Une porte nue, fermée sur son mystère
NANTES (France), 3 avril 2013 - Sur la porte blanche du 55 boulevard Schuman à Nantes ce 2 avril 2013, il n'y a presque plus rien pour rappeler le drame qui s'y est joué il y a deux ans pratiquement jour pour jour.
Je suis revenue seule devant, une nouvelle fois, alors qu'il y a deux ans nous étions plusieurs dizaines de journalistes, environnés de camions satellites, sur le trottoir d'en face et que la vue de la porte nous était masquée par une haute bâche noire.
Le 21 avril 2011, dans cette petite maison bourgeoise à la façade sale, les policiers avaient découvert les corps, enterrés sous la terrasse, d'Agnès Dupont de Ligonnès, 48 ans, et de ses quatre enfants. Vraisemblablement tués deux semaines plus tôt. Entre le 3 et le 5 avril, sont les dates présumées des meurtres par les enquêteurs.
Au pied et sur la porte deux ans plus tard, pas de petit cœurs roses, de photos, de fleurs ou de bougies comme en avril 2012 mais aussi comme fin avril 2011, lorsque les proches et amis d'Agnès Dupont de Ligonnès et de ses quatre enfants, Benoît, Anne, Thomas et Arthur, firent des marches blanches. Il reste juste des bouts de scotch, des coulures de bougie.
Peut-être y aura-t-il une commémoration plus tard, peut-être a-t-elle déjà eu lieu dans un autre endroit, à l'abri des médias. Ce n'est pas plus mal. La douleur de ces gens de tous âges, des jeunes ados aux quinquagénaires, rentrée, extrêmement digne, était telle, que la couverture journalistique de ces moments était délicate, difficile à vivre aussi.
Il n'y a plus non plus de scellés judiciaires sur cette porte, devenue grise tellement la poussière s'y est accumulée sans que personne ne la nettoie.
Ils ont été levés en février 2012, les enquêteurs ayant estimé que la maison avait livré ce qu'elle pouvait. Sur le carton rose saumon qui avait été apposé sur la porte par la police judiciaire, on pouvait lire: "Assassinat, Séquestration", puis "Contre X..." Les traces horizontales de colle rouge des scotchs qui tenaient le scellé sont toujours bien là, elles.
Certains avaient alors pensé que la maison serait mise en vente. Mais pas de trace d'annonce, pas d'affiche, pas de changement dans son aspect toujours aussi lugubre, sale avec ses volets clos. Il y a un pauvre géranium qui pend du balcon du premier étage, accroché à la vie alors qu'il n'y en a plus dans la maison.
Sur la droite de la porte il y aussi les crochets vides qui portaient la boîte aux lettres dont on voit encore la trace un peu plus pale, dans le gris du mur.
Le 21 avril 2011 au matin, quand j'étais venue pour la première fois à cette adresse avant le début d'une conférence de presse du procureur qui ne devait au départ annoncer qu'une "disparition inquiétante", certaines sources policières nous ayant laissé entendre qu'il pourrait s'agir d'une fuite pour raisons fiscales, la boite aux lettres n'était déjà plus là.
A la place, quelqu'un, sans doute Xavier Dupont de Ligonnès lui-même, avait collé un papier blanc, entouré de larges scotches orange, sur lequel était écrit: "Courriers à retourner à leurs expéditeurs. Merci".
Rien n'avait été laissé au hasard pour que la maison conserve ses secrets, que la famille disparaisse et que tout le monde la croie engloutie dans la nature, mais vivante.
Le matin même j'avais eu au téléphone le directeur de l'école des deux plus jeunes enfants, convaincu de la véracité du courrier qu'il avait reçu deux semaines plus tôt de Xavier Dupont de Ligonnès, expliquant l'absence d'Anne et Benoît par une soudaine mutation professionnelle en Australie, et réglant tous les frais encore dus par chèque…
Puis tout avait brutalement basculé. Moi qui croyais la maison vide, je vis soudain une voiture se garer en trombe le long du trottoir, plusieurs personnes en civil porteuses de valises, dont je réalisai après qu'il s'agissait de la police scientifique, en descendre, puis sonner à la porte, qui fut ouverte par une autre personne en civil. C'était l'enquêteur qui venait de prévenir le parquet qu'une "jambe" avait été trouvée, sous la terre, en dessous de la terrasse de la maison;
C'était le début de l'affaire "de Ligonnès", toujours pas résolue à ce jour.
Deux ans plus tard, la couturière d'une boutique voisine du 55, interrogée de multiples fois en 2011, ne veut plus parler à la presse: "Pour l'affaire de Ligonnès, ah non, c'est fini!", répond-elle fermement alors que j'ai poussé sa porte par acquit de conscience.
Même par rapport à 2012, peu de choses ont avancé. J'avais alors en ce même lieu assisté à une scène particulièrement poignante, à la mi-mai.
Posées sur le rebord du monte-charge d'un camion de déménagement, deux santiags, terriblement signifiantes pour les initiés car Xavier Dupont de Ligonnès et sa femme étaient fan de danse country, semblaient avoir été mises de côté. Et au-dessus, à la fenêtre du premier étage, ouverte pour la première fois depuis un an sans doute, on pouvait voir un énorme nounours d'enfant posé sur une chaise, comme s'il regardait la scène.
Depuis ce même trottoir où j'observais les déménageurs qui vidaient la maison pour emmener les derniers effets de la famille à la déchetterie, en 2011, avec mon collègue du bureau de Rennes venu en renfort, Christian Gauvry, nous avions assisté, à tour de rôle, au ballet des fourgons gris de l'institut médico-légal.
Dans la folie médiatique de cet après-midi ensoleillé, avec les directs qui s'enchainaient en permanence devant la maison, sous l'œil inquiet des voisins, deux sacs plastiques informes et lourds avaient tour à tour été jetés dans une fourgonnette. Certains médias s'étaient alors emballés et avaient donné la découverte de deux nouveaux corps de la famille.
Pris d'un doute, Christian Gauvry n'avait pas annoncé ces deux corps malgré la pression imposée par la concurrence. Heureusement: le soir on apprenait qu'il s'agissait des cadavres des deux chiens de la famille.
Benoît, 13 ans, Anne, 16 ans, Thomas, 18 ans et Arthur, 20 ans, comme leur mère, ont été tués de plusieurs balles de 22 Long Rifle, dans leur sommeil. Les autopsies ont révélé qu'ils avaient été drogués. Même le procureur de la République de Nantes Xavier Ronsin, rompu aux horreurs de sa charge, avait pris soin, lors de sa conférence de presse au lendemain de la découverte des corps, de redonner une dimension humaine à chacune des victimes de cette "exécution méthodique".
"Benoît a reçu deux projectiles dans la poitrine et trois projectiles dans le crâne, il n'avait que 13 ans; Anne a reçu deux projectiles dans le crâne, elle n'avait que 16 ans", avait-il dit le 22 avril 2011, glaçant les journalistes présents, parmi lesquels je me trouvais.
A partir de cette date, l'absent de cette énumération familiale macabre, le père, Xavier Dupont de Ligonnès, d'abord "recherché" en tant que témoin, puis sous le coup d'un mandat d'arrêt international en tant que principal et unique suspect, n'a cessé de nourrir tous les fantasmes.
Par bribes, policiers, journalistes mais aussi, pour la première fois à cette échelle, de nombreux enquêteurs amateurs internautes qui ont rendu publics des interventions du couple Ligonnès sur des forums ou bien leurs mails, vont tenter de peindre le portrait d'un homme au parcours professionnel médiocre et mentant vraisemblablement beaucoup à ses proches.
Lui dont même l'apparence physique était difficile à cerner puisqu'il alternait, selon la saison, une sage coupe BC-BG brune, et un étonnant crâne rasé qu'il arborait avec l'arrivée des beaux jours, en avril justement.
Avec le photographe Jean-Sébastien Evrard, le 23 avril 2011, premier jour du week-end de Pâques cette année-là, nous nous sommes rendus au stand de tir où Xavier Dupont de Ligonnès s'était entraîné à l'usage des armes dans les semaines précédant le crime. Et là, le patron a bien voulu nous communiquer la photo d'identité que le père de famille avait donnée pour s'inscrire.
C'est la photo de lui qui sera ensuite le plus diffusée. Un visage régulier, avenant, la mèche docile. "Monsieur tout le monde". Et de fait, deux ans après, "XDDL", ainsi que Xavier Ronsin l'a lui-même surnommé pour gagner du temps, a été signalé plus de 800 fois, un peu partout en Europe, à tort.
Dans la majeure partie des cas l'information est vérifiée par les enquêteurs sans atteindre les oreilles des médias et le signalement passe inaperçu.
Mais lorsque ce n'est pas le cas, comme en février 2013 lorsqu'un hôtelier de Dieppe (Seine-Maritime) a signalé qu'un client mauvais payeur ressemblait au fugitif, en quelques heures l'émoi médiatique remonte en flèche, ce qui impose de rapidement joindre le nouveau procureur de la République de Nantes, Brigitte Lamy pour, le cas échéant, "calmer le jeu".
Même Mme Lamy, qui a derrière elle une longue expérience, reconnaissait volontiers lors d'un entretien téléphonique que j'ai eu avec elle fin mars 2013, que "c'est un dossier qu'on ne voit pas souvent au cours de sa carrière, c'est exceptionnel oui, mais pas unique". C'est en effet la deuxième fois que Mme Lamy est en contact avec un tel dossier: "J'ai connu le dossier Romand, j'étais dans le Jura et M. Romand avait tué ses parents dans le ressort où j'étais...". En janvier 1993, Jean-Claude Romand, qui se faisait passer pour médecin depuis près de 15 ans, avait tué sa femme et ses deux enfants dans l'Ain, et ses deux parents, dans le Jura, alors que ses mensonges risquaient d'être découverts.
Pour Mme Lamy, les points communs entre les deux affaires sont nombreux et expliquent leur retentissement: "il y a le côté inattendu, une famille qui paraissait fonctionner normalement et puis toute cette mise en scène qui fait penser aussi à l'affaire Romand, des mensonges, cacher la réalité à sa famille, on est un peu dans le même fonctionnement"...
Quant aux affirmations, de plus en plus bruyantes - via les médias mais aussi depuis juillet 2012 un blog - d'une sœur de Xavier Dupont de Ligonnès, Christine, qui estime que son frère n'est pas coupable et va même jusqu'à mettre en doute l'identité des corps en dépit des tests ADN, Mme Lamy reconnaît aussi que c'est un cas de figure assez rare.
Funérailles des cinq membres de la famille Dupont de Ligonnès assassinés, le 28 avril 2011 à l'église Saint-Félix de Nantes (AFP / Frank Perry)
Autre dimension exceptionnelle, une première peut-être pour une affaire de cette ampleur, les nombreuses traces de vie laissées par cette famille sur le net. Un cas d'école qui a révélé l'existence désormais incontournable d'un nouveau champ d'investigation criminelle, numérique, où il est impossible, comme cela se fait autour des scènes de crime, de délimiter un périmètre interdit au public.
Observateur "civil" averti de cette enquête, l'"internaute enquêteur" qui se fait appeler "Christophe La Vérité" a rendu public, grâce à ses recherches actives sur internet, une importante quantité de correspondances numériques de Xavier et de son épouse Agnès, postées sur divers forums dans les années précédant le drame.
Mais pas plus que les innombrables détails intimes du couple Ligonnès qui continuent d'être égrenés, les pierres du 55 boulevard Robert Schuman n'auront permis, deux ans plus tard, de résoudre le mystère de cette affaire.
Les pierres de la région de Roquebrune-sur-Argens (Var), où un témoin a vu Xavier Dupont de Ligonnès pour la dernière fois, le 15 avril 2011, n'ont pas parlé non plus. "XDDL" quittait un hôtel à pied, un sac pouvant contenir une carabine sur l'épaule, en direction d'une zone de maquis provençal accidenté, avec des puits, des grottes, des trous d'eau.
Un hélicoptère de la gendarmerie participe aux recherches de Xavier Dupont de Ligonnès le 28 juin 2011 à Roquebrune-sur-Argens, dans le sud de la France (AFP / Sébastien Nogier)
Les CRS l'ont ratissée, l'été 2011 puis l'été 2012 et leurs randonneurs sont passés, mais aucun indice attestant du passage ou de la présence, mort ou vif, de Xavier Dupont de Ligonnès, n'est remonté.
De nouvelles fouilles, dans d'anciennes mines de cette région, doivent encore être menées, selon Mme Lamy, mais leur date n'est pas connue.
Au final, parmi tous ceux, lecteurs, internautes, journalistes, qui se sont penchés de près sur cette affaire, il y a ceux qui croient qu'il s'est suicidé, théorie vers laquelle les enquêteurs penchent nettement ainsi que les deux procureurs successifs en charge de l'affaire, même si "aucune hypothèse n'est écartée", selon l'expression consacrée.
"Christophe La Vérité" continue à fédérer sur sa page Facebook "Xavier Dupont de Ligonnès: Enquête et débats" une part importante des "passionnés" de l'affaire. Son intime conviction est aussi celle du suicide. "Un suicide très masqué, de sorte qu'on ne le retrouve pas. Il laisse toute la France en haleine, il nous a tous eus".
Et puis il y ceux qui poussent le portrait de l'homme machiavélique jusqu'au bout.
La préméditation des meurtres, l'entrainement au tir, y compris avec les plus jeunes de ses garçons, l'achat à l'avance de matériel comme de la chaux ou de la toile de jute pour dissimuler les corps, les courriers à tous les interlocuteurs de la famille pour masquer sa disparition, rivalisent en imagination avec les pires des "thriller". Un genre littéraire qu'"XDDL" affectionnait.
Pourquoi alors ne pas imaginer que, cynique, il ait aussi préparé sa fuite et une nouvelle vie.
Des passants déposent des fleurs devant la maison de la famille Dupont de Ligonnès à Nantes, le 26 avril 2011 (AFP / Jean-Sébastien Evrard)
Alexandra Turcat est une journaliste de l'AFP basée à Nantes. Suivez-la sur Twitter.