Fantasmes et réalité : les journées d’un vaticaniste
CITÉ DU VATICAN – La démission de Benoît XVI, l'élection de François, une vingtaine de voyages, les synodes sur la famille… Alors que je quitte Rome, je pense avec nostalgie à bien des moments exaltants, en cinq ans passés à observer l'Eglise et l'Etat le plus petit et insolite au monde. Mais une journée de « vaticaniste » n'est pas faite que de scoops et de découvertes, même si, avec le pape argentin, les surprises sont devenues monnaie courante.
Ce lundi à dix heures, quittant la large via della Conciliazione baignée de soleil qui mène à la basilique Saint-Pierre, je m'engouffre à regret dans l'ombre austère et grise de la salle de presse. Une dizaine de journalistes, principalement italiens, sont déjà là. Installés à la grande table centrale devant leurs écrans, ils plaisantent entre eux, discutent des dernières nouvelles-rumeurs de la veille. Pourquoi Mgr X, évêque de ce diocèse lombard a-t-il fait tel commentaire qui semble viser indirectement le cardinal Y à la Curie? Pourquoi cet autre monsignore a-t-il été muté? Dans la salle de presse, les affaires de l’Eglise sont encore largement une chasse gardée italo-italienne. La conversation s’en ressent et, bien souvent, je me sens étranger.
Un premier bollettino (communiqué officiel) est annoncé et distribué. C'est un de ces nombreux messages à une délégation d'évêques latino-américains. A travers le circuit interne, un moment plus tard, la voix sourde du pape s'élève. Il le lit, ajoutant ici et là des bribes … Je ne vois rien qu'il n'ait déjà dit.
Le sentiment de déjà vu m'envahit. Sur mon ordinateur, dans mon box, je me plonge dans l’actualité internationale de l’Eglise. J'aime relayer par mail, « ATFU » (« à toutes fins utiles ») à d'autres bureaux de l'AFP les nouvelles de Radio Vatican, d'agences vaticanes, de sites divers qui suivent les Eglises sur les cinq continents. Du Pakistan et de l'Inde au Kivu et à la Centrafrique, de la Syrie au Venezuela et à la Chine, il ne manque pas de lieux où l'Eglise vit dangereusement. La religieuse dans sa léproserie, l'évêque auprès des réfugiés en Irak, cet engagement aux avant-postes, c'est pour moi l'actualité la plus intéressante de l'Eglise qui ne se résume jamais au Vatican.
Alors que la matinée avance, la salle de presse s'internationalise. Français, Espagnols, Américains, Britanniques, Polonais… Deux nouveaux communiqués viennent d'être publiés. Le père jésuite Federico Lombardi, le respecté porte-parole du pape, descend pour nous en expliquer les arcanes. Les journalistes se massent autour de lui, magnétophones tendus. Une certaine familiarité complice entoure le prudent porte-parole, le tutoiement est de règle.
Parfois, les sujets s'entrechoquent. Ce jour-là, l'un des communiqués porte sur un contrat du Vatican avec la société américaine d'audit PricewaterhouseCoopers (PwC) et l'autre sur Marie-Madeleine, la femme qui suit Jésus avec passion dans l'Evangile et dont le Vatican annonce qu'elle monte d'un échelon dans les fêtes du calendrier romain. Entre les deux, mon cœur penche immédiatement pour Marie-Madeleine. Mais l'actualité concrète veut que je choisisse PwC, qui intéressera le fil économique. Quant à Marie-Madeleine, je laisse tomber. Même si c'est un petit geste du Vatican pour mettre en avant un peu plus le rôle des femmes. C'est « trop religieux » pour le grand public et difficile à « conceptualiser » sans caricaturer.
Un déjeuner m'attend aux restaurants habituels, Passetto del Borgo ou Arlu, avec un collègue ou un prêtre d'un des nombreux ministères. J'ai souvent constaté que mes interlocuteurs sont aussi demandeurs que moi de nouvelles. « Comment réagit-on à ce dernier geste du pape ? Que disent les autres? » Ou bien ils laissent parfois passer certaines amertumes.
Me voici filant au siège de la communauté de Sant'Egidio, « l'ONU du Trastevere », qui a appelé l'AFP une fois hier et une fois ce matin pour dire que le nouveau président centrafricain Faustin-Archange Touadéra allait donner une conférence de presse chez eux. Sant'Egidio est doté d'un des carnets d'adresses les plus fournis au monde. Ses compétences: les réfugiés, les médiations dans les conflits, particulièrement en Afrique, le dialogue interreligieux, les Roms et la grande pauvreté, l'éducation dans les périphéries.
Puis, dans le même quartier, dans le palais Saint-Calixte, une propriété vaticane, je passe saluer le vieux cardinal français à la retraite Roger Etchegaray, grande figure du pontificat de Jean-Paul II, homme d'espérance et des missions difficiles, qui m'écoute avec amitié et m'évoque avec nostalgie son Espelette natal, avec l'accent chantant du Pays basque.
Je rejoins ensuite avec le tram 8 « oltre Tevere » (de l'autre côté du Tibre) mon « deuxième bureau », le quartier général de l'AFP à Rome piazza des Santi Apostoli, au milieu des collègues occupés à couvrir l'actualité italienne.
Dix-sept heures déjà et je consulte le site de L'Osservatore romano actualisé chaque après-midi. Ce journal officieux du Saint-Siège publie un commentaire qui n'est pas sans intérêt sur la discussion parlementaire en Italie sur les unions gays. Sur le site de l'hebdomadaire italien L'Espresso, l'influent Sandro Magister attaque de manière acide la révolution de Bergoglio, avec la nostalgie de l'époque plus ordonnée de Benoît XVI. Sur le site américain Crux, le vaticaniste John Allen se fend d'une analyse pétillante d'humour et d'acuité sur les contradictions de l'Eglise américaine vis à vis de François.
Sur Twitter, on apprendra alors qu'un artiste de Street Art a tagué un pape en superman sur les murs du quartier du Borgo, ou que le Saint-Père est parti à l'impromptu en centre-ville s'acheter une nouvelle paire de lunettes… J'obtiens confirmation et rédige une rapide dépêche. Un photographe ira sur place. Ces sujets-là, ça marche du tonnerre.
J'arriverai avec retard à la Villa Bonaparte, siège de l'ambassade de France, via Piave au nord de Rome où une réception réunit le monde feutré des prélats et des diplomates, à l'occasion de la remise d'une distinction en présence d'un ministre français venu la veille pour une canonisation. C'est l'occasion de rencontres rapides mais intéressantes, off the record, en buvant une coupe de champagne.
Dans la vie d'un vaticaniste, il y a des lieux qui sont plus importants que d'autres. Le premier est l'avion, un autre est la bibliothèque pontificale, un troisième un café du Borgo, Il Papalino, un autre enfin est l'élégante Casina Pïo IV dans les Jardins du Vatican.
Le grand happening, c'est l'accès direct au Santo Padre lors des voyages. La principale communication, la plus fructueuse, se fait dans l'avion du pape. On peut lui remettre un livre, une lettre, échanger quelques mots avec lui, individuellement, quand il vient nous saluer un à un à nos places. Quelque chose de personnel, une expression de joie ou de préoccupation, peuvent alors s'exprimer dans le bref échange. Mais surtout les célèbres conférences de presse constituent une véritable mine. Dans les non-dits même, il est possible de discerner les points sensibles, les hésitations, les enjeux, les cafouillages éventuels. S'il peut répondre parfois sèchement, aucune question n'est taboue, toute réponse est spontanée. Dans une Eglise en ombres et lumières se livre franchement une personnalité décidément détonante et déroutante, au grand dam de certains de ses conseillers.
La scène se joue au deuxième étage du palais apostolique richement décoré de Sixte Quint, au seuil de la bibliothèque privée du pape, et le rite est immuable. Nous sommes « de pool » - deux ou trois journalistes choisis dans la Salle de presse - et, après un temps d'attente dans une antichambre solennelle, on distingue dans l'épais silence un léger bruit de pas, au bout du long couloir orné de fresques. Ils avancent en cadence. D'abord les gentilshommes de sa Sainteté, la redingote bardée de médailles. Puis, derrière eux, un président (plus rarement une présidente) petit ou élancé, africain, latino, européen, l'air intimidé par les ors et les marbres, à côté de Mgr Georg Gänswein, le prélat allemand qui gère la Maison pontificale et fait les présentations de la noble maison. Puis la délégation officielle, au pas lourd et embarrassé. Le pape vient à la rencontre de son hôte.
On nous fait nous précipiter par un étroit couloir, photographes et journalistes, vers la bibliothèque, pour capter les premiers mots des deux hommes assis face à face, arborant des sourires de circonstance, de part et d'autre d'une table de bois massif. Il nous faut en ressortir aussi vite. On y reviendra plus tard, pour l'échange de cadeaux. Il s'agit pour nous de déchiffrer des mots, des phrases dans un cliquetis des appareils photos. A-t-il parlé de paix, de concorde, d'espoir, d'effort? Le pool devra le dire aux journalistes à la salle de presse.
Nous avions reçu une semaine avant un mail de l'Opus Dei. Rendez-vous pour un petit-déjeuner à neuf heures dans ce café du Borgo, Il Papalino. La plupart des journalistes vaticanistes sont là, pour poser des questions à un évêque mexicain, un curé centrafricain ou un prélat venus nous parler du prochain voyage du pape ou de telle ou telle réalité de la Curie. La règle est le off, sauf si l'orateur accepte de dire quelques phrases en on. Mais parfois, au bout d'une heure, le prélat accepte d'être cité, et cela peut constituer un bon éclairage. Et parfois donner de réelles informations. L'Opus Dei, que beaucoup critiquent pour son conservatisme et son sens du secret, nous rend là un sacré service. Ils sont les seuls à organiser de telles rencontres. Une communication moderne sur un monde plutôt opaque!
D'abord, le voyage en vaut la chandelle, car ce siège de l'Académie pontificale des sciences sociales et des sciences, est située au cœur des Jardins du Vatican, jolie Villa de la Renaissance, avec ses stucs et ses statues, à mi-pente d'une colline verdoyante. On y entend des experts, des policiers, des juges, des religieuses parler de la traite des êtres humains, des réfugiés, des grands drames transversaux du monde. On y croise des footballeurs et des vedettes de cinéma. Le pape y vient prendre la parole à la fin d'un colloque. C'est devenu sous François un lieu plus important. C'est la « grande politique » qui y est traitée.
Ce qui m'a beaucoup amusé et agacé pendant cinq ans au Vatican, ce sont tous les fantasmes qui s'y attachent, fantasmes que l'on retrouve transposés, amplifiés sur les réseaux sociaux. Fantasmes dans lesquels parfois on se trouve, en tant que vaticaniste, englobé.
Ce sont soit l'idéalisation et la défense à tout rompre de l'institution (elle ne peut pas se tromper), soit, le plus souvent, ce que j'appellerai la « vision borghiesque » qui en est livrée, du nom de la fameuse dynastie corrompue des Borgia, objet de séries télévisées cultes.
A chaque fois que j'allais à Paris, que je participais à une foire du livre pour vendre mes deux ouvrages sur les papes, j'entendais ce genre de commentaires: « Alors avec ce pape, tu dois être content, tout change. Malgré tous ces intrigants autour de lui, cette Curie (en prononçant ce mot, ils soupiraient profondément, comme devant une réalité terrible, indescriptible). Tu as dû souffrir avec Benoît XVI? Un pape rétrograde et frileux ». « Dis-moi, tu crois que François est menacé, qu'il y a un complot contre lui, qu'il va être assassiné ? »
Non, je n'ai pas souffert sous Benoît, que j'ai suivi de 2011 jusqu’à sa démission le 28 février 2013. Je me souviens de sa grande dignité et de son regard très attentif et respectueux la fois où je l'ai salué.
Mais j'ai souffert de l'ambiance morose de la fin de ce pontificat. Les accusations pleuvaient: Le Vatican gangréné par la mafia; un nid de pédophiles ou de protecteurs de pédophiles; l'information muselée; l'Eglise, pouvoir immensément riche, monde malhonnête. Univers en grande partie fantasmé.
Mais le Vatican, cette petite entreprise laborieuse et secrète, a-t-il vraiment été transformé par l'arrivée de François?
Cela surprendra peut-être: la salle de presse n'a pas beaucoup changé. Quelques accents plus toniques et détendus (le père Lombardi commente ses propres communiqués: « chers amis et collègues, voilà un petit élément qui pourra vous aider dans votre travail ») mais aussi les mêmes conférences de presse interminables, où des cardinaux lisent leurs interventions comme des apparatchiks du Parti communiste de l'URSS. Sans doute la communication est-elle devenue plus rapide. Il arrive moins souvent qu'un télégramme pour une catastrophe arrive avec 36 heures de retard. Et le pape tweete. Surtout, les journalistes discutent vivement et bruyamment, pour ou contre le pape. Pour certains qui semblent prétendre connaître mieux la Curie que la Curie elle-même, il ne respecte plus les règles sacrées et fait beaucoup de mécontents.
Ce qui a changé? C'est un souffle de printemps. Tout est plus inattendu, parfois cocasse. L'institution est secouée de tous côtés, les râleurs sont nombreux mais le pape a rendu le sourire à l'Eglise.