Istanbul: une carte de la terreur
Istanbul -- Quiconque a jamais visité ou vécu à Istanbul, est tombé amoureux de la ville. Chacun peut dresser dans son esprit une carte très personnelle et émotionnelle de cette métropole tentaculaire, chargée de siècles d’Histoire chrétienne et musulmane. Pour les uns, ses endroits remarquables sont des lieux saints et des stades de football; pour les autres, ce sont des cafés au bout d’une impasse où l’on se courbe sur son tabouret, pour mieux entendre quelqu’un prédire votre avenir.
Mais ces cartes personnelles se sont récemment tachées de sinistres souvenirs, au gré des attentats qui ont frappé la ville sans relâche depuis un an.
J’ai ma propre carte de la ville en tête. J’y suis venu pour la première fois à la fin des années 1990, pour participer à une compétition universitaire d’aviron. J’ai été envouté par le coucher de soleil sur les dômes bordant l’estuaire de la Corne d’Or. Je me suis promis, à l’époque, d’y revenir un jour.
Depuis mon arrivée comme correspondant en juillet 2014 , ma carte personnelle s’est enrichie de nouveaux endroits remarquables : mes berges préférées pour un footing matinal le long du détroit, quand le soleil se lève sur la rive asiatique ; cette mosquée de la Corne d’Or avec ses vues époustouflantes ; le café qui rend la vie momentanément si douce ; ce petit théâtre caché dans une ruelle malfamée, que personne ne semble connaître.
Mais aujourd’hui, tristement, ma perception d’Istanbul est abîmée par une carte de la terreur, dont les monuments sinistres se multiplieraient à chaque attaque contre des endroits connus et aimés.
En y incluant la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, Istanbul a subi en 2016 au moins sept attaques, dirigées chacune contre des cibles emblématiques de la vie stambouliote.
La dernière a visé le club Reina.
De nombreux avertissements couraient sur les risques d’attentat pour le nouvel an. Et sur le fait qu’il pourrait viser une boîte de nuit. Cela n’a pas atténué le choc de l’attaque contre ce haut lieu de la vie nocturne. Il n’était pas du goût de tout le monde dans cette ville, mais l’endroit a toujours été un symbole de luxe et de raffinement, un repaire pour les acteurs, footballeurs et célébrités de tout poil.
Je passe souvent devant l’endroit au petit jour, pendant mon footing le long du Bosphore, à l’heure où les derniers fêtards terminent leur nuit. Avant de rentrer chez eux en empruntant une navette. Maintenant, il y a une sorte de mémorial émouvant, devant le club, avec des fleurs et des photos pour les 39 victimes. L’établissement lui-même est masqué par de grands draps noirs pour les besoins de l’enquête. Le vent du détroit les rabat parfois, dévoilant aux curieux sur l’eau ce qui ressemble à un bar et une piste de danse. L’attaquant a utilisé des balles, pas de bombes.
Un jour, la fête reprendra sans doute ses droits au Reina, grâce à son emplacement exceptionnel près du premier pont du Bosphore, face aux lumières de la rive asiatique du détroit. Mais je n’oublierai jamais l’ombre jetée sur l’endroit, quand le tueur y a surgi le 1er janvier 2017, à 1h15 du matin.
L’année 2016 avait elle aussi commencé dans l’horreur : avec l’attaque attribuée à des djihadistes contre des touristes allemands visitant le cœur historique de la cité, à Sultanahmet. Je retourne régulièrement à cet endroit pour y admirer deux des monuments les plus étonnants qui soient : l’obélisque de l’empereur byzantin Théodose et la colonne Serpentine.
Ces deux vestiges font partie des rares éléments de patrimoine urbain dans le monde à occuper un même endroit depuis aussi longtemps, en l’occurrence plus de quinze siècles.
Le tourisme à Istanbul ayant subi les contrecoups de ces assauts, l’endroit est aussi très paisible. Les petits groupes qui y déambulent tranquillement sont généralement originaires de pays arabes ou d’Asie du sud. On y propose toujours des visites ou des souvenirs, mais l’atmosphère y reste entachée par le souvenir de ce qui s’y est passé. Je pense à ce groupe de touristes qui se trouvait à ce même endroit il y a un an, par une matinée ensoleillée de janvier, la tête occupée par l’histoire byzantine, avant que tout ne bascule en un instant.
En mars, c’est l’attaque suicide d’un djihadiste qui a ensanglanté l’avenue Istiklal, la principale artère commerçante de la ville, un endroit bondé que tout le monde ou presque fréquente à un moment ou à un autre.
En mai, ce sont des militants kurdes qui ont revendiqué une attaque à la bombe contre la police dans le quartier historique de Beyazit, près de la station de tramway de Vezneciler. Elle a dévasté le magnifique hôtel Celal Aga Konagui, une ancienne demeure d’époque ottomane que j’ai toujours aimée, et a fait voler en éclat les vitres de la très belle mosquée Sehzade. La vie a repris ses droits, le quartier son activité, et les passants imaginent peut-être que les palissades et les gravats au pied de l’hôtel sont le résultat d’une rénovation hasardeuse. Mais l’endroit ne pourra jamais être le même.
L’attaque de juin contre l’aéroport Atatürk, attribuée au groupe de l’Etat islamique, a touché un bâtiment essentiel à la prospérité économique de la ville, que j’utilise quasiment une fois par mois. Moins d’un jour plus tard, l’aéroport fonctionnait à nouveau. Les voyageurs s’y précipitent en semblant, ou en préférant peut-être, avoir oublié ce qui s’y est passé. Mais l’emplacement des explosions est toujours isolé par des palissades portant le sigle de l’opérateur de l’aéroport. De petits drapeaux turcs et des photos de victimes marquent le souvenir de ce qui s’y est passé une nuit de juin.
Le mois suivant est survenu une tentative de coup d’Etat, attribuée par les autorités à des partisans du prédicateur Fethullah Gülen, avec des affrontements violents et mortels sur le premier pont du Bosphore, entre des soldats putschistes et des défenseurs du pouvoir. Le pont, une construction moderne et spectaculaire à la nuit tombée avec ses lumières, a été rebaptisé Pont des Martyrs du 15 juillet.
En décembre, une double attaque de militants kurdes a ensanglanté les abords du stade de football du mythique Besiktas, en deux endroits que je longe fréquemment, comme quasiment tout le monde ici. C’est à une courte distance à pied en bas de la colline où se trouve le bureau de l’AFP et à un nœud de communication sur les berges du Bosphore, à l’ombre de l’imposant palais ottoman de Dolmabahçe. Les touristes se rendent toujours dans ce dernier, et les matches de football ont repris au Vodafone Arena, l’enceinte inaugurée en avril pour remplacer le célèbre stade Inönü. Mais les cicatrices de l’attaque sont toujours là.
Et maintenant celle contre le club Reina.
Parmi les victimes, douze étaient turques, et vingt-sept étrangères. L’endroit avait la réputation d’être réservé à une élite. Mais n’importe qui aurait pu s’y trouver. Chacun sait que lui-même ou une connaissance aurait pu s’y trouver. En se disant simplement, c’est le Nouvel an, pourquoi ne pas se payer quelque chose de chic ?
Et chacun se demande maintenant, quand et où aura lieu la prochaine attaque ? Quel lieu de cette ville éternelle sera marqué au fer par le coup vicieux d’une frappe terroriste ? L’attentat contre le Reina a paru d’autant plus terrible, après-coup, qu’il a été revendiqué par le groupe de l’Etat islamique. Après toutes les accusations de massacres portées contre les djihadistes par les autorités, c’est la première fois que le groupe s’est ouvertement glorifié d’un massacre en Turquie.
Bien entendu, les attaques contre la ville n’ont rien de nouveau. Un passage au consulat britannique rappelle le souvenir d’un attentat d’Al-Qaïda en 2003, qui fit de nombreuses victimes, dont le consul. Ou encore la synagogue voisine Neve Shalom, sous lourde protection policière, après des attaques sanglantes en 1986 puis en 2003.
Mais Istanbul, et la Turquie, n’ont jamais été soumises à d’aussi nombreuses agressions, faisant autant de morts, simples civils, policiers ou étrangers.
J’aimerai toujours cette ville. J’espère que nombreux seront ceux à vouloir visiter un des endroits les plus chaleureux et accueillants de la planète. La Turquie, et les petits commerçants qui la font vivre, le méritent. Mais l’anxiété, particulièrement dans les endroits bondés, est palpable. La menace d’une nouvelle attaque pèse au-dessus des sites les plus fameux de la cité, et ne semble pas vouloir s’évanouir.