Regards sur la justice des mineurs
MULHOUSE (France), 26 nov. 2013 - Parmi les institutions chargées de rendre la justice en France, les 155 tribunaux pour enfants (TPE) comptent parmi les plus discrètes. Pour d'évidentes raisons, qui tiennent à la nécessité de préserver l'anonymat des enfants et des adolescents, les audiences et comparutions s'y déroulent à huis clos. Ni le public ni la presse ne peuvent y assister. Souvent, les journalistes sont contraints de se tourner vers les avocats pour rendre compte d'une décision, mais ne peuvent rien dire ou faire comprendre de l'ambiance, des tensions, de l'émotion ou de l'humanité qui peuvent se dégager du travail des juges.
Sébastien Bozon, reporter photographe basé en Alsace et collaborateur régulier de l'AFP, a voulu aller plus loin. En 2009, il s'était déjà immergé cinq jours au sein du Centre éducatif fermé (CEF) de Mulhouse, pour réaliser un reportage photos alors diffusé par l'AFP. Cette année, il a obtenu du procureur de Mulhouse, Hervé Robin, l'autorisation exceptionnelle de se glisser pendant quatre jours dans les couloirs, les salles d'audience et les bureaux des juges du TPE de cette ville. Avec, évidemment, l'obligation de respecter l'anonymat des mineurs et de leurs familles.
Deux juges des enfants, Michelle Torrecillas et Michel Gueller, se sont prêtés de bonne grâce à l'exercice: ils ont accepté d'ouvrir les portes de leurs bureaux, d'expliquer comment ils assument au quotidien leur double mission: celle de protéger des mineurs en danger, et de réprimer les infractions commises par des mineurs.
"J'ai assisté à un procès pour des faits relativement graves: trois jeunes ont écopé de 18 mois ferme pour deux atteintes sexuelles en réunion en moins de dix jours", raconte Sébastien Bozon. "Mais je me suis également rendu compte que contrairement à certaines images reçues, la justice des mineurs ne concerne pas seulement la délinquance et les violences commises par des jeunes quasiment adultes. Elle concerne aussi des enfants maltraités, paumés, en danger. D'ailleurs les juges préfèrent parler de justice des enfants, et pas des mineurs: cette nuance a un sens".
Un rédacteur du bureau de l'AFP à Strasbourg, Arnaud Bouvier, s'est joint à Sébastien pendant une journée. Il s'est à son tour imprégné de cette ambiance et a rédigé de courts textes destinés à accompagner le reportage photo, afin d'aboutir à ce "portfolio".
Dans chaque situation concrète, les juges ont demandé aux protagonistes s'ils acceptaient la présence de la presse. En cas de réponse négative, les journalistes devaient patienter dans le couloir, dans l'attente d'un autre dossier. Ce qui fait que le reportage a parfois traîné en longueur…
Fugue, actes de violences, déscolarisation : très souvent, chacune de ces situations était tristement banale, et n'aurait pas mérité d'être traitée en tant que telle sous forme d'une dépêche sur le fil de l'AFP. Mais mises bout à bout, ces histoires permettent d'esquisser à petites touches le portrait d'une juridiction où l'humain tente toujours de prendre le dessus sur l'administratif et le répressif.
1. Contexte
Au tribunal pour enfants de Mulhouse (Haut-Rhin), quatre juges spécialisés sont en charge de quelque 1.400 enfants en danger, auxquels s'ajoutent plus de 500 dossiers pénaux concernant les infractions imputables à des mineurs. "Le contexte économique et social qui se dégrade a un impact direct sur les difficultés des parents sur le plan matériel comme psychologique, et donc sur la situation des enfants", relève le rapport d'activité 2012 du tribunal.
2. Double mission
Les juges pour enfants sont chargés à la fois de la protection des mineurs en danger et de la réponse pénale àapporter aux actes de délinquance commis par les moins de 18 ans.La première mission représente environ 60% de leurs dossiers(classés dans des pochettes roses), la deuxième 40% (dans deschemises vertes). Mais la frontière entre les deux missions estsouvent poreuse, car de nombreux mineurs en danger sont aussi desdélinquants. La juge Michelle Torrecillas préfère d'ailleurs considérerque, inversement, "les délinquants sont aussi des mineurs".
3. Retrouvailles
Devant lesbureaux desjuges, la salled'attente, avecses livres et sonmobilier adaptéaux enfants, estégalement unlieu deretrouvaillesfamiliales, lorsque les jeunes sont placés en foyers, ou que l'un deleurs parents est incarcéré. Les enfants et adolescents suivis sontparfois très jeunes: "il nous arrive de suivre des nourrissons dès leurnaissance, parce que leur mère est en grande difficulté", observeMme Torrecillas.
4. Mère et fille
La jugeTorrecillas aconvoquéune fillettede 6 ans etsa mère,suite à unsignalementdes servicessociaux,inquiets destroubles de comportement de l'enfant à l'école."Dans ce genre de cas, j'en profite pour observer comment l'enfantse comporte pendant la discussion, ça me permet de mieux évaluerla situation", explique la magistrate.
5. Concertation
Sur certains dossiers complexes, entre deux audiences, lesmagistrats apprécient de pouvoir se concerter avec leurs collègues,confrontés au quotidien aux mêmes hésitations ou difficultés.
6. Accumulation
En 2012, plus de 400 nouveauxdossiers "d'assistance éducative" etprès de 600 affaires pénalesnouvelles se sont accumulés sur lesbureaux des juges pour enfants deMulhouse. Chaque magistrat suitplus de 300 enfants ou adolescents."Il est évident que la criseéconomique et sociale a un impactmesurable sur notre activité",souligne le juge Michel Gueller.
7. Audience
Le bureaudu jugepourenfants setransformerégulièrement en salle d'audience, en présence des parents,éducateurs et avocats. Dans les affaires civiles, il s'agit de décider demesures de protection pour le mineur en danger - qui est souventprésent, mais pas toujours, notamment s'il est très jeune. Dans lesaffaires pénales, où le jeune se voit reprocher un délit, les débats ontlieu dans le cadre d'un "jugement en cabinet". La victime et/ou sonreprésentant peuvent y assister.
8. Forces de l'ordre
Policiers ou gendarmes peuvent être sollicités pour présenter devantle magistrat un mineur délinquant en garde à vue. Dans des cas plusrares, leur présence peut également être requise lorsque le juge,appelé à statuer sur un mineur en danger, fait extraire de sa celluleun parent en prison, qui aura son mot à dire sur l'avenir de sonenfant.
9. Préparation
Avant derecevoir lesparties, lajugeTorrecillasexamine lesdétails d'undossier.Souvent,l'éducatif etle répressifsemélangent.Ainsi, l'undes dossiers du jour implique un jeune Albanais d'à peine 13 ans, quia dégradé une voiture de policiers. Il vit seul avec sa mère,demandeuse d'asile, et qui ne parle pas français. L'urgence est detrouver un foyer d'accueil pour le pré-adolescent, car sa mère vaperdre son logement et se retrouver à la rue dans quelques jours.
10. Procès dans un bureau
Un adolescent de 14 ans, connu pour des faits de violence, et accuséde vols, est amené dans le bureau de la juge par les forces del'ordre. Il a été placé en garde à vue car il a fugué d'un centreéducatif fermé (CEF). A l'issue des débats, la magistrate accepte dele transférer dans un autre CEF. Pourtant, quelques heures après sacomparution, l'ado s'enfuira. "Je l'ai prévenu: c'est désormais laprison qui le guette", souligne la juge.
11. Décorum
Environ 20% desdossiers pénauxsont examinésdevant le tribunalpour enfants(TPE): il s'agit desfaits les plusgraves, ouconcernant desadolescents déjàmis en cause àplusieurs reprisespar le passé. Laprésidente y est assistée par deux assesseurs issus de la sociétécivile (membres d'association d'aide à l'enfance, ou psychologues,par exemple). Un représentant du parquet participe également àl'audience et requiert une sanction. Dans cette procédure, lesmagistrats portent la robe. "C'est un autre décorum, plus solennel"que dans le bureau du juge, souligne l'un d'eux.
12. Huis clos
Devant le TPE, comme dans toute audience concernant des mineurs,le huis clos est de règle. Outre le mis en cause, seule la victime, lesparents et éducateurs peuvent assister aux débats. Les peinesprononcées peuvent être lourdes, et inclure de la prison ferme. Al'inverse, certaines affaires se concluent par une "admonestation",c'est-à-dire un avertissement inscrit au casier judiciaire.
13. Réquisitions
A Mulhouse, le parquet donne une suite systématique à tous lesdossiers pénaux impliquant des mineurs. "On ne classe rien, même siau final, dans certains cas, la sanction sera symbolique", explique unmagistrat.