Le sourire de Wafa
ROME, 20 avril 2016 - « C'est un voyage un peu différent des autres (…). Un voyage marqué par la tristesse. Nous allons rencontrer la pire catastrophe humanitaire depuis la Seconde guerre mondiale. Nous allons voir tant de gens qui souffrent, qui fuient et qui ne savent pas où aller. Et nous allons aussi à un cimetière, la mer... »
Celui qui prononce ces paroles est le pape François. Il est venu à l’arrière de l’avion pour saluer les journalistes qui, ce 16 avril, l’accompagnent à Lesbos. Et d’emblée, il a donné le ton.
Je vois bien de quoi il parle. Je ne regarde plus la mer de la même manière depuis quelques années. J'ai passé quatre ans au quartier général de l’AFP pour le Moyen-Orient, à Nicosie, à suivre à distance la lente descente aux enfers de la Syrie. Et j'étais en poste à Rome depuis à peine quinze jours, en septembre 2014, quand j'ai envoyé ma première « alerte » sur un naufrage -- un bateau avec peut-être 500 personnes à bord coulé par les passeurs et dont nous ne connaissons le sort que grâce à une poignée de survivants repêchés par hasard 48 heures plus tard. Il y a exactement un an, j'étais en Sicile pour couvrir d'autres drames.
Au bureau de Rome, certains sont très forts pour comprendre les mouvements sous-marins du Vatican, expliquer les arcanes de la politique italienne, raconter une exposition d'art moderne ou dénicher de savoureux sujets « Dolce vita ». Moi mon truc, c'est les migrants. C'est pour cela que notre vaticaniste attitré, Jean-Louis de La Vaissière, m'a laissé sa place dans l’avion papal en route pour Lesbos, symbole du verrouillage croissant de l’Europe face aux réfugiés.
La journée se passe dans un brouillard. Pendant les cinq heures que dure la visite, la petite troupe des journalistes du vol papal est trimbalée d'un endroit à un autre, sans voir grand-chose au final. Mais tout est bien calibré: le programme détaillé fourni la veille est suivi à la minute, le pape se tient aux discours qui nous ont été distribués à l’avance dans l'avion, ce qui n'est pas toujours son genre.
Le pape est ici en compagnie du patriarche de Constantinople Bartholomée et de Ieronymos, l'archevêque orthodoxe d'Athènes. Les trois dignitaires parcourent le camp de Moria, où sont enfermées 3.000 personnes. Ils serrent des centaines de mains, bénissent des enfants, partagent un repas frugal avec quelque réfugiés.
J'aperçois sur l'écran de télévision de la salle de presse quelques moments forts du bain de foule. Comme lorsqu'un homme secoué de sanglots s'écroule aux pieds du pape en lui demandant de le bénir. Mais même si le contraste de ces images avec l'ambiance station balnéaire juste à côté est saisissant, on reste dans les rails d’un voyage de presse bien organisé.
Sauf que… Il semblerait que Sua Santità nous mijote quelque chose.
Dans la matinée, l'AFP à Athènes obtient confirmation auprès du gouvernement grec que le pape souhaite ramener des réfugiés au Vatican. Les collègues autour de moi se montrent d'abord sceptiques, mais des bribes, des petits trucs laissent penser que c'est vrai. Dans le bus pour retourner à l'aéroport, tout le monde ne parle plus que de ça.
Quand le Vatican va-t-il enfin confirmer? Est-ce qu'on les verra? La réponse arrive alors que nous contournons l'avion en bus pour monter par l'arrière, tandis que le pape est en train de saluer ses hôtes sur le tapis rouge à l'avant: une petite troupe se faufile sous l'aile de l'avion et s'élance sur la passerelle. Il y a des femmes voilées et des enfants, pas de doute, ce sont les réfugiés annoncés. J'appelle tout de suite une collègue du bureau d'Athènes, mais la salle de presse du Vatican envoie un communiqué juste à ce moment et la collègue de Rome dégaine « l'alerte » la première.
Coup de tonnerre: ils sont tous musulmans. Et même s'il a dû obtenir l'accord des Italiens et le soutien logistique de la communauté de Sant'Egidio, le pape a bien l'intention de les accueillir au Vatican même. Au nez et à la barbe des nombreux catholiques européens qui paniquent, y compris au sein de la hiérarchie de l’Eglise, devant ce qu'ils ressentent comme une invasion.
Depuis le temps que François s'époumone à appeler l'Europe à construire des ponts et non des murs ! Avec les deux familles de réfugiés syriens – des chrétiens -- accueillies depuis l'automne, cela porte le total à une vingtaine de réfugiés pour le Vatican, un pays qui ne compte pas 1.000 habitants. A l'échelle des 300 millions d'Européens, cela ferait six millions de personnes.
Et il est parfaitement conscient de la portée de son « geste humanitaire ». Pendant la traditionnelle conférence de presse du vol du retour, il insiste sur le calvaire des centaines de réfugiés qu'il a pris le temps de saluer dans la journée, il montre les dessins que les enfants lui ont donnés: un soleil qui pleure, un bateau qui coule… « Cela a été une journée très forte », dit-il.
Ses invités sont musulmans ? « Je n'ai pas fait un choix en fonction de la religion. Ces trois familles avaient leurs documents prêts, tous les réfugiés sont fils de Dieu ». Son geste reste symbolique ? Il cite mère Teresa: « C'est une goutte d'eau dans la mer, mais après cette goutte, la mer ne sera plus jamais la même ». La mer, tiens, comme par hasard.
Les réfugiés ne sont pas des nombres, ce sont des personnes : ils sont des visages, des noms, et ils doivent être traités comme tels.
— Pape François (@Pontifex_fr) 16 avril 2016
Deux des familles syriennes viennent de Damas et la troisième de Deir Ezzor, dans les territoires occupés par le groupe Etat islamique. Elles sont assises à l'avant de l'avion, séparées de la presse par un petit rideau. On les aperçoit parfois, mais impossible de leur parler. A un moment, l'une des trois familles remonte l'allée pour accompagner les deux enfants aux toilettes. La mère reste bloquée un court instant à ma hauteur. Un visage de madone entouré d'un voile blanc et le sourire franc d'une femme qui va peut-être enfin dormir l'esprit tranquille ce soir, pour la première fois depuis longtemps.
Ils seront encore des millions à ne pas avoir cette chance ce soir en Syrie même, dans les pays limitrophes, dans les camps-prisons de Grèce… La tristesse est toujours de mise.
Mais ce soir il y a aussi le sourire de Wafa.