pas ces yeux: ce garçon sur la photo, celui qui transporte des fardeaux de bois sur une route par un matin glacé d’octobre, celui qui a été choisi par la BBC pour symboliser les terribles privations de la guerre, c’est lui.
«J’ai reçu un choc terrible», raconte Vladimir Vrnoga. «Pour moi, ça a été un vrai flash-back. Vingt ans après, tout à coup, j’étais revenu dans Sarajevo pendant la guerre. Je reniflais l’humidité de l’air. J’avais de nouveau mal aux mains, couvertes d’ampoules à cause des heures passées à couper du bois avec un couteau de boucher. J’avais de nouveau faim, et surtout froid. Un froid terrible. J'en avais la chair de poule. J'ai bien mis vingt minutes avant de pouvoir à nouveau fonctionner normalement».
A l’époque, Vladimir Vrnoga a dix-sept ans. Ce catholique de père croate et de mère serbe illustre à lui seul l’harmonie qui, avant que la situation ne bascule dans l’horreur, régnait à Sarajevo entre les différentes communautés. Il vient de s’inscrire à l’université de Sarajevo pour étudier la médecine vétérinaire. Mais la guerre a fait plonger sa vie et celle de sa famille dans la misère la plus noire. «Cette photo m’a rappelé toutes les souffrances que nous avons endurées», poursuit-il. «La nuit tombée, la température devenait vraiment glaciale. Pour nous chauffer, nous devions ramasser des bouts de bois. Pour manger, nous n’avions pratiquement que du riz. Et puis, il y avait les snipers. Ils tiraient vraiment sur tout. Ils tiraient sur les enfants. Ils tiraient même sur les chats».
Peu de temps plus tard, Vladimir Vrnoga est arraché à ses études et enrôlé dans l’armée musulmane de Bosnie. Des mois et des mois de combats, de souffrances et de marches harassantes qui, au début, lui font perdre quinze kilos en trois semaines. Fin 1994, il est libéré mais au bout de quelques jours à peine, il reçoit un nouvel ordre de mobilisation. Cette fois, sa mère et lui partent pour la Croatie, puis pour l’Autriche où ils passent cinq mois dans un camp de réfugiés. Finalement, en avril 1995, c’est le départ pour les Etats-Unis.
Vladimir Vrnoga et sa mère s’installent à Chico, au nord de San Francisco. L’ancien porteur de bois de Sarajevo, aujourd’hui âgé de 38 ans, travaille comme boulanger dans une grande brasserie. Il est marié à une Laotienne et père d’une petite fille de trois ans. Il n’est plus jamais retourné en Bosnie.
Après le choc que lui a causé le fait de se revoir sur la photo, il a pris contact avec le journaliste de la BBC qui l’a mis en relation avec Patrick Baz. Le photographe et son sujet, qui jusqu’alors ignoraient complètement l’identité l’un de l’autre, ont échangé des emails. Ils espèrent se rencontrer un jour.
«Je me souviens parfaitement du jour où cette photo a été prise», explique Vladimir Vrnoga. «Je marchais, le photographe s’est rangé sur le bas-côté. Au passage, nous avons échangé quelques mots et je lui ai demandé une cigarette. Et puis chacun a poursuivi son chemin».
Patrick Baz est actuellement directeur de la photo pour l’AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Il garde un souvenir plus flou de cette éphémère rencontre. «J’étais arrivé à Sarajevo depuis quelques jours seulement. Je ne savais pas trop où aller. En allant vers la ligne de front, dans la montagne, je suis tombé sur ces gars. C’est à peu près tout ce dont je me rappelle», dit-il.
Mais les retrouvailles fortuites avec Vladimir Vrnoga ont également réveillé de noirs souvenirs chez ce Libanais, qui a grandi en plein milieu de la guerre civile dans son pays avant de partir, pour l’AFP, photographier les conflits aux quatre coins du monde.
«Dans ma carrière, il y a deux conflits qui m’ont particulièrement marqué», raconte Patrick Baz. «L’un, c’est la Somalie. Un pays où l’on pouvait se faire tuer pour sa montre: on ne te la demandait pas, on te tuait. L’autre, c’est Sarajevo».
A l’automne 1992, Patrick Baz et un autre reporter de l’AFP, Patrick Rahir, arrivent dans la capitale bosnienne. Ils ont fait la route depuis Paris dans l’énorme voiture blindée que l’agence a acquis pour couvrir le conflit. «L’arrivée dans la ville était choquante», se rappelle-t-il. «On commençait par traverser les villages serbes, bucoliques, où tout semblait normal. A un moment, on traversait un pont et on était accueilli par un graffiti sur un mur. Quelqu’un avait écrit : Welcome to hell. A partir de là, on déboulait en plein cauchemar».
«En arrivant à Sarajevo, je retombais un peu dans le Liban de mon adolescence», continue Patrick Baz. «Mais au Liban, la guerre, c’était mon quotidien. Je n’y pensais pas. Là, j’arrivais avec une conscience. Et puis, à Beyrouth, même à l’époque la plus noire, on pouvait toujours sortir de la ville, trouver un endroit tranquille. Alors que Sarajevo, c’était une souricière. Une ville moderne, où les gens n’avaient rien à manger, rien pour se chauffer, où ils se faisaient descendre par des snipers en allant à la boulangerie. En Syrie ou dans d’autres zones de guerre, les gens trouvent des stratagèmes pour déjouer les tireurs embusqués. Ils tendent des draps noirs en travers des rues pour pouvoir traverser hors de leur ligne de mire. A Sarajevo, il n’y avait rien de tout ça».
Comme chez Vladimir Vrnoga, le froid mordant de l’hiver bosnien reste profondément gravé dans la mémoire du photographe. Comme beaucoup de reporters, Patrick Baz loge à l’hôtel Holiday Inn, qui n’a plus de luxueux que le nom : le bâtiment, endommagé par les bombardements serbes, n’a plus de chauffage, plus d’eau courante. Dehors, il fait moins dix et dans les chambres, la température ne dépasse pas quatre degrés. Pour remplir la chasse d’eau des toilettes, il faut ramasser de la neige dehors et la laisser fondre dans la baignoire.
Le générateur électrique de l’hôtel ne fonctionne que par intermittence. Les quelques précieuses minutes quotidiennes de courant sont utilisées pour faire fonctionner le chauffe-eau afin d’obtenir le bain à 21 degrés nécessaire pour développer les films. La plupart des images de cette époque, forcément mal développées, ont mal vieilli.
«Sur les photos, on ne voit pratiquement que des gens assez légèrement vêtus», fait remarquer Patrick Baz. «On peut imaginer leurs souffrances quand on sait que moi, j’étais en permanence emmitouflé dans ma grosse doudoune et que j’étais quand même frigorifié».
Comme beaucoup d’envoyés spéciaux en Bosnie, Patrick Baz se souvient de l’empathie particulière qu’il a éprouvé pour les habitants de Sarajevo. «Dans des conflits, je me suis souvent retrouvé en plein désert, sous la tente, ou du moins dans des environnements très différents de ceux auxquels j’étais habitué. Mais là, j’étais dans une ville à l’architecture européenne, peuplée de gens qui avaient le même style de vie que moi, qui écoutaient la même musique que moi… On arrivait en Bosnie en voiture blindée, en portant des casques et des gilets pare-balles. Mais tout de suite, on se sentait ridicules. Ces gens vivaient comme toi et moi, ils allaient au restaurant, au café, il y avait même des boites de nuit… Alors, on laissait tomber notre accoutrement. On avait trop honte.»
Autant de souvenirs ressuscités par un cliché vieux de vingt ans, ressorti des archives et tombé par hasard sous les yeux de la bonne personne, au bon moment.
Une coïncidence avec laquelle, curieusement, Patrick Baz est déjà familier : en mai 1985, dans un secteur chrétien de Beyrouth-Est, il avait pris cette photo d’un sauveteur transportant dans ses bras un bébé d’à peine trois mois. Ce dernier venait d’échapper à un attentat à la bombe qui avait pulvérisé un pâté de maisons et fait 55 morts.
Vingt-et-un an plus tard, le secouriste, Nabil Bitar, se reconnaît sur le cliché et appelle l’AFP. Il entre en contact avec Patrick Baz, lequel décide de se lancer à la recherche du bébé dans Beyrouth. Il retourne dans le quartier et, en interrogeant les voisins, réussit à retrouver la famille… Entretemps, le nourrisson en pyjama rose tiré des décombres, Joyce Germanos, est devenu une belle jeune femme de 21 ans. En mai 2006, le photographe et le secouriste seront invités à son mariage.
Roland de Courson est l'éditeur du blog AFP Making-of. Suivez-le sur Twitter.