Chasseur d'incendies
MADRID, 27 août 2013 – Quand je suis au cœur d'un incendie de forêt, j’ai toujours l’impression que le feu est un animalsauvage qui fuit devant un prédateur: il court dans une direction, puisbrusquement il change de trajectoire, il feinte pour ne pas tomber dansles griffes des pompiers…
Chaque été en Espagne, des dizaines de milliers d’hectares de forêt partent en fumée. Tous les Espagnols qui vivent à la campagne connaissent bien cette calamité. Moi-même, je viens d’un village de Galice et j’ai connu les flammes depuis que je suis tout petit. J’ai grandi en voyant mes parents et mes oncles partir au bois parce qu’il y avait le feu et qu’on manquait de bras pour l’éteindre...
Je suis photojournaliste depuis vingt ans et je travaille essentiellement sur des thèmes sociaux et environnementaux. Je suis le seul reporter d’Espagne à m’être spécialisé à fond dans les incendies de forêt. J'ai commencé à les photographier il y a onze ans.
En Espagne, la saison à hauts risques s’étend d’avril à octobre. Le reste de l’année, je me prépare: je lis des livres sur le comportement du feu et sur les techniques de sécurité pendant un incendie, j’assiste à des conférences sur le milieu forestier, je passe des examens médicaux et je m'entraîne physiquement pour être en mesure de travailler au sein même des corps de pompiers de la totalité des régions d’Espagne. Le but, pour moi, est d’accéder au cœur du feu, là où aucun autre journaliste ne peut aller.
Mes amis me comparent en rigolant aux «chasseurs de tornades» américains. C’est vrai que je suis un peu un chasseur de feux de forêt. La saison venue, je me prépare méthodiquement. J’ai accès à des cartes et à des prévisions très détaillées, qui ne sont pas diffusées publiquement et qui me permettent de déterminer à quel endroit et à quel moment un feu de forêt a le plus de probabilités de se déclarer. Certains me demandent parfois, stupéfaits, comment je fais pour arriver sur les lieux d’un incendie juste avant qu’il n’éclate, comme s’ils me soupçonnaient d’allumer moi-même le feu pour prendre des photos! En fait, quand on connaît bien le feu, il devient relativement facile de prévoir où et quand il commencera.
Le weekend des 24 et 25 août, un incendie a ravagé plus de mille hectares de forêt près d’Ourense, en Galice, pas très loin de mon village. J’étais déjà sur place quand il a commencé. Comment ai-je fait?
Il existe une loi, dite «30-30-30», selon laquelle la probabilité d’un incendie de forêt est à son maximum quand il fait plus de 30 degrés, quand l’humidité de l’air est inférieure à 30% et quand la vitesse du vent est supérieure à 30 km/h. C’est ce que prévoyait la météo pour la fin de semaine en Galice. A quoi s’ajoutait le fait qu’au cours de ce splendide weekend d’août, des milliers de gens allaient partir se promener en forêt. Forcément, certains allaient commettre des imprudences, griller une cigarette au mauvais endroit… Les gens ne sont pas assez sensibilisés au risque d'incendie. Il faut aussi souligner que les criminels qui allument des feux volontairement savent, eux aussi, quel est le moment idoine pour frapper.
Bref, ce weekend-là, toutes les conditions étaient réunies pour faire de la Galice une véritable poudrière. C’est pourquoi je me suis rendu là-bas. Et je ne me suis pas trompé.
Quand je pars sur un incendie, je porte exactement les mêmes protections que les pompiers, à ceci près que je n’arbore aucun logo sur ma combinaison. A la longue, j’ai noué de solides relations avec eux. On fait un peu partie de la même bande et il m’arrive souvent de leur rendre des services, comme de les transporter dans ma voiture d’un endroit à un autre.
Quand ils combattent les flammes, ils sont tous emmitouflés dans leurs tenues de protection et je suis incapable de les reconnaître. Eux, par contre, me reconnaissent tout de suite, vu que je suis le seul à trimbaler des appareils photo! J’entends souvent un «tiens, voilà Pedro !» de la bouche de types qu’il m’est strictement impossible d’identifier sur le moment. De temps en temps, des pompiers que je ne connais pas viennent me serrer la main, car depuis toutes ces années ils ont entendu parler de mon travail photographique.
C’est évidemment un travail dangereux. Pour commencer, je dois faire face aux mêmes problèmes que tout le monde: les routes coupées, les difficultés d’accès… Une fois dans l’incendie, il me faut analyser la situation en permanence, prévoir d’où va venir le feu, et où je dois aller moi, en fonction du vent, du terrain, du type de végétation qui brûle…
Au cœur d’un feu de forêt, il y a évidemment la chaleur, permanente, suffocante. Mais ce n’est pas le plus grand danger. Le pire, c’est la fumée, qui peut être extrêmement toxique en fonction des substances qui brûlent autour de toi. La fumée est déconcertante aussi. En une seconde, une rafale de vent peut faire en sorte que tu ne voies plus la personne qui se trouvait à un mètre et que tu ne saches plus, alors, par où t’échapper. Et il faut avoir le visage couvert en permanence, pour éviter qu’un brusque souffle d’air à 70 degrés ne s’engouffre dans ta bouche et te brûle de l’intérieur.
Les hommes que l’on voit sur l’image ci-dessus appartiennent aux BRIF, les Brigades de renfort des incendies de forêt. Ce sont les troupes de choc de la lutte contre le feu en Espagne. Des pompiers d'élite qui, par hélicoptère, peuvent se transporter rapidement dans n’importe quel endroit du pays. Ils interviennent dans les secteurs les plus compliqués de l’incendie et dominent toutes les techniques d’extinction.
Lors d’un grand incendie, les pompiers combattent fréquemment les flammes dix à douze heures d’affilée. L’une des difficultés, pour moi, consiste à savoir m’arrêter pour envoyer mes photos. Car même si j’arrive à collecter les meilleures images du monde, si elles ne parviennent pas à temps au monde extérieur, cela ne sert à rien. J’emporte mon ordinateur avec moi, dans ma voiture, et il m’arrive souvent de sélectionner et d’envoyer mes photos au milieu-même d’une forêt en flammes.
L’une des techniques les moins connues pour éteindre un incendie est l’utilisation de machinerie lourde. Les bulldozers ouvrent des coupe-feu dans les broussailles. Ensuite, les pompiers se positionnent tout le long de cette brèche dans la végétation et tentent d’éviter que l’incendie ne saute de l’autre côté. Ce n’est pas toujours évident. Sur la photo ci-dessus, une brusque rafale de vent vient de faire jaillir des milliers d’étincelles rouges dans la nuit, par-dessus le coupe-feu.
Les pires incendies sont, bien sûr, ceux qui se produisent près des habitations. J’ai pris l’image ci-dessus dans le village de Sandín. Comme la plupart de ses voisins, cette femme s’est protégée comme elle a pu et elle est partie aider à éteindre les flammes toutes proches.
Dans des moments comme ça, la panique éclate facilement. Partout, il y a des voitures qui foncent à tombeau ouvert pour aller mettre le grand-père à l’abri, ou parce que quelqu’un s’est souvenu qu’il avait un cheval dans un pré situé près de là où ça brûle et qu’il veut absolument le sauver. Le chaos qui se met à régner devient alors tout aussi dangereux que l’incendie lui-même.
Le photographe Pedro Armestre (à droite) et des pompiers andalous pendant un incendie à Coín, en Andalousie, en 2012 (DR)
Pedro Armestre est un photographe et vidéaste indépendant basé à Madrid, qui travaille régulièrement pour l’AFP. Consultez son site internet pour regarder son travail, et notamment des images vidéo de l’incendie d’Ourense.