Jean-Marie Le Pen s'invite sur scène lors du rassemblement du Front national à Paris le 1er mai 2015 (AFP / Kenzo Tribouillard)

« Si vous voyez mon cadavre… »

PARIS, 12 mai 2015 – Jean-Marie Le Pen n’est pas toujours loquace au téléphone. Assez souvent, il décroche et répond à la première question d’une pirouette aussi courtoise qu’agacée avant de raccrocher. Résultat: je ne suis pas plus avancé.

Mais pas cette fois. En cette soirée du lundi 4 mai, le dirigeant historique du Front national ne se fait pas prier pour me parler.

Une heure plus tôt, le bureau exécutif du FN l’a suspendu de sa qualité d’adhérent. L’instance suprême du parti a également convoqué un congrès extraordinaire pour retirer des statuts le titre de « président d’honneur» que le tribun de 86 ans (bientôt 87) disait détenir à vie. C’est le plus grave épisode, à ce jour, de la crise qui oppose Jean-Marie Le Pen à sa fille Marine, qui lui a succédé à la tête de la formation d’extrême-droite française en 2011.

Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine dans la maison du premier à Saint-Cloud, en 2010 (AFP / Miguel Medina)

Dans le rush de cette journée agitée, il y a eu beaucoup de choses à gérer, et on ne pense pas toujours à tout. Sur mon écran de droite, les tweets défilent, lorsqu’apparaît un « exclusif » des confrères de la radio Europe 1. Ils ont eu la première réaction de Jean-Marie Le Pen à sa suspension.

« C’est une félonie ! »

Je cherche dans le répertoire de mon téléphone et j’appelle aussitôt « JM Le Pen ». C’est un geste presque courant pour moi depuis début avril. Car c’est à partir de cette date que l’intéressé a entrepris de défier ouvertement sa fille, dont la stratégie politique est de normaliser le parti pour le présenter comme prêt à gouverner, en le débarrassant de ses figures et de ses oripeaux les plus radicaux : le 2 avril, Jean-Marie Le Pen a d’abord réitéré des propos sur les chambres à gaz, « détail » de l'Histoire selon lui, qui lui ont valu par le passé d’être condamné par la justice. Quelques jours plus tard, il a appelé à « sauver l'Europe boréale et le monde blanc », et a pris la défense du maréchal Pétain, chef de l'Etat français pendant l'Occupation et artisan de la collaboration avec l'Allemagne nazie.

Il est 21h30. Jean-Marie Le Pen décroche, et ne m’éconduit pas. J’ai comme l’impression qu’il attendait mon appel.

Sa suspension ? « C’est une félonie !» s’exclame-t-il. Première « alerte » pour l’AFP.

« J’ai exprimé le souhait que Marine Le Pen me rende mon nom », poursuit-il, avant de décocher la première flèche, violente et empoisonnée: « Elle a la possibilité de le faire en se mariant, soit avec son concubin, soit avec quelqu’un d’autre, après tout, pourquoi pas, Philippot ». D’une phrase, il étrille deux vice-présidents du FN: le compagnon de Marine Le Pen, Louis Aliot, qu’il ne prend même pas la peine de nommer, et Florian Philippot, le bras droit de sa fille. La suite est de la même veine: « C’est déshonorant d’avoir le même nom que la présidente du FN. Je suis président d’honneur, toujours, je ne suis suspendu que comme adhérent ».

Dédiabolisation

Le chef historique du FN, celui qui a cofondé le parti en 1972, l’a présidé jusqu’en janvier 2011, l’a maintenu à flots pendant des années de disette et de difficultés qu’il avait aussi provoquées par ses « dérapages » médiatiques, son jusqu’au-boutisme et sa vision personnelle de la démocratie interne, a cette fois été traduit comme un vulgaire militant devant les instances disciplinaires internes pour répondre de ses propos qui dérangent la « dédiabolisation » du FN voulue par sa fille.

Le vice-président du FN Louis Aliot et Marine Le Pen en vol vers l'île italienne de Lampedusa en 2011 (AFP / Christophe Simon)

Celle-ci n’avait jamais été aussi loin. Lorsque Jean-Marie Le Pen avait déclaré en 2005 que l’occupation allemande n’avait « pas été particulièrement inhumaine » en France, Marine Le Pen s’était manifestée par son silence, se retirant un moment des instances frontistes. Quelques années après, elle avait marqué beaucoup plus clairement sa différence avec l’héritage paternel : les chambres à gaz ? « Summum de la barbarie », avait-elle affirmé. En juin 2014, quand Jean-Marie Le Pen, interrogé sur l’acteur et chanteur de confession juive Patrick Bruel, avait évoqué l’idée de faire une « fournée » d’artistes hostiles au FN, elle avait dénoncé une « faute politique ». Le reproche n’était pas de fond, mais de forme: ne pas avoir « anticipé » les conséquences que l’emploi d’un tel mot pourrait provoquer. Mais cette fois, a dit Marine Le Pen, il y a « récidive ». Trop, c’est trop.

Il s'invite sur scène

Ma conversation téléphonique avec Jean-Marie Le Pen dure depuis quelques minutes. Il prend maintenant les adhérents du FN, à témoin : « ils vont être indignés par la félonie, ceux qui ont le sens de l’honneur ».

Moi : « Vous pensez que vous avez le soutien de la base ? »

Lui : « Ça a été vu l’autre jour lorsque je me suis présenté sur la tribune de la place de l’Opéra, j’ai rassemblé un accueil sans équivoque. Je ne l’ai pas volé, je ne l’ai pas reçu en héritage non plus ».

Jean-Marie Le Pen chante pendant le rassemblement du FN à Paris le 1er mai 2015 (AFP / Thomas Samson)

L’estocade est claire et nette. Trois jours plus tôt, lors du traditionnel rassemblement du FN à Paris en l’honneur de Jeanne d’Arc, Jean-Marie Le Pen, jamais avare de bonnes idées, s’est invité sur scène sous le regard médusé de sa fille, à quelques secondes du début du discours qu’elle devait prononcer. « Un sacripant », a ironisé un de ses très proches, qui avait l’air de redécouvrir, une fois de plus, le personnage.

Tout Le Pen résumé en une phrase

Au téléphone, je pense avoir recueilli l’intégralité de sa réaction. Je m’apprête à raccrocher, mais il ajoute un dernier mot: « Cher Monsieur, si on trouve mon cadavre, sachez que je ne me serai pas suicidé ».

Sur le moment, ma seule réaction est de rire. Je l’entends rire aussi.

Mais dans cette phrase, dans son « timing » et dans la manière dont elle vient « conclure » l’entretien, tout Jean-Marie Le Pen est résumé.

Il suffit pour cela d’écouter les entretiens qu’il accorde aux différents médias. Les propos sont très largement similaires, même s’il ajoute sur Europe 1 qu’il « répudie » sa fille.

Porte-clés du Front national, en 2006 (AFP / Joël Saget)

Loin de réagir sous le coup de l’émotion, celui que l’on surnomme « Le Menhir » en raison de ses origines bretonnes prépare parfaitement ses réponses. Ainsi, le 5 mai, il accorde un entretien télévisé à la chaîne France 2 dans son bureau du manoir de Montretout, dans une banlieue huppée de Paris. Les propos sont encore une fois les mêmes que ceux qu’il a délivrés partout, à une exception près: s’il répète que sa fille pourrait ne plus porter son nom en se mariant avec son concubin Louis Aliot, il hésite puis renonce au moment de poursuivre avec le nom de Florian Philippot, comme il l’a fait dans plusieurs autres entretiens. Comme si lancer cette violente attaque devant des caméras et non plus par dépêche AFP interposée lui paraissait trop violent.

Le personnage Jean-Marie Le Pen, dont la culture historique est au moins aussi grande que ses provocations sont retentissantes, a une complexité qui s’apprend patiemment.

Je couvre le FN depuis novembre 2013, mais le premier moment fort de cet apprentissage, c’est à Marseille, fin mai 2014, à quelques jours des élections européennes. Père et fille sont réunis pour un meeting commun, la seconde venant soutenir le premier, tête de liste du parti pour la grande région sud-est. La photo s’annonce belle, et de nombreux médias sont d’ores et déjà présents au « cocktail de presse » organisé par le FN, événement plutôt rare venant d’un parti qui n’épuise pas son budget en petits fours pour les journalistes. Ma mission, ce jour, est de couvrir comme d’habitude les discours de Jean-Marie et Marine Le Pen, mais aussi de réunir des éléments en vue d’un reportage sur ce qui s’annonce comme « la dernière campagne de Jean-Marie Le Pen ». Je m’attarde donc cette fois auprès du « Vieux », comme l’appellent parfois ses détracteurs au Carré, le siège du parti à Nanterre.

« Monseigneur Ebola »

Entouré de ses partisans, mais de très peu de journalistes, qui préfèrent écouter sa troisième fille dix mètres plus loin dans la salle, Jean-Marie Le Pen répète ses propos habituels, sa crainte du péril migratoire, ses comparaisons manichéennes entre l’Europe, « 700 millions d’habitants », taux de natalité faible, et le « reste du monde », 7 milliards d’habitants, taux de natalité explosif.

Meeting de campagne du Front national à Nice, le 30 mars 2012 (AFP / Boris Horvat)

Mais cette fois, il ajoute un élément: en plein début de l’épidémie d’Ebola, il fait de « Monseigneur Ebola », un possible rempart contre l’immigration, jugeant qu’il peut « régler » cette question en « trois mois ».

Répéter la même phrase jusqu'à ce qu'un média la cite

Jean-Marie Le Pen semble faire peu de cas de la vie des migrants qui vont mourir dans leur remontée de l’Afrique ou leur traversée de la Méditerranée. Je décide d’écrire une dépêche. Le propos, violent, a tout l’air d’un « dérapage » prêt à s’afficher en « une » des journaux. 

J’apprends le lendemain, par des confrères, qu’il avait en réalité déjà prononcé la phrase lors d’un déjeuner. Un peu surpris, les confrères en question n’avaient pourtant pas donné suite. J’apprends, au fur et à mesure de ma couverture du FN, que Jean-Marie Le Pen répète ses phrases polémiques jusqu’à ce qu’elles soient reprises par un média.

Il est ainsi, Jean-Marie Le Pen. Il est objectivement diminué physiquement, comme sa récente hospitalisation pour un problème cardiaque l’a montré.

Mais, dépeint par certains comme un vieillard sénile, il a en réalité toute sa tête.

Jean-Marie Le Pen à La Baule, en septembre 1994 (AFP / Frank Perry)

Lorsque je prends rendez-vous avec lui durant l’été 2014, il me reçoit dans son bureau à Montretout, tel un roi en cour entouré de portraits et de nombreux livres, dont les œuvres complètes en une dizaine de tomes de Robert Brasillach, l’écrivain collaborationniste et antisémite fusillé à la Libération. Il y a aussi une photo de Marine Le Pen l’enlaçant. Cette photo est-elle toujours à sa place aujourd’hui ?

« Engueulade dans le ménage pour une omelette brûlée »

Dans la chaleur de ce mois de juillet, Le Pen livre des analyses politiques, parle d’Histoire, dresse des portraits attendris de sa fille Marine et de sa petite-fille Marion et ne peut s’empêcher de livrer des anecdotes en riant, comme ce meeting à Nice où son pantalon lui « tombe sur les chevilles » une seconde après avoir quitté la scène, alors qu’il sortait d’une cure d’amincissement.

Il s’amuse aussi à des bons mots, qualifiant le différend avec sa fille lors de la « fournée » d’ « engueulade dans le ménage à l’occasion de l’omelette qui a brûlé ».

Jean-Marie et Marine Le Pen en mai 1974 (AFP)

Et puis il se laisse aller parfois à des propos bien plus problématiques. A-t-il besoin de provoquer ? « Je suis un homme libre », répond-il. « Des lignes jaunes ? De quel droit ! J’ai ma propre conscience ». Pour faire croire que ses propos n’offusquent que quelques journalistes et la « caste », il prend un exemple à l’appui: «  Je suis allé récemment à un mariage noir. C’est des Noirs, mais très bien, très bien habillés ». Il raconte que tout le monde lui a « sauté dessus » pour le saluer, le féliciter. « Mon médecin m’a dit : C’est en Afrique qu’il faut vous présenter ». Eclat de rire.

« Au FN, il y a pas mal d’homosexuels »

Plus tard, il raconte qu’ « au FN, il y a pas mal d’homosexuels. Ce sont des gens disponibles. Ils ne me dérangent pas, à partir du moment où ils ne mettent pas la main dans ma braguette ou dans celle de nos petits garçons ou de nos petites filles… »

Tous ces propos sont assumés, puisqu’il ne demandera qu’à une seule reprise, lors de cet entretien de deux heures, de laisser une phrase en « off », c’est-à-dire qu’elle ne soit pas reproduite.

Jean-Marie Le Pen dans sa maison de Saint-Cloud, en octobre 2012 (AFP / Bertrand Guay)

Si Jean-Marie Le Pen a bien un mérite, c’est d’afficher cartes sur table: la provocation, pour lui, est utile. Elle permet au FN de progresser. « Un FN gentil, ça n’intéresse personne », aime-t-il à répéter. « La notabilisation est mortelle. Si le FN devient un parti d’établissement, c’est qu’il a cessé d’avoir une importance historique ». 

Alors Jean-Marie Le Pen provoque, et l’on doit gérer ces provocations, savoir ce qui vaut d’être repris et ce qui revient au contraire, pour le journaliste, à participer de son jeu et de sa stratégie politique.

Dans la couverture de cette conversation téléphonique du 4 mai, j’ai reproduit dans le texte de mes dépêches ses provocations : sur sa fille qu’il veut voir renoncer à son nom, sur son cadavre qu’on pourrait retrouver. Mais j’ai essayé de m’en tenir à titrer sur ce qui relève proprement de l’enjeu politique: une « alerte » AFP sur la « félonie » que représente sa suspension du FN, une autre sur son appel aux adhérents, « indignés », qui pouvait constituer une amorce d’appel aux adhérents frontistes à s’opposer aux décisions de sa fille.

Preuve pourtant que les journalistes ne sont pas les seuls aimantés ou au moins interpellés par les provocations, mon tweet où je reprends sa phrase sur le « cadavre » est retweeté près de 270 fois, pas loin de mon record personnel en la matière. Une phrase que, comme me l’a fait remarquer mon confrère de la revue Les Inrockuptibles et très bon connaisseur du FN David Doucet, Jean-Marie Le Pen avait déjà « essayée » lors de l’épisode de la « fournée »…

Guillaume Daudin est journaliste au service politique de l’AFP à Paris, responsable de la couverture du Front national.

Jean-Marie Le Pen (au second plan, 2ème en partant de la gauche) assiste en tant que témoin au duel entre Jorge Cuevas Bartholin, alias le marquis de Cuevas (à gauche), et le danseur Serge Lifar, le 30 mars 1958 dans un pré des environs de Paris. Le marquis de Cuevas, c)
Guillaume Daudin