Cauchemars et miracles à Srebrenica
PARIS, 10 juillet, 2015 – C’est l’été 1995. Je suis en Croatie pour couvrir des manœuvres de l’armée française à l’occasion du 14 juillet lorsque je reçois un appel de la rédaction en chef de l’AFP me demandant si je suis partante pour aller en Bosnie. Srebrenica vient de tomber.
Evidemment je dis oui. As-tu de l’argent pour y aller? Pas du tout. Une voiture ? Non plus. Pas même le permis de conduire, fait rare pour une journaliste. Mais en reportage – que ce soit au Sud Soudan, en Roumanie ou à Gaza – j’ai appris que l’on peut toujours compter sur de petits miracles.
Mon premier miracle, je le trouve à l’aéroport de Split.
Alors que je tourne en rond dans le hall à la recherche de journalistes qui, comme moi, souhaiteraient partir vers Srebrenica, je tombe nez à nez avec une fille qui tourne en sens inverse.
« Tu ne serais pas française ? » « Si ! » « Tu sais conduire ? » « Oui ! »
C’est une consœur au Monde, qui sera ma coéquipière tout au long de ce difficile reportage. Ensemble nous recrutons bientôt un troisième confrère, un grand gaillard du quotidien Italien Corriere della Sera – pour compléter notre équipage.
Reste le problème de l’argent. Mais là, j’entends soudain, « Nadège, Nadège! »
Deuxième miracle : c’est un ami journaliste à France 2, qui rentre à Paris – avec encore 5,000 dollars en liquide sur lui. Que France 2 prêtera donc à l’AFP le temps de notre mission en Bosnie.
Eviter les balles
Nous pouvons désormais partir pour Tuzla, la ville la plus proche de l’enclave musulmane de Srebrenica où les journalistes peuvent accéder. Il n’y avait à ma connaissance aucun journaliste dans Srebrenica même. C’était risquer sa vie.
La route est longue et dangereuse, parsemée de péripéties. On s’organise en convoi avec d’autres journalistes, sur les conseils des casques bleus, pour éviter de prendre des balles. Nous roulons dans notre voiture de location derrière une grosse jeep marquée PRESSE.
A un moment, nous nous arrêtons dans une ville, Zenica, dans le but de faire des provisions. Je connaissais la ville d’avant la guerre, ayant de la famille là-bas.
Mais en entrant dans un café, je me retrouve devant une centaine de types qui me regardent méchamment. Des moudjahidine comme on les appelait à l’époque. Armés de fusils Kalachnikovs, le regard noir. Je suis partie sans tarder.
Arrivés à Tuzla, tous les journalistes sont là. On se dirige vers l’aéroport, et là, nous découvrons une scène surréaliste.
Les pieds en sang
L’aéroport est situé tout près d’un bois. Derrière ce bois il y a Srebrenica. Et nous voyons émerger, par petites poignées, les rescapés de l’horreur, parvenus ici après plusieurs jours cachés dans les bois.
Sur les pistes, les ONG ont installé des tréteaux en bois sur lesquels sont disposés du jus d’orange, des thermos de café, tout ce qu’il faut pour accueillir les rescapés. On se serait cru au gymkhana, à une kermesse.
Sauf que ces gens ne viennent pas de courir un marathon. Ils viennent d’échapper à la mort.
Ils faisaient partie des 10,000 à 15,000 hommes et adolescents qui ont tenté de rejoindre à pied le territoire contrôlé par les forces musulmanes à pied alors que les forces serbes avançaient sur Srebrenica, zone sous protection de l'ONU mais que les Casques bleus n’ont pas su défendre.
Près de 8.000 d’entre eux seront massacrés. Parmi les survivants, environ une centaine parviendront jusque Tuzla.
Ils ont les pieds en sang. Les vêtements sales et déchirés. De pauvres malheureux, assoiffés, affamés, apeurés. Des hommes qui ne savaient pas ce qu’était devenue leur famille.
Violées, tuées
Et là, ils nous racontent le cauchemar.
Un homme d’une quarantaine d’années, voyant que je comprends le Serbo-Croate, s’accroche à moi. Je sens encore son bras chaud sur le mien, ses ongles qui s’enfoncent dans ma peau.
Il me serre, me serre, me supplie : « Aidez-moi à récupérer ma fille ! ». Il me dit qu’elle est montée dans un autocar, mais que des soldats l’ont fait descendre. Il me dit qu’elle a 13 ans.
La plupart des femmes de Srebrenica ont été évacuées avec les enfants en direction de Tuzla à bord d’autocars. Sauf les plus jolies. On sait que celles-ci étaient violées et, pour la plupart, tuées par les combattants serbes.
Je ne saisis pas tout ce qu’il dit, mais je comprends clairement lorsqu’il implore « Aidez-moi ! », « Ma fille ! » Il est comme un fou. Et je ne peux rien faire. J’en rêve encore.
On nous raconte aussi comment les forces serbes traquaient les fuyards: ils arpentaient le bois en scandant des prénoms typiques de Musulmans bosniaques. Pensant avoir trouvé un ami dans leur fuite, les hommes sortaient de leur cachette et se faisaient faucher.
Je suis dévastée par ce je vois, et ce que j’entends.
Sûre qu'ils ne mentent pas
Certains de mes collègues se méfiaient, traumatisés par l’affaire dite des charniers de Timisoara en Roumanie six ans plus tôt, qui avait vu des médias occidentaux relayer des faux témoignages parlant de dizaines de milliers de morts.
Moi je suis sûre qu’ils ne nous mentent pas.
Par la suite je vais faire un reportage auprès d’un homme qui s’occupe de jeunes filles victimes de viol – celles qui n’ont pas été exécutées. Nous sommes là en binôme avec ma consœur du Monde, pour plus de sécurité mais aussi pour se soutenir moralement.
A notre arrivée, on nous annonce qu’une des jeunes filles s’est pendue la veille. Pour ces jeunes Musulmanes, en plus du traumatisme subi, le viol est vécu comme un déshonneur absolu. Et pour certaines, insoutenable. Les autres filles présentes, toute voilées, n’ont pas souhaité nous parler. Nous n’avons pas insisté.
Par la suite j’ai vu qu’un hebdomadaire français avait publié une photo de la fille pendue. Je leur en ai beaucoup voulu. Une histoire comme celle-ci nous force à nous interroger sur ce qu’est notre métier de journaliste.
Pas de jugement à porter
A l’époque on a beaucoup critiqué la non-intervention des casques bleus néerlandais. Mais je me souviens d’avoir interviewé un capitaine néerlandais qui se démenait pour venir en aide aux rescapés. Je n’ai pas de jugement à porter sur eux. Surtout quand on sait que les autres puissances n’ont rien fait non plus pour empêcher cela…
A Tuzla, je loge au 12eme étage d’un grand hôtel. Au 15eme, il y a une terrasse où sont installées toutes les radios et télévisions. De temps en temps les forces serbes tirent des obus dans notre direction et tout le monde se couche à plat ventre derrière le petit muret entourant la terrasse.
Je serai bientôt rejointe par un photographe de l’AFP équipé d’une valise de transmission satellite. Mais en attendant, ce premier jour à Tuzla, je n’ai ni ordinateur ni téléphone portable pour envoyer mon reportage rédigé à la main sur un bout de papier.
Ma solution: un troisième miracle.
Deux journalistes français réputés ayant refusé par esprit de compétition de me prêter leur téléphone, je suis assise sur une marche mon article à la main lorsque j’entends, en hébreu, « Eh ! Comment vas-tu ? » C’est un ami journaliste Israélien, qui s’empresse de me prêter son téléphone pour que je puisse dicter mon papier à l’AFP.
Je suis rentrée de Bosnie le 23 juillet. Je m’en souviens bien car le 24 était un dimanche, et le lundi 25 je suis retournée au travail pour tenter de chasser ces souvenirs atroces de Srebrenica, dont j’ai eu beaucoup de mal à me remettre je dois dire.
Le soir même, Paris est frappé par un attentat à la station de RER à St Michel. C’est le début d’une vague d’attentats qui va secouer la France, et mobiliser les journalistes de l’AFP moi y compris, durant tout l’été 1995.
Pour mes confrères AFP dans la région, en revanche, l’histoire de Srebrenica était loin d’être terminée.
« Srebrenica, c’est l’endroit que je n’ai jamais réussi à atteindre pendant le conflit, » se souvient le photographe Odd Andersen, basé à Sarajevo à l’époque.
« Quelques courageux confrères y étaient parvenus et leurs histoires et images faisaient l’envie de tous les autres journalistes. Lorsque Srebrenica est tombée en juillet 1995, j’étais à Oslo. Je suis rentré en catastrophe à l’aéroport de Split, avant de rejoindre par la route Tuzla ou les réfugiés commençaient à affluer.
« La ville était la cible de bombardements constants de la part des forces serbes, et les réfugiés avaient pour la plupart cherché refuge à l’aéroport.
« En l’espace de quelques jours celui-ci s’était transformé en un gigantesque campement où les casques bleus suédois essayaient avec peine de fournir de l’eau et des soins aux milliers de personnes qui avaient franchi le périmètre portes de l’aéroport, ainsi que ceux qui campaient à proximité.
« En Novembre 1995 j’ai ouvert un bureau à Tuzla pour l’AFP, alors que nous attendions l’arrivée des troupes Américaines de l’OTAN dans le cadre des accords de paix de Dayton.
« Quelques mois plus tard les troupes sont arrivées, et les enquêteurs du tribunal pénal de La Haye ont commencé – sur fond de protestation de la part des survivants, le difficile travail de reconstitution des crimes de guerre survenus dans la région.
Voir l'horreur de nos propres yeux
« Durant tout l’été 1996, j’ai eu finalement accès à des lieux inaccessibles à la presse pendant tout le conflit. Nous pouvions enfin voir, de nos propres yeux, la preuve des récits épouvantables que les survivants nous avaient livrés un an plus tôt.
« Nous avons passé plusieurs mois avec les enquêteurs alors qu’ils ouvraient les charniers de Bosnie.
« La mémoire de ces collines jonchées de dépouilles humaines, l’odeur des charniers ouverts, je m’en souviens comme si c’était hier. Et ce malgré avoir brulé chaque vêtement et chaussure en ma possession lorsque, fin 1996, j’ai quitté la Bosnie orientale pour de bon.»
Nadège Puljak est une journaliste de l’AFP basée à Paris. Odd Andersen est un photographe de l’AFP basé à Berlin.