Grues blanches au Patuxent Wildlife Research Center, le 19 novembre 2013 (AFP / Brendan Smialowski)

Déguisée en grue pour entrevoir l'oiseau rare

 

LAUREL (Etats-Unis), 29 nov. 2013 – Jane Chandler montre du doigt un tas de hautes bottes en caoutchouc dans un coin de la pièce et nous dit d’en chausser chacun une paire. Nous la suivons jusque dans une grande salle. Là nous attendent nos costumes d’oiseau.

Les déguisements consistent en une espèce de poncho léger, qui ressemble à un drap, et en une casquette de baseball blanche munie d’un voile de camouflage que l’on rabat sur son visage. Une fausse tête de volatile que l’on peut tenir au bout d’un bâton complète la panoplie de Jane. Le photographe de l’AFP, Brendan Smialowski, et la reporter vidéo, Audrey Parfait, prennent un air étonné quand notre chaperonne insiste fermement pour qu’ils rabattent le voile devant leurs yeux. Le trépied de la caméra d’Audrey devra également être enveloppé dans un drap.

Jane nous regarde avec inquiétude prendre possession de notre nouvelle identité de volatiles. C’est une femme abrupte, économe en paroles. Quand nous serons là-bas, nous prévient-elle sans prendre de gants, nous devrons nous taire et cacher nos mains. Les oiseaux seront curieux, et il se pourrait qu’ils viennent nous picoter avec leurs becs. Je glousse et je fais semblant de fermer mes lèvres à l’aide d’une fermeture-éclair. Mais je comprends les craintes de Jane. Depuis vingt-cinq ans, elle s’emploie, tous les jours, à protéger les grues blanches contre les ignorants comme nous.

De gauche à droite: la reporter vidéo Audrey Parfait, la gardienne des grues Jane Chandler et la journaliste Kerry Sheridan, revêtues de leurs déguisements d'oiseau (photo: AFP / Brendan Smialowski)

Nous avons été invités à venir observer ces oiseaux en voie de disparition – c’est l’espèce de grue la plus rare du monde – par Sarah Converse, une chercheuse en écologie du Patuxent Wildlife Research Center. J’ai interviewée cette scientifique une première fois en août, à propos d’une étude prouvant que les jeunes grues blanches apprennent à emprunter les routes migratoires les plus directes en suivant les instructions de navigation que leur communiquent leurs aînées. En octobre, j’ai recontacté Sarah en vue d’écrire un article sur les efforts entrepris pour sauver de l’extinction ces fabuleux oiseaux, les plus grands d’Amérique du Nord.

Environ soixante-dix grues blanches vivent dans l’endroit où nous nous trouvons, la réserve naturelle de Laurel, dans le Maryland, tout près de Washington. La majeure partie de ces quelque 5.000 hectares de prairies, de forêts et de cours d’eau est fermée au public. Il y a quelques années, il arrivait à celui qui était alors le président des Etats-Unis, George W. Bush, de faire du vélo dans les parages. Les scientifiques étaient alors consignés dans les bâtiments de la réserve pendant que Bush et le Secret Service prenaient possession des lieux.

Patuxent est le plus vaste des cinq centres d’élevage de grues blanches d’Amérique du Nord. Il en existe trois autres aux Etats-Unis et un au Canada. Environ 300 de ces oiseaux vivent en liberté, tandis que 300 autres habitent dans des zoos ou dans des élevages. Une volée sauvage migre chaque année du Canada au Texas. Un autre groupe est en cours de réintroduction au Wisconsin. Les jeunes grues apprennent à voler en direction du sud par des gens déguisés en oiseaux juchés sur des ULM. Après ce premier voyage guidé par l’être humain, les volatiles savent se débrouiller pour voler de leurs propres ailes de leurs quartiers d’été vers leurs quartiers d’hiver.

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Ces majestueux oiseaux hauts d’un mètre cinquante ont été pratiquement exterminés par les chasseurs, et ont perdu la plus grande partie de leur habitat naturel dans le Midwest quand les pionniers du XIXe siècle ont asséché les marais pour les transformer en terres cultivables. Dans les années 1940, on ne recensait plus qu’une douzaine de grues blanches.

Les premières tentatives pour réintroduire l’oiseau ont commencé à la fin des années 1960. Elles ont consisté à placer des œufs de grue blanche dans des nids d’une espèce proche, la grue du Canada, en espérant que ces dernières les couveraient et élèveraient les poussins. Cela n’a pas fonctionné.

«Si vous les élevez comme des grues du Canada, elles s’imprègneront des grues du Canada, elles penseront qu’elles sont des grues du Canada et elles ne s’alimenteront pas correctement », m’a expliqué au téléphone Jeb Barzen, un des directeurs de la Fondation internationale pour les grues basé dans le Wisconsin.

Un comportement qui, a posteriori, peut sembler évident. Mais avant cette expérience, personne ne le savait. L’imprégnation est un processus naturel par lequel un oiseau s’attache et s’identifie à celui qui prend soin de lui. Cela s’était produit dans les années 1970 : une grue blanche élevée dans un zoo et nommée Tex en était venue à imaginer qu’elle était un être humain et refusait de fréquenter ses congénères.

Ces faux œufs sont placés dans les nids des grues blanches qui négligent les leurs, les vrais œufs étant placés en couveuse

Pour l’inciter à ovuler, le célèbre ornithologue George Archibald avait campé dans son enclos des nuits entières et avait fait de son mieux pour mimer la danse nuptiale des grues, sautant en l’air et agitant ses bras comme des ailes. Après plusieurs années de laborieuses tentatives, le stratagème avait porté ses fruits : inséminée artificiellement, Tex avait fini par pondre un œuf viable et par donner naissance à un poussin, aussitôt baptisé Gee Whiz.

Grâce à cette savoureuse histoire, la cause des grues blanches était immédiatement devenue célèbre aux Etats-Unis. Depuis, les dons privés affluent. Mais le succès est difficile à confirmer.

Les grues élevées en captivité meurent à une vitesse alarmante une fois relâchées dans la nature. Sur un groupe de quarante oiseaux libérés en Louisiane entre 2010 et 2012, seuls vingt-trois ont survécu. Au Wisconsin, où se concentrent les principaux efforts de conservation de la grue blanche, les échecs sont également nombreux. Sarah Converse et ses collègues jugent positif que certains des oiseaux qu’ils relâchent parviennent à vivre de nombreuses années, à trouver l’âme sœur et à nicher dans la nature. Mais très peu de poussins sortent de ces nids. Sur les 132 nids recensés depuis 2005, seuls vingt-deux ont vu naître un poussin et seulement cinq de ces jeunes oiseaux ont survécu plus d’un an. A ce rythme, l’extinction de l’espèce est inévitable.

(AFP / Brendan Smialowski)

De plus, les menaces sont permanentes. Un désastre comme un ouragan ou une marée noire peuvent occir d’un coup le gros de la population de grues, explique Barzen. Et malgré tous les efforts des ornithologues, on ne connaît pas encore, dans le monde, de cas où un oiseau ait été réintroduit avec succès dans une région où il s’est éteint. Quelques espèces, comme le dindon sauvage ou le condor de Californie, ont vu leur population renflouée avec succès. Mais ces oiseaux ne se sont jamais réinstallés dans les endroits où ils avaient complètement disparu.

Je fais de mon mieux pour marcher et respirer en silence, pendant que Jane nous guide vers l’enclos et ouvre la porte dans le grillage. Nous entrons. Onze jeunes grues blanches, hautes d’environ un mètre, manifestent une évidente curiosité face à leurs nouveaux visiteurs bizarrement accoutrés, qui ressemblent à s’y méprendre à la créature qui les alimente et les soigne depuis leur naissance. Les oiseaux sont encore revêtus de leur livrée de jeunesse, couleur caramel, qu’ils troqueront bientôt pour des plumes blanches et une couronne pourpre. Ils sont âgés d’entre cinq et six mois. Ils ont les yeux brillants et inquisiteurs mais je n’arrive pas très bien à en distinguer la couleur. Il est difficile de bien voir à travers mon masque facial…

(AFP / Brendan Smialowski)

Le temps semble s’arrêter alors qu’une grue s’approche de moi. Elle stoppe à un mètre de distance, me juge, agite la tête, me regarde de haut en bas puis tourne les talons. Les oiseaux marchent lentement, précautionneusement. Chacun de ces pas majestueux révèle de longues serres d’allure presque reptilienne. Brendan s’aventure près de leur étang et s’accroupit pour prendre des photos à hauteur de leurs yeux. Six grues se mettent à lui tourner autour. Essayent-elles de l’imiter ? Veulent-elles simplement le regarder de plus près ? L’un des volatiles tapote l’objectif avec son bec, puis recule. Au bout d’un moment, il répète cette manœuvre. Jane lève en l’air sa marionnette à tête de grue et, comme s’il obéissait à un ordre, le jeune oiseau s’en va. Brendan nous dira plus tard que son objectif a un peu souffert de tous ces coups de bec. Audrey se demande à quoi ressemblera sa vidéo. De derrière son voile, elle a le plus grand mal à voir ce qu’elle filme.

De temps en temps, une grue agite ses immenses ailes, ou trempe son bec dans l’eau pour y arracher un morceau de plante, ou bien picore un des épis de maïs laissés par Jane sur le sol. Un des oiseaux s’approche de la fausse tête de grue que Jane tient entre ses mains, comme pour voir si elle n’aurait pas, dans son bec, un peu de nourriture à partager. Nous sommes debout en silence dans la brise matinale. Les seuls sons que l’on entend sont les déclics de l’appareil photo de Brendan et les cris des grues adultes qui, non loin de là, signalent leur territoire. Jane fait le tour de l’étang et quelques oiseaux la suivent comme si elle était l’une des leurs. Au bout d’une vingtaine de minutes, il est temps de partir.

Jane Chandler et sa marionette de tête de grue (AFP / Brendan Smialowski)

De retour à la base, nous ôtons nos déguisements et Jane nous remercie d’avoir suivi les consignes. Elle nous en dit plus sur les vingt-trois poussins qu’elle et son équipe ont élevés cette année. Lorsqu’ils étaient tout petits, elle les déposait dans une petite piscine pour qu’ils se familiarisent avec l’eau. Certains s’amusaient beaucoup en barbotant, d’autres semblaient avoir hâte de revenir au sec. Jane et Sarah nous montrent les vieilles couveuses qu’elles utilisent pour l’incubation des œufs, puis les CD qu’elles font écouter aux nouveaux nés (des sons de grues adultes, mêlés à des bruits de moteur d’ULM qui habitueront les grues au son de l’engin qui, un peu plus tard, leur apprendra à voler). Certains oiseaux seront relâchés et migreront vers le sud. D’autres, comme les onze auxquels nous avons rendu visite, sont destinés à être intégrés au sein d’une population non-migrante en Louisiane.

Tous ceux qui travaillent en compagnie de ces oiseaux s’émerveillent de leur personnalité, de leurs rituels nuptiaux complexes, de leur façon de se mettre en couple (le mâle hulule une fois, la femelle lui répond par deux cris). Leur enfance est longue. Les petits restent près de leurs parents entre dix mois et un an, apprenant d’eux tous les comportements possibles. Les grues blanches ont la réputation de rester fidèles à leur partenaire toute leur vie, même si des experts ont récemment découvert que ce n’était pas toujours le cas : parfois, un couple qui se forme dure pour toujours. Parfois, un des oiseaux se fatigue et va chercher l’amour ailleurs. Parfois, les anciens partenaires se réconcilient et la flamme est ravivée. Parfois, la brouille est éternelle.

Des marionettes de grue blanche au Patuxent Wildlife Research Center (AFP / Brendan Smialowski)

« Il se produit toutes sortes de choses dans le monde des grues. Ce monde est très similaire à celui des humains », me dit leur vétérinaire en chef, Glenn Olsen.

Qu’est-ce qui a éveillé mon intérêt pour ces oiseaux ? Je ne suis pas sûre de le savoir. Peut-être la perspective de découvrir les mystères d’une créature secrète et très originale. Ou bien celle de rencontrer toutes ces personnes enthousiastes, qui consacrent leur vie à ressusciter une espèce que nos ancêtres ont pratiquement radié de la surface de la terre.

Je demande à Barzen, dont la fondation aide à faire revivre les grues blanches et les autres variétés en danger à travers le monde, pourquoi il pense qu’il est si important de sauver ces oiseaux.

« Les grues, pour des raisons qui m’échappent un peu, ont l’art de passionner les gens », me répond-il. « Je travaille beaucoup en Asie, en Chine, en Russie. Partout où il y a des grues, je trouve des gens pour s’émerveiller devant elles. Et je les approuve ».

Après mon face-à-face avec ces oiseaux rares, je les approuve aussi.

(AFP / Brendan Smialowski)

Kerry Sheridan est journaliste à l'AFP Washington, chargée de couvrir l'actualité scientifique et médicale américaine.