Des serpents aimables

Sweetwater, Texas (Etats-Unis) --  Je n’aurais jamais imaginé éprouver un jour de l’empathie pour des reptiles. Leur pouvoir de séduction ne saute pas vraiment aux yeux. Mais je crois avoir changé d’avis après ma couverture de la plus grosse Foire du serpent à sonnette au Texas.

La fosse aux serpents à sonnette de la Foire de Sweetwater, le 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

Je ne suis pas vraiment un gars de la ville. J’ai grandi en pleine nature, en Californie du nord. J’ai appris la pêche à la mouche avec mes parents dès que j’ai été en âge de tenir une canne, vers cinq ans. Adolescent, j’ai chassé le canard tous les week-ends. Quand on grandit avec la chasse et la pêche, on n’est pas gêné par l’idée de tuer des animaux. On apprend dès le départ à les traiter de façon humaine. Les oiseaux et les poissons sont une nourriture, et il faut donc s’assurer qu’ils ne souffrent pas.

Cette préoccupation n’était pas vraiment au menu du rassemblement auquel j’ai assisté au Texas.

Mais un petit rappel historique d’abord. Cet évènement se tient chaque année depuis 60 ans. D‘après ses organisateurs, son origine tient au fait qu’à l’époque Sweetwater était tellement infesté de serpents à sonnette que l’endroit en était trop dangereux pour y vivre. L’élimination de ces reptiles avait été décidée pour favoriser l’installation des fermiers et de leur bétail.

Un participant à la foire exhibe une tête de serpent à sonnette qui vient d'être coupée, le 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

Aujourd’hui, c’est une petite ville tranquille de l’ouest du Texas, avec 11.500 habitants. L’endroit n’offre pas grand-chose en termes d’industrie ou d’emploi. C’est un des arguments supplémentaires que les gens d’ici vous servent pour justifier le festival. Se tenant du jeudi au dimanche soir, il attire des dizaines de milliers de visiteurs avec leurs dollars, dans un endroit qui manque cruellement des deux.

Le festival a acquis une petite réputation au Texas, et déjà fait l’objet de plusieurs reportages. Il y a un certain temps j’en avais repéré quelques photos, dont je me suis souvenu en déménageant de Floride à Houston. C’est toujours le même défi pour un photographe, comment photographier un évènement qui a déjà été bien couvert en y apportant sa perspective propre ?

Albert Rodriquez écorche un serpent à sonnette sur un stand de la foire de Sweetwater, le 11 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

J’y ai passé le week-end, avec en supplément une excursion dans la nature en compagnie d’un chasseur de serpents, pour voir comment sont capturés les reptiles qu’on retrouve au festival.

Il se tient au parc d’exposition et a des airs de foire agricole. Après y avoir payé leurs tickets les gens se promènent entre les stands. Pour autant que j’ai pu en juger, il y a deux types de visiteurs, les habitants de l’ouest du Texas qui reviennent régulièrement, et ceux qui viennent de beaucoup plus loin pour un spectacle « typiquement texan ».

Travis Gardner exhibe un serpent à sonnette devant les visiteurs, à Sweetwater, le 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

Les queues pour entrer sont impressionnantes, avec des tickets allant de 5 dollars pour les enfants et militaires à 10 dollars pour les autres. Le parcours s’étire entre la fosse principale, où glissent des centaines de serpents, le stand d’extraction de venin, celui d’écorchement des reptiles, et d’autres de toutes sortes, où l’on peut par exemple se faire prendre en photo avec l’animal sur les épaules. Sans parler des stands consacrés à la vente d’objets convenus (tout ce qui a un rapport de près ou de loin avec le serpent à sonnettes) ou plus improbables (comme des robots-mixeurs).

La première chose que j’ai remarquée est la puanteur. Quand on se trouve à moins de cinq mètres de la fosse, une odeur nauséabonde et musquée vous saisit aux narines. Après m’être renseigné j’ai appris qu’il s’agit d’une phéromone que les serpents produisent quand ils ont peur.

C’est à ce moment-là que ces animaux ont commencé à m’inspirer une certaine sympathie. Ils ne sont certainement aussi attendrissant qu’un chiot, nul doute, mais devant l’évidence de leur détresse ne pouvait pas me laisser indifférent.

(AFP / Loren Elliott)

Les serpents de la foire sont ramassés dans la nature, et non pas élevés. Je suis parti à la campagne pour assister à leur capture.

Comme la plupart des animaux, les serpents à sonnette sont des animaux au comportement assez prévisible, qui ont très peur de toute créature aussi grande qu’un humain et font tout leur possible pour éviter de les rencontrer.

Les chasseurs les débusquent le plus souvent dans des tanières. Certains utilisent une pulvérisation d’essence pour les contraindre à en sortir, une pratique vivement condamnée par les défenseurs de l’environnement. Le chasseur que j’ai accompagné se refusait à ça.

Il utilisait la réflexion du soleil sur un petit miroir pour essayer de repérer le serpent au fond de son trou. Puis si ce dernier était suffisamment proche, il le sortait à l’aide d’une longue tige d’acier avec un bout en forme de U au bout. Puis il le transférait dans une caisse. Le chasseur que j’accompagnais s’est fait ensuite un plaisir d’exhiber un de ses prises, à pleine mains juste derrière la tête, pour que les passagers de notre voiture puissent toucher l’animal.  

Jason Farmer chasse des serpents à sonnette avec ses deux fils Carter, 7 ans, à droite, et JD, 9 ans, pendant la foire de Sweetwater, Texas, le 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)
Cliff Jones tient un serpent à sonnette pour que JD et Carter Farmer, puissent l'examiner de plus près. Sweetwater. 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

 

Les serpents que l’on observe dans la fosse principale ont déjà passé un certain temps dans une boîte avant d’arriver là. Plusieurs jours, entassés les uns sur les autres pour certains. Une fois versés dans la fosse, ils sont si nombreux qu’il arrive à certains de finir mort asphyxiés au fond.

Tout ce que j’entendais pour justifier cette pratique en me promenant entre les stands pendant la journée était contredit parce que ce je lisais le soir en faisant des recherches sur le sujet depuis ma chambre.

Par exemple aux Etats-Unis, on enregistre en moyenne cinq à six morts par morsure de serpent chaque année, selon les chiffres recensés par le Département pour la conservation et l’écologie de la faune à l’Université de Floride. Et ce décompte inclus toutes les espèces de serpents venimeux, pas seulement ceux à sonnettes. Par comparaison, la foudre tue en moyenne 30 Américains chaque année.

Travis Gardner accompagne Miss Texas, Margana Wood, à travers la fosse aux serpents à sonnette, pendant la foire de Sweetwater, le 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

L’argument économique a plus de poids, parce que l’évènement représente une véritable manne financière. Sweetwater est une petite ville, avec une part d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté supérieure à celle de l’Etat du Texas. Et ils bénéficient plus ou moins des dépenses des milliers de visiteurs.

Le tout m’a laissé un sentiment partagé. Ceux qui participent à ce festival se contentent de faire ce qu’ils font depuis des années, souvent depuis leur jeunesse. Mais de là où je me trouvais le spectacle était un peu difficile à regarder.  

Au stand d'écorchement des serpents à sonnette. 11 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)

Le stand le plus grotesque et sanglant était celui de l’écorchement. La pratique est assez dégoûtante, parce que le fait de séparer la peau de la chair fait gicler du sang absolument partout autour.

La tradition veut que Miss Texas participe à l’évènement, et cette année elle s’y est prêtée de bon coeur. Une reine de beauté vêtue comme pour une compétition, avec une coiffure impeccable, maquillage irréprochable, ceinture ajustée, est la dernière personne que l’on pourrait imaginer en train d’écorcher un serpent fraîchement tué.

Mais vous n’avez jamais été à la foire aux serpents à sonnettes de Sweetwater. La Miss Texas de l’année, Margana Wood, n’a pas rechigné à la tâche. Ses mains étaient couvertes de sang en éviscérant la malheureuse créature. Et une fois son travail terminé, c’est avec ses doigts ensanglantés qu'elle a tracé un autographe sur le mur.

Miss Texas écorche un serpent à sonnette. Sweetwater, 10 mars 2018. (AFP / Loren Elliott)
Miss Texas Margana Wood écorche un serpent à sonnette avec l'aide de Red hurd II, pendant la foire de Sweetwater. (AFP / Loren Elliott)

 

Cette couverture a symbolisé pour moi la frontière ténue que nous avons à considérer dans certaines circonstances. En l’occurrence, où se situe celle séparant une tradition de la maltraitance animale ? Je ne suis pas certain d’avoir une réponse définitive.

Mon expérience de la vie est complètement différente de celle des gens de Sweetwater. Je pense en fait qu’en tant que journalistes il est capital de nous demander dans quelle mesure nos expériences personnelles affectent la compréhension des gens et des évènements que nous couvrons.

Il n’y a pas de doute que cette mission était inoubliable en tant que photographe. Humainement aussi, parce qu’après tout j’ai découvert que je pouvais éprouver une plus grande empathie envers les serpents que je ne l’aurai imaginé.

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.

(AFP / Loren Elliott)

 

Loren Elliott