Un détenu membre du gang Mara Salvatrucha MS 13 à bord de l'autobus cellulaire qui le transfère vers la prison de haute sécurité d'Izalco, dans l'ouest du Salvador, le 24 avril 2015 (AFP / Marvin Recinos)

La mort au bout des doigts

SAN SALVADOR, 11 mai 2015 – Quand la sonnerie de votre téléphone vous tire du sommeil à cinq heures du matin, il n’y a que deux explications possibles: soit c’est une erreur, soit c’est une urgence. Ce vendredi, c’est le deuxième cas de figure qui se présente.

Au bout du fil, une de mes sources m’avertit que plusieurs centaines de « pandilleros » parmi les plus dangereux du Salvador, détenus dans les prisons de Ciudad Barrios et de Chalatenango dans l’est et le nord du pays, vont être transférés vers le pénitencier de haute sécurité d’Izalco, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de la capitale.

(AFP / Marvin Recinos)

Depuis quelques semaines, les autorités pénitentiaires du Salvador procèdent à des déplacements massifs de prisonniers. Par ce moyen, elles cherchent à couper les communications entre les chefs incarcérés des gangs armés, connus ici sous les noms de «pandillas» ou «maras», et leurs subordonnés à l’extérieur. Les détenus identifiés comme des donneurs d’ordres sont transférés dans des établissements à régime plus sévère. Ces mesures sont mises en œuvre dans l’espoir d’enrayer un regain de la violence liée au crime organisé qui, rien qu’au cours des trois premiers mois de 2015, a déjà fait 1.124 morts dans notre pays d’à peine six millions d’habitants. Les victimes sont des militaires, des policiers, des civils pris entre deux feux et, surtout, des membres de gangs rivaux.

Des armes dans la prison

Je saute du lit et je fonce à Izalco où sont attendus 400 détenus en provenance des deux autres prisons. Quand j’arrive, vers huit heures du matin, les portes du pénitencier se sont déjà refermées sur un premier groupe de gangsters arrivés une heure plus tôt. Un peu frustré, j’appelle ma source, qui me dit d’attendre : le gros du contingent, composé de 300 «pandilleros» de la Mara Salvatrucha MS 13, n’a pas encore quitté Ciudad Barrios.

(AFP / Marvin Recinos)

Pendant que je patiente, je reçois un message : « L’opération est retardée. On a trouvé des armes et des substances interdites dans la prison et les bus ne vont pas partir tout de suite ». Je comprends dès lors que l’attente risque d’être longue. Je tue le temps en discutant avec les soldats qui patrouillent dans les alentours, avec des parents de détenus qui se plaignent de l’éloignement supplémentaire que supposera pour eux ce transfert, et avec mes collègues journalistes. Poireauter fait partie de notre métier.

Ce n’est qu’à cinq heures de l’après-midi que les autobus cellulaires, entourés de véhicules de police, font leur apparition sur la route en terre battue qui mène à la prison. Le premier bus a les vitres teintées : impossible de distinguer quoi que ce soit à l’intérieur. Mais le second a quelques fenêtres ouvertes. C’est l’occasion ou jamais.

(AFP / Marvin Recinos)

A cet instant, je ne pense qu’à la photo. Je plonge mon appareil à travers les fenêtres de l’autobus et j’appuie à répétition sur le déclencheur, en ignorant les insultes, les grimaces et les regards assassins que me lancent les voyous entassés à l’intérieur, torse-nu et menottés dans le dos.

Torse-nu et menottés dans le dos

Je change rapidement d’objectif et j’essaie de photographier les regards à travers les vitres dégoûtantes du bus. Tout à coup, dans mon viseur, apparaît un prisonnier au visage entièrement tatoué. Lorsqu’il se rend compte que je suis en train de le photographier, il me lance un baiser et éclate de rire. Quelques secondes plus tard, les portes du pénitencier s’ouvrent et les autobus s’engouffrent à l’intérieur. Je n’ai eu que deux minutes pour travailler, mais cela s’est révélé suffisant : je tiens ma photo.

(AFP / Marvin Recinos)

Alors que j’écris ces lignes, je me souviens des regards des prisonniers. Etre pris pour cible par les yeux durs, provocants des «pandilleros» est toujours une expérience effrayante. Je m’en serais volontiers passé, si ce n’était pour montrer au monde extérieur la cruelle réalité de mon pays, si beau mais en proie au massacre permanent perpétré par les maras.

Au Salvador, pas un jour ne passe sans qu'on n'effleure la mort du bout de ses doigts. La mort, je la vois dans les yeux de ces «pandilleros», mais aussi dans ceux des gens ordinaires qui vivent perpétuellement dans la peur. Une peur qui vous bloque, qui conditionne le moindre de vos gestes.

(AFP / Marvin Recinos)

Selon les autorités, il y aurait environ 60.000 «pandilleros» en liberté au Salvador (13.000 autres sont en prison). Il y a la Mara Salvatrucha et le Barrio 18, les deux gangs les plus puissants qui se disputent sans merci  le contrôle des territoires où ils se livrent à l’extorsion et au trafic de drogue. Il y a aussi d’autres bandes moins importantes comme Mirada Locos, MD, La Máquina, La Mao Mao. Comment savoir qui est qui ? Le type que je croise tous les jours à l’arrêt de bus appartient-il à l’une de ces organisations ? Et celui qui m’a demandé l’heure il y a cinq minutes ? Etait-il armé ?

Au Salvador, nous vivons au jour le jour, sans penser au lendemain. Car nous ne savons jamais vraiment qui se trouve à côté de nous.

Marvin Recinos est un photographe de l’AFP basé à San Salvador. Lisez la version originale de son article en espagnol.

Funérailles d'un policier tué par une mara à Zacatecoluca, à 65 km à l'est de San Salvador, le 22 avril 2015 (AFP / Marvin Recinos)