Vol 847 vers l'enfer de Beyrouth
MADRID, 12 juin 2015 – Je crois d'abord à une plaisanterie. Encore un détournement d'avion, et un avion américain ?
Trois jours plus tôt, j'ai vu six pirates de l'air chiites faire exploser un Boeing jordanien sur l'aéroport de Beyrouth, après l'avoir contraint à un aller-retour sur Chypre. Ils ont ensuite disparu ensuite en Range Rover vers la banlieue chiite voisine.
Le lendemain, sur un vol Beyrouth-Chypre, un jeune palestinien a menacé de faire sauter une grenade. Il s’est rendu après avoir obtenu un laisser passer pour la Jordanie où il a été arrêté.
Et maintenant un avion américain à Beyrouth, où la face éventrée de l'ambassade américaine en bord de mer témoigne encore des attentats suicides qui ont obligé les Etats-Unis et la force multinationale à se retirer l'année précédente ? C'est impensable.
Beyrouth, où un professeur américain de 54 ans, Thomas Sutherland, a été enlevé cinq jours plus tôt, devenant le septième otage américain au Liban !
Et pourtant, il y a exactement trente ans, le vendredi 14 juin 1985, le vol 847 de la compagnie américaine TWA qui avait quitté Athènes pour Rome avec huit membres d'équipage et 145 passagers à bord, dont 85 américains, approche de l'aéroport de Beyrouth. Un des plus longs détournements de l'histoire de l'aviation vient de commencer.
Les deux pirates de l'air, des chiites libanais, menacent d'exécuter des passagers pour obtenir la libération de « tous les Arabes détenus dans les prisons israéliennes ». En effet, en se retirant de presque tout le Liban au printemps après trois ans d'occupation, Israël a emmené plus de 700 prisonniers libanais et palestiniens.
Après l'atterrissage, les pirates identifiés plus tard comme des membres du Hezbollah financé par l'Iran, relâchent 19 passagers dont des femmes et des enfants, évacués par un toboggan de secours. Ils contraignent ensuite le pilote à repartir pour Alger, où 22 autres passagers sont libérés.
Nous poussons un ouf de soulagement.
Liban, an 10 de la guerre
Les muezzins appellent à la prière du soir. Le parfum des frangipaniers se mêle à l'odeur âcre des immondices que l'on brûle. Elles ne sont plus ramassées depuis longtemps. On entend au loin les explosions et les rafales de « la guerre des camps » qui fait rage depuis trois semaines.
Les miliciens chiites d'Amal assiègent les camps palestiniens de Sabra et Chatila, proches de l'aéroport, pour en déloger les derniers combattants de l'OLP. Ils veulent empêcher les organisations palestiniennes de reprendre pied dans une ville dont l'invasion israélienne les a chassés en 1982.
Le siège des camps a fait monter la tension entre les chiites et les druzes, alliés traditionnels des Palestiniens, et les deux factions s'affrontent sporadiquement dans les rues de Beyrouth-ouest.
Ce matin-là, l'explosion d'une voiture suicide lancée sur une position de l'armée libanaise a fait 23 morts et 36 blessés. Au bureau de l’AFP dans la rue Hamra, à Beyrouth-ouest, coupée de la partie chrétienne de la ville par une ligne de démarcation, nous sommes sur les genoux. Mais Henri, Selim, Nabil, Jacqueline, Hani et les autres, las de dix ans de guerre, ne détellent pas, aiguillonnés par le chef de poste Sammy Ketz qui ranime les courages défaillants.
C'est vers ce chaos que le Boeing 727 de la TWA revient dans la nuit.
Et c'est le drame. Les pirates exécutent d'une balle dans la tête un passager de 24 ans, Robert D. Stethem, un plongeur de l'US Navy, après l'avoir roué de coups. Ils jettent son corps sur le tarmac.
Le détournement détourné
On apprendra plus tard que cette même nuit une douzaine d'autres pirates sont montés à bord tandis qu'un groupe de passagers dont les noms ont des consonances juives a été emmené dans la banlieue sud.
En fait, le mouvement Amal, dirigé par le ministre de Justice Nabih Berri, vient de détourner le détournement organisé par le Hezbollah.
Samedi 15 juin, l'avion repart pour Alger, la carlingue encore tâchée du sang de la victime.
Entretemps, la police grecque relâche un complice des pirates, Ali Atwa, arrêté à l'aéroport d'Athènes où il n'avait pas obtenu de siège à bord du vol 847. Il y a des Grecs parmi les otages, dont Demis Roussos, une vedette internationale de la chanson. Ali Atwa est mis dans un avion pour Alger. Les pirates libèrent 66 passagers.
Le Boeing de la TWA, rebaptisée par les journalistes « Travel With Amal » (voyagez avec Amal), revient à Beyrouth, pour la troisième et dernière fois.
Dans l'aéroport plongé dans l’obscurité, les uniformes des gendarmes et des douaniers ont été remplacés par les gilets à cartouchière et les Kalachnikov, l’équipement des miliciens. De temps en temps, une fusée éclairante explose au-dessus de la mer, et laisse deviner la silhouette sombre des vedettes israéliennes qui croisent au large.
Caché dans le bureau d'une compagnie aérienne avec Patrick Baz, jeune photographe indépendant, et Roger Auque, un reporter free-lance, nous écoutons par le système de communication interne de l'aéroport le dialogue surréaliste des pirates avec la tour de contrôle.
« Si vous ne nous apportez pas à manger, je sors moi-même au ravitaillement ».
« Dites à ma mère que je veux un chich-taouk (brochette de poulet) à l'ail ».
Patrick traduit, je communique les informations au bureau par téléphone. Mais un bagagiste, cartouchière et kalachnikov en main, passe par la fenêtre. Il est venu nous déloger. Le voyant du standard téléphonique nous a trahis.
Amal a décrété la mobilisation générale de peur, dit-on, d'une opération des commandos américains pour libérer les otages. En fait Nabih Berri a ordonné le black-out à l'aéroport et l'expulsion des journalistes pour disperser discrètement les otages dans la nuit. Il n'en reste qu'une poignée à bord de l'avion.
Sauvés par une petite culotte
En nous éloignant de l'aéroport, nous tombons sur une patrouille d'Amal. Les miliciens, tendus, fouillent la voiture de Roger Auque et y trouvent une image de la Vierge avec l’emblème des milices chrétiennes. Roger venait d’acheter la voiture à Beyrouth-est, sans vérifier le contenu de la boîte à gants. Patrick Baz, le seul des trois à parler arabe, est aussi le seul à comprendre à quel point nous sommes en danger. Mais la fouille continue. « Et ça, c'est à qui ? » demande un milicien en brandissant une petite culotte de femme. Tous éclatent de rire, la glace est rompue. Nous pouvons repartir dans la voiture de Roger, infatigable coureur de jupon.
Des otages américains sont présentés à la presse par leurs ravisseurs dans la cafétéria de l'aéroport de Beyrouth, le 20 juin
(AFP / Joël Robine)
Les négociations vont se prolonger pendant des jours. Israël n'envisage de libérer les prisonniers que si les Etats-Unis le lui demandent explicitement. Mais Washington refuse de céder au chantage des preneurs d'otages. La Syrie, dont les troupes occupent toujours une partie du Liban, entre dans la danse.
Le drame tourne à la farce
Jeudi 20 juin, Amal organise une conférence de presse dans la cafétéria de l'aéroport. Cinq passagers sont présentés aux journalistes au bout d'une longue table. Invraisemblable bousculade des photographes massés des deux côtés qui tentent de prendre des clichés, certains se couchent même sur la table. Exaspérés, les miliciens remmènent leurs otages.
Ils reviennent quelques heures plus tard, disposés cette fois de façon à être photographiés sans empoignade. Le porte-parole des orages Allyn Conwell supplie la presse de se montrer plus disciplinée. Puis, lisant une déclaration, il demande comme les pirates la libération des Libanais « otages en Israël ».
Le lendemain, deux mille militants du Hezbollah manifestent autour de l'appareil immobilisé. Trois pirates encagoulés haranguent la foule depuis l'échelle de coupée.
Les pourparlers sont entrecoupés de libérations au compte-gouttes, dont celle de Demis Roussos, et d'interviews d'otages par les chaînes de télévision américaines, monnayées à prix d’or. Les pirates descendent et remontent librement du Boeing 727.
Dimanche 30 juin. Après dix-sept jours de détention, les 39 derniers otages sont libérés à Damas qu'ils ont rejoint par la route, en autobus.
Dans un salon de l'hôtel Sheraton, autour d'une table fleurie d'œillets et de glaïeuls, ils remercient la Syrie pour son rôle dans leur libération et manifestent de la sympathie pour leurs geôliers qui ont les mêmes sentiments et les mêmes émotions qu'eux. Syndrome de Stockholm, expliquera-t-on à Washington: les otages sympathisent avec leurs ravisseurs.
Dernière touche surréaliste, la veille au soir Amal a organisé pour eux un festin au bord de la piscine du Summerland, un club luxueux de Beyrouth-ouest, sans que les deux journalistes qui y logeaient s'en rendent compte.
Des détenus libanais sont libérés de la prison d'Atlit, en Israël, le 10 septembre 1985 (AFP / Kamel Lamaa)
Quelques jours plus tard, Israël relâche plus de 700 prisonniers libanais.
Un des deux pirates originaux, Mohammed Ali Hamadé, sera arrêté deux ans plus tard à Francfort, transportant des explosifs. Condamné à perpétuité, il effectuera 19 ans de prison en Allemagne avant d'être libéré en 2005. Il est toujours recherché par le FBI.
Son complice Hassan Ezzeddine n'a jamais été retrouvé.
Les slogans peints par les pirates de l'air sur la porte de l'avion de la TWA sont effacés après le dénouement de la crise, le 6 juillet 1985 (AFP / Mohammed Attar)
Le cerveau des opérations du Hezbollah, Imad Mughniyeh, a été inculpé par un tribunal américain comme l'instigateur du détournement du vol 847. Il était déjà tenu pour responsable de nombreux autres attentats sanglants, de Beyrouth jusqu'à Buenos Aires. Il a été tué le 12 février 2008 à Damas, dans un attentat à la voiture piégée. Une opération conjointe des Etats-Unis et Israël, d'après le Washington Post et le Jerusalem Post.
La TWA a fait faillite en 2001 et a été rachetée par American Airlines.
Patrick Baz est aujourd’hui rédacteur-en-chef photo de l’AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Sammy Ketz est une nouvelle fois chef de poste à Beyrouth.
Roger Auque est mort en 2014 des suites d'un cancer.
Patrick Rahir est actuellement directeur du bureau de l’AFP à Madrid.