Un journaliste (à droite) et une passante viennent en aide à un chauffeur de bus grièvement blessé par un obus de mortier à Sarajevo, le 15 juin 1995 (AFP / Anja Niedringhaus)

Un été de feu à Sarajevo

PARIS, 6 août 2015 - Juin 1995.

Il ne faut jamais lire le journal les pieds sur son bureau. Je le sais pourtant ! Surtout à l'approche de l'été, quand les volontaires pour partir en mission se font rares.

Pour l'avoir oublié, je me retrouve en quelques secondes dans le box de la rédaction en chef de l’AFP à Paris. Ils ont justement besoin de quelqu'un jusqu'en septembre pour tenir le bureau de Sarajevo où la situation se dégrade de jour en jour. Je dis oui, évidemment. La mission est même un peu plus compliquée. Il s'agit de remplacer l'envoyé spécial précédent, Christian Millet, blessé la veille par un obus des forces serbes qui ont expédié le véhicule blindé de l'AFP dans un fossé. Quelques jours seulement après son arrivée en Bosnie.

Deux jours plus tard, je traverse l'Herzégovine en voiture. Mostar, dont le centre historique et le vieux pont ont été détruits lors des affrontements entre l'armée bosniaque et les forces croates de la région (on disait « bosniaque » à l'époque, le mot « bosnien » est venu plus tard). La vieille ville n'est plus qu'un tas de ruines et de ruelles dévastées. Puis le passage par le mont Igman, pour atteindre Sarajevo.

Les journalistes de l'AFP Christian Millet (au fond) et du magazine L'Express Vincent Hugueux, blessés par l'explosion d'un obus serbe qui a renversé leur voiture blindée sur la route du mont Igman, près de Sarajevo, le 5 juin 1995 (AFP / Eric Cabanis)

Je connais un peu les Balkans pour avoir couvert le début de la guerre en Slovénie quatre ans plus tôt avec la petite équipe du bureau de Belgrade, jusqu'à l'accord de Brioni en juillet 1991. Puis en Croatie - Sisak, Osijek… - quand le conflit s'est déplacé. D'où l'intérêt de la rédaction en chef de m’envoyer là-bas. Mais je n'ai jamais mis les pieds en Bosnie. Ce que je ne sais pas, c'est que je vais assister au bouquet final.

Trois ans sous les bombes

Sarajevo est assiégé depuis plus de trois ans et la situation semble totalement bloquée. Des dizaines de milliers de personnes - des musulmans, mais aussi des Serbes - tentent encore de survivre sous les bombes et les tirs des snipers postés sur les hauts de la ville. Avec les beaux jours, la verdure regagne du terrain entre les ruines. Mais pour les habitants de Sarajevo, la bande-son est la même depuis trois ans. Des tirs d'obus incessants suivis d'épaisses colonnes de fumée, sur les points d'eau, le marché central ou l'hôpital, pour terroriser et faire fuir la population.

La sœur de Zlatko Fabijani, un soldat croate de Bosnie tué sur la ligne de front à Sarajevo, pendant les funérailles de son frère le 7 août 1995 (AFP / Fehim Demir)

L'armée bosniaque a lancé une offensive début juin pour tenter de desserrer l'étau et les forces serbes ripostent en intensifiant leurs bombardements. Les casques bleus de l'ONU sont bien déployés dans la ville, mais l'objectif de la communauté internationale est avant tout d'éviter que le conflit ne s'étende à d'autres pays de la région. Tant que les combats se concentrent autour de Sarajevo, le résultat est pour elle globalement acceptable. Face à l'intensification des bombardements, la France et la Grande-Bretagne ont finalement décidé d'envoyer une Force de Réaction Rapide en Bosnie - des mortiers lourds, des canons de 155 mm, des chars… - pour protéger les soldats de l'ONU. Le début de l'été est donc consacré à suivre l'avancée de ces canons qui n'en finissent pas d'arriver. Mais une fois en place, ils peuvent expédier leurs obus à une dizaine de kilomètres de distance sur les positions militaires serbes de l'autre côté de la ville, avec une précision de quelques mètres. Une première lueur d'espoir pour la population de Sarajevo.

Le bureau de l'AFP est installé en sous-sol dans une ancienne pizzeria du centre-ville. Avec son bar, hélas vide, ses tables vissées au sol où traînent encore d'anciens menus. Ses sacs de gravats aux ouvertures pour protéger l'équipe au cas où des obus exploseraient dans la rue. Les envoyés spéciaux se succèdent, mais le personnel local a vécu le siège depuis le début. Le photographe Fehim Demir a été chassé de son quartier de Dobrinja, proche de l'aéroport, dès les premiers jours de la guerre. Il a galéré pendant des mois avant de retrouver du matériel et de pouvoir recommencer à travailler. La dame qui nous fait la cuisine s'inquiète pour son fils - musulman bosniaque, mais installé à Belgrade -, dont elle craint qu'il ne soit enrôlé de force dans l'armée yougoslave et envoyé en première ligne.

Des victimes de bombardements à la morgue de Sarajevo, le 16 juin 1995 (AFP / Fehim Demir)

Je me souviens des coups de gueule dans le bureau quand les autorités bosniaques gonflent le bilan des bombardements pour dramatiser encore la situation (les services de l'ONU publient leur propre décompte, mais plusieurs heures après). Je me souviens du « Schtock », une eau de vie que les habitants de Sarajevo introduisent en douce par le tunnel secret qui passe sous l'aéroport, et qu'il faut boire avec eux pour lier la conversation : « Do you want Schtock ? » On ne refuse pas un verre à quelqu'un dont ce sera peut-être le dernier.

Je me souviens de Ksenija Crvenkovic, cette dame âgée parfaitement francophone qui avait traduit en serbo-croate « Le premier homme », le roman posthume d'Albert Camus paru un an plus tôt à Paris. L'un des très rares livres, peut-être le seul, publié cette année-là à Sarajevo. Et traduire Camus en 1995 en Bosnie, c'est un vrai acte de résistance.

Le massacre de trop sur le marché

J'écris un papier sur elle un jour d'accalmie. Mais l'actualité nous rattrape le lendemain.

Le 28 août un peu avant midi, plusieurs obus tombent sur le marché couvert de Markale, en plein centre-ville, faisant des dizaines de morts - 37 selon le bilan final - et une centaine de blessés. Des gens venus faire leurs maigres courses, des passants au mauvais endroit… Quand j’arrive sur place, les secours enlèvent les corps, dans une atmosphère irrespirable et cette odeur de poudre et de brûlé qui suit les bombardements. A l'endroit où quelqu'un est tombé, un policier a ouvert un passeport ou un permis de conduire que la victime avait sur elle pour pouvoir l'identifier. Beaucoup de femmes, des vendeuses à la sauvette, des enfants… Visages souriants sur leurs photos d'identité.

La femme et les enfants d'un homme blessé par un obus sortent de l'hôpital Kosevo de Sarajevo, le 21 juillet 1995 (AFP / Joël Robine)

La routine à Sarajevo. Sauf que Markale a été le théâtre d'un premier massacre un an et demi plus tôt - 68 morts, 144 blessés -. Et après la tuerie de Srebrenica - 8.000 hommes et adolescents bosniaques exécutés par les forces serbes durant l'été, même si à ce moment-là on ne connait pas encore l'ampleur des dégâts -, le second massacre de Markale est peut-être celui de trop.

Au même moment, un officier français de l'ONU débarque, entouré de casques bleus, pour recueillir des témoignages. Il met en garde ceux qui venaient d'échapper au carnage : « Faites très attention à ce que vous allez dire. Ça peut avoir des conséquences considérables ». Les Serbes de Bosnie accusent régulièrement les Bosniaques de bombarder leur propre population pour provoquer une intervention de l'Otan et il faut déterminer clairement l'origine des tirs. Mais cette fois, ça ne traîne pas. Le scandale de la guerre en Europe est devenu intolérable.

Un canon français de 155 mm sur le mont Igman, le 30 août 1995 (AFP)

Deux jours plus tard, l'Alliance atlantique lance une vaste campagne de bombardements aériens des positions militaires et des dépôts de munitions des Serbes autour de Sarajevo. Les canons de 155 mm appuient l'opération. A partir de là, les forces serbes ne cesseront de reculer. Des colonnes blindées quitteront quitté la ville les jours suivants en direction de la Serbie. Je passe plusieurs nuits dans la rue, la tête en l'air, à guetter les éclairs des explosions pour savoir où les avions tapent.

Au moment où je sors de Sarajevo, début septembre par la route du mont Igman, avec un collègue de la radio et l'envoyé spécial du Nouvel observateur, un petit avion civil se pose sur la piste de l'aéroport pour la première fois depuis longtemps. En décembre, l'accord de Dayton met fin aux combats. Et deux mois plus tard, la Bosnie annonce officiellement la fin du plus long siège de l'ère moderne.

La guerre vit sa propre vie - c'est l'une des règles de la stratégie -, elle va se déplacer au Kosovo.

Vingt ans après, deux choses me reviennent en tête.

Il y a quelques mois, j'ai été amené à parler brièvement de Sarajevo à des étudiants en journalisme. Et je me suis aperçu qu'autant de temps s'est écoulé entre la fin de la guerre en Bosnie et leur entrée dans le métier, qu'entre la fin de la guerre d'Algérie et l'année où je suis moi-même entré à l'agence. Vingt ans. C’est-à-dire, une éternité. J'aurais eu à peu près autant de succès que si je leur avais dit que j'avais couvert la bataille de la Marne ou l'incendie du Reichstag (« Ah bon ! Vous y étiez aussi ? »)

Une bonne leçon d'humilité pour ceux qui en ont besoin. Ces événements extraordinaires, énormes, historiques parfois, que nous sommes amenés à couvrir ne laissent pas beaucoup de traces dans la mémoire collective. C'est loin tout ça ! On a beau être journaliste, ça n'empêche pas d’avoir un peu de lucidité. C'est même recommandé, si je me souviens bien.

Distribution d'eau par l'ONU à Sarajevo, le 23 juillet 1995 (AFP / Joël Robine)

Une dernière pour conclure. En 2010, je passe plusieurs semaines dans l'est de l'Afghanistan avec un photographe, pour couvrir les opérations de la force multinationale. L'endroit est à peu près aussi riant que l’était la Bosnie sous les bombes. Avec 40 degrés de moins au thermomètre. Les soldats français dérouillent bien dans la région cette année-là : quinze morts au combat et des dizaines de blessés. Et les attentats font des victimes civiles par centaines. Bref, la situation semble aussi désespérée qu'à Sarajevo quinze ans plus tôt.

Mais un sous-officier avec qui je discute est plus confiant que ça : « Regardez ! Moi, il y a dix ans j'étais au Kosovo. Là aussi, on pensait que ça ne finirait jamais. Maintenant, j'y vais en vacances avec ma femme ».

Une femme se met à l'abri pendant un tir de snipers dans le centre de Sarajevo, le 14 juin 1995 (AFP / Anja Niedringhaus)

Ça me fait mal de dire ça, mais ce militaire avait raison !

L'été suivant, je retourne à Mostar. Ils ont tout reconstruit, les Bosniens. Le pont, la ville ottomane… Ils n'ont pas seulement rebâti au même endroit. Ils ont tout reconstruit à l'ancienne. Le Stari Most - le vieux pont -, nickel comme le jour de son inauguration, 450 ans plus tôt. Là où il n'y avait plus que des ruines et des chiens errants, les gens se pressent à nouveau aux terrasses des cafés. Comme si la guerre n'avait jamais eu lieu. De quoi décourager tous les massacreurs qui brûlent des villes et des villages dans le monde. La vie a tout bonnement repris le dessus.

Dominique Chabrol est actuellement journaliste au service politique de l'AFP à Paris.

Concours de plongeon depuis le "Stari Most" de Mostar, en juillet 2015 (AFP / Elvis Barukcic)