Les cris des suppliciés, les rires des bourreaux
IGUALA DE LA INDEPENDENCIA (Mexique), 22 octobre 2014 – A la tombée du jour, les cimes et les coteaux luxuriants du Cerro Gordo se muent en kaléidoscope. Le jeu de couleurs qui va du jaune au noir inspire les photographes amateurs. Mais la beauté imposante de cette montagne du sud du Mexique est trompeuse, car sous son sol se cache l’horreur. Le Cerro Gordo est un cimetière de cadavres sans nom. Le charnier géant où reposent des dizaines, ou plus probablement des centaines de disparus recherchés avec angoisse par leurs familles, parfois depuis des années, victimes d'une violence cauchemardesque liée au narcotrafic.
Avec ses 140.000 habitants, Iguala de la Independencia est la troisième ville de l’Etat de Guerrero. En son centre se dresse l’église San Francisco, avec ses murs couleur saumon et son clocher décoré d’azulejos bleus. Tous les jours, le joli bâtiment historique est le témoin silencieux des mouvements, dans les environs, d’une armée de « faucons ». C'est ainsi qu'on appelle, au Mexique, les informateurs à la solde des trafiquants de drogue qui furètent partout pendant que leurs patrons restent terrés dans les montagnes.
Depuis quelques jours, la ville est envahie par les journalistes venus de tout le Mexique et du reste du monde. Et « ceux d’en haut » veulent savoir ce que nous faisons, avec qui nous parlons, où nous nous hébergeons… La nuée de mouchards ne sait plus où donner de la tête. Les scooters rugissent pour suivre à la trace chaque véhicule ayant un écriteau « prensa » sur le pare-brise ou la lunette arrière. Les environs de tous les hôtels, voire même l’intérieur des établissements, grouillent d’individus louches qui attendent le bon moment pour prendre une photo discrète ou envoyer un message avec leur téléphone portable.
L’événement qui nous amène ici s’est produit dans la soirée du 26 septembre. Des autobus transportant des étudiants ont été attaqués par la police municipale d’Iguala et par des membres du cartel de narcotrafiquants Guerreros Unidos. Six personnes ont péri dans la fusillade, 25 ont été blessées et 43 élèves-enseignants de l’école normale d’Ayotzinapa se sont volatilisés. L’affaire a mis en lumière une connivence sans précédent au Mexique entre autorités locales, policiers et trafiquants de drogue. Depuis, des dizaines de suspects ont été arrêtés, parmi lesquels le leader présumé de Guerreros Unidos. Mais les raisons de l’attaque et le sort des 43 disparus restent une énigme.
Des urubus, vautours d'Amérique latine, planent au dessus du Cerro Gordo (AFP / Yuri Cortez)
Dans le ciel au-dessus du Cerro Gordo, les urubus, ces vautours d’Amérique latine, planent sans interruption. Cela fait plusieurs jours que les étudiants ont été vus pour la dernière fois, et une opération policière de grande envergure a démarré pour tenter de les retrouver. Aucune route ne menant à la montagne, les policiers, pompiers et militaires ont dû tracer un sentier en rase-campagne pour accéder à pied aux lieux des recherches. Un cordon de sécurité en interdit l’accès.
"Si je vois ces types arriver vers nous, j'en bute au moins deux"
Un jeune villageois nous donne un premier aperçu de la situation au pied du Cerro Gordo. Le territoire sur lequel nous nous trouvons est sous le contrôle total du narcotrafic, nous explique-t-il. « Tous les jours après 22 heures, on voit des camionnettes qui vont et viennent. On sent bien qu’il s’agit de mauvaises personnes, alors nous, on ne sort pas de nos maisons. Nous avons peur. Peur pour nous et pour nos enfants. Je dis souvent à ma femme que le jour où je verrai ces types se diriger vers notre maison, j'en bute au moins deux ».
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«Il y a beaucoup de fosses communes par ici, mais personne ne va parler. Tout le monde est terrorisé », poursuit le paysan. Parfois, nous dit-il, un voisin catholique ose aller planter une croix au-dessus de ces charniers anonymes. Mais sinon, aucun signe n’indique clairement la présence des tombes collectives, en dehors des monticules de terre fraîchement remuée.
Le 4 octobre, une première battue permet d’exhumer 28 corps. On apprend plus tard qu’aucun des étudiants ne figure parmi eux.
Mais alors, qui sont ces morts ?
A défaut de couronnes et de cierges, le Cerro Gordo se charge d’honorer les défunts à sa manière : avec les milliers de fleurs sauvages de toutes les couleurs qui poussent sur ses pentes, et qui donnent l’étrange impression d’être dans un cimetière naturel. Une palette phénoménale de jaunes, d’oranges, de magentas qui semble couler tout droit du ciel.
Le paysage commence à se dissoudre dans la nuit et il est temps, pour les journalistes, de quitter les lieux. L’endroit est dangereux. Certains iront coucher à Chilpancingo, la capitale de l’Etat, car ils craignent de ne pas être en sécurité dans les hôtels d’Iguala où rôdent les « faucons ». D’autres, vu l’heure tardive, prennent leur courage à deux mains et décident de dormir dans la ville. Pour notre part, nous choisissons de passer la nuit près du terrain des recherches, dans le poste de contrôle installé par les autorités. La présence ostentatoire des unités d’élite de la police fédérale et de pickups équipés de mitrailleuses lourdes et de lance-grenades devrait suffire à écarter tout danger.
Dans la soirée, je bavarde avec un commandant de la « police ministérielle » qui semble tout droit sorti de la série « Miami Vice ». Sans même me demander qui je suis ni pour qui je travaille, il m’affirme que la découverte des fosses communes a été rendue possible par l’excellent travail de renseignement mené par son unité. Sur son portable, il me montre une photo qu’il a prise sur place, et qui montre des restes de vêtements et des sacs en plastique. Comme je n’ai pas encore pu accéder aux sépultures, je lui demande s’il peut me la donner. Il refuse. Je n’insiste pas.
Dans la nuit, les cris des torturés, les rires des tortionnaires
A l’aube, la beauté du paysage est vraiment impressionnante. Quel contraste avec la douleur de ces dizaines de familles qui pleurent la disparition d’un des leurs… Toute cette végétation tropicale, toutes ces fleurs multicolores sont comme un hommage de la nature aux inconnus qui reposent ici en son sein, peut-être pour l’éternité. Le fait que le Cerro Gordo soit un gigantesque charnier est tellement entré dans les mœurs que le taxi collectif qui dessert les villages au pied de la montagne a été baptisé « la combi del cementerio » (« la fourgonnette du cimetière »).
« La nuit, on entend des hurlements de douleur atroces, comme si on était en train de torturer des gens », me raconte un autre villageois, un brun très maigre au visage tanné par le soleil de la vallée qui est en train de récolter des grillons, un mets de consommation courante dans cette région du Mexique. A ses côtés, son épouse confirme. Elle ajoute qu’aux cris nocturnes des suppliciés succèdent, souvent, les éclats de rire de leurs bourreaux.
Nous poursuivons nos explorations. D’abord en voiture, puis à pied. Pendant des heures, nous marchons sous le soleil de plomb. La veille, il a plu. La moiteur tropicale est d’autant plus intense. Nous traversons des pâturages, des potagers grouillant d’insectes qui tourbillonnent autour de nous. Les bestioles n’ont apparemment eu aucun être humain à se mettre sous le dard depuis des jours, et notre arrivée doit leur faire l’effet d’un festin…
En suivant les indications données par les habitants du cru et nos collègues des médias locaux, nous trouvons ce que nous cherchons. Ou plus exactement, nous découvrons des choses que nous ne parvenons pas à définir, mais qui dégagent de façon incontestable une impression de douleur, de mort. Des restes de vêtements, de chaussures d’adultes et d’enfants qui émergent du sol, parfois calcinés. Des bottes traditionnelles mexicaines, des couvertures imbibées de sang coagulé. En de très nombreux endroits, la terre a été retournée.
Nous sommes bel et bien au milieu d’un cimetière géant. La nature exubérante, ici, s’abreuve de sang humain. Les urubus rôdent partout, attirés par l’odeur de charogne. Le silence n’est interrompu que par leurs cris et par le vrombissement des mouches. Une pensée obsédante nous envahit : il suffirait que nous nous mettions à creuser quelque part, au hasard, pour mettre à jour des restes humains.
Iguala, dans la langue locale nahuatl, est un mot qui signifie « là où la nuit s’apaise ». Pour les malheureux sans nom qui reposent sous nos pieds, ce sera une nuit éternelle. Et pour leurs familles, un chapitre qui, peut-être, ne s’achèvera jamais.
Yuri Cortez est un photographe de l’AFP basé à México. Il a fait partie d’une équipe multimédia envoyée par l’agence dans l’Etat de Guerrero en octobre 2014.