« Fermé à la presse »
WASHINGTON, 28 nov. 2013 – «Propagande», «agence TASS», «si Poutine faisait ça...» Barack Obama est habitué aux lazzis des républicains les plus conservateurs, qui lui reprochent des penchants « socialistes », version soviétique. Mais ces derniers jours, les accusations d'autoritarisme visant l'exécutif américain viennent d'un groupe d'habitude moins enclin aux coups de sang: les organisations de presse, fédérées par la centenaire Association des correspondants à la Maison Blanche (WHCA).
Jeudi 21 novembre, la WHCA et des dizaines de médias, dont l'Agence France-Presse, ont envoyé une lettre d'une fermeté sans précédent à Jay Carney, le porte-parole de la Maison Blanche, pour protester contre le contrôle de l'information par l'administration démocrate.
Le motif de ce courroux ? Le sentiment, nourri par de nombreux exemples depuis cinq ans, de ne pas bénéficier de la « transparence » médiatique promise par le président lors de sa campagne électorale de 2007-2008. Les reporters de presse écrite et photographes notent même une régression par rapport au précédent locataire de la résidence exécutive, George W. Bush. Le républicain a en effet laissé dans la salle de presse le souvenir d'un dirigeant prêt à se soumettre de bonne grâce aux sollicitations des médias.
Diffusé chaque soir pour le lendemain, le programme quotidien du président permet aux journalistes accrédités dans le Saint des Saints du pouvoir américain d'organiser leur journée. A côté de chaque activité présidentielle, l'administration précise quelle couverture de l'événement sera possible. Cela peut être soit « open press » (tous les journalistes sont autorisés à y assister), soit « pooled press » (seul le « pool », une douzaine de reporters dont celui de l'AFP, y a accès).
Les conférences de presse sont toujours « open press », les déclarations du président dans la roseraie de la Maison Blanche aussi. Le pool prend le relais quand l'activité d'Obama se produit dans un endroit trop étriqué, comme le Bureau ovale et la salle du Conseil des ministres. C'est aussi le cas lors des déplacements du président sur le terrain, aux Etats-Unis comme à l'étranger, puisque seules 13 places sont réservées aux médias dans Air Force One.
Mais trop souvent au goût des reporters, la mention qui s'affiche est « closed press », synonyme d'accès interdit. Evidemment, personne ne prétend photographier Obama dans la « Situation Room », la salle de gestion des crises du sous-sol, où se prennent des décisions engageant la sécurité nationale des Etats-Unis. Cependant, certaines des occasions « closed press », ainsi que de fréquentes restrictions à leurs mouvements lors d'événements publics, laissent aux photographes un goût de cendre.
Exemples ces dernières années dans Bureau ovale: la réception du Dalaï lama, la visite de la jeune héroïne pakistanaise Malala Yousafzaï, un tête-à-tête avec Nicolas Sarkozy et même une rencontre entre Obama et le Premier ministre Benjamin Netanyahu, ont été déclarées «fermées». En revanche, quelques heures plus tard tombaient des photos officielles, signées du photographe attitré de Barack Obama, Pete Souza.
Autre cas qui a provoqué dernièrement l'émoi des photographes de presse: à la dernière minute lors du discours d'Obama à l'occasion des 50 ans de « I have a dream » de Martin Luther King, la Maison Blanche est revenue sur sa promesse d'accès au monument Lincoln, qui aurait permis de prendre un cliché du président et de la foule en arrière-plan. Souza, dont l'accès à Obama est total et qui pour cette raison se retrouve souvent... sur les clichés du président pris par nos collègues, a bien sûr obtenu le meilleur cadrage, en exclusivité.
Le photographe officiel de la Maison-Blanche, Pete Souza, attend le début d'un discours d'Obama à Berlin le 19 juin 2013
(AFP / Michael Kappeler - pool)
La WHCA tente depuis des années d'arracher à la Maison Blanche un plus grand accès aux activités présidentielles, et la publication du communiqué du 21 ressemble à une « frappe nucléaire »: mettre sur la place publique ses doléances, faute de réponses satisfaisantes en privé. Pour elle, l'administration Obama interdit aux journalistes de « photographier ou filmer le président dans l'exercice de ses fonctions officielles », bien qu'elle s'auto-congratule sur la «transparence» sans précédent dont elle ferait preuve.
Ron Fournier, longtemps reporter à la Maison Blanche, résumait la situation le 21 novembre dans les colonnes du National Journal. « La machine de communication d'Obama: un monopole de propagande, financé par vous », les contribuables. Et de citer un échange entre Carney et Doug Mills, respecté photographe, vétéran d'AP et du New York Times, qui a dit au porte-parole d'Obama: « vous êtes comme TASS ». Carney, ancien correspondant de l'hebdomadaire Time à Moscou, a dû apprécier la comparaison avec l'agence de presse officielle de l'URSS, célèbre pour ses communiqués arides de l'ère brejnévienne.
En effet, le problème aux yeux des photographes de presse n'est pas que la Maison Blanche de Barack Obama soit avare d'images, ou les manipule comme à la grande époque des procès de Moscou, quand d'anciens responsables tombés en disgrâce disparaissaient de la tribune sur la place Rouge. La stratégie de la présidence américaine est plutôt de jouer à saute-mouton avec les médias classiques et d'investir tous les médias sociaux, de Twitter à Facebook en passant par Instagram, Pinterest, YouTube et Flickr, des sites régulièrement alimentés en images et en vidéos par une armée de communicants.
Le caractère immédiat des photos de Souza, et leur qualité technique impeccable, font parfois oublier au grand public qu'elles sont partie intégrante de la communication présidentielle. Sur Twitter, où le photographe est suivi par près de 100.000 personnes, elles obtiennent des centaines de «retweets» en quelques minutes, tandis que les «like» se comptent par milliers sur la page Facebook d'Obama, «aimée» par 37 millions de personnes.
Pendant un sommet du G8 à Camp David, le 19 mai 2012, les dirigeants assistent à la retransmission télévisée de la finale de la Ligue des champions de football entre Chelsea et Bayern Munich. Pete Souza est le seul photographe présent
(AFP / The White House / Pete Souza)
Toutefois, préviennent la WHCA et l'association des photographes de presse de la Maison Blanche (WHNPA), il faut prendre ces photos pour ce qu'elles sont: ni plus ni moins que des «communiqués de presse visuels».
Souza et les cameramen officiels sont payés par l'Etat et loyaux à l'administration. Ils ne vont évidemment pas présenter un Barack Obama énervé, fatigué ou désemparé, et chaque plan est sélectionné et édité pour montrer le président sous un jour flatteur.
A l'écrit, le communiqué de presse avance moins masqué: c'est notre rôle de le jauger, d'y ajouter une mise en perspective et de gratter le vernis parfois épais de la communication. Nous savons que bien souvent, les communiqués « enterrent » les vraies informations dans leurs derniers paragraphes, et réservent leurs premières lignes à l'«actualité heureuse».
«Comme s'ils bloquaient l'objectif de l'appareil photo d'un journaliste, des responsables de cette administration empêchent le public de bénéficier d'une perspective indépendante sur des événements importants de l'exécutif», remarquait la WHCA dans sa lettre du 21.
Le même jour, le porte-parole adjoint d'Obama, Josh Earnest, était malmené pendant le point de presse quotidien de la présidence. « Si Vladimir Poutine faisait ça, vous le tourneriez en dérision et diriez que la liberté de la presse (en Russie) n'existe pas », remarquait un de nos collègues. «Depuis ce podium, des gens ont critiqué la façon dont d'autres pays gèrent la liberté de la presse. Et quand cette Maison Blanche diffuse sa propre version des choses sans filtre de la presse, est-ce que cela ne met pas en causes certaines valeurs démocratiques fondamentales?»
Réaction d'Earnest, un peu décalée: pour lui, le recours aux photos officielles et aux nouveaux médias est destiné... à « donner davantage d'accès au président ».
« Il existe des circonstances dans lesquelles il n'est tout simplement pas possible d'avoir des journalistes indépendants dans la pièce lorsque le président prend des décisions, donc plutôt que de le cacher aux Américains, ce que nous avons fait est de profiter des nouvelles technologies pour donner aux Américains un accès encore plus important, en photo ou en film, de ce qui se passe dans les coulisses», selon lui.
« Je comprends la raison pour laquelle certaines personnes dans cette pièce en conçoivent du chagrin, mais les Américains en bénéficient clairement», estime Earnest. Il laisse ainsi entendre que les médias classiques n'ont plus la prééminence d'antan.
Concession de la Maison Blanche? Quelques heures plus tard, le « pool » des photographes était convié inopinément dans le Bureau ovale pour une séance de promulgation de loi. Mais Souza était aussi là, et sa « photo du jour » ressemblait fort à un coup de pied de l'âne, d'ailleurs perçu comme tel par nos collègues présentés sous un jour peu flatteur. Pour le blog spécialisé dans la communication visuelle BagNews, un «allez vous faire voir» visuel, «minable» et «vulgaire». En tout cas certainement pas un rameau d'olivier.
(Avec Eva Claire HAMBACH)
Tangi Quéméner est correspondant de l'AFP à la Maison-Blanche. Il est aussi l'auteur du livre "Dans les pas d'Obama" (JC Lattès, 2012).
A lire et à voir également: le billet du photographe de l'AFP à Washington Jim Watson sur le même sujet, avec interviews vidéo, sur le blog "Inspired Journalism" (en anglais).