"Culture shock" en haute mer
En mer -- "Here we go, here we go, here we go!!!": le personnel navigant de l'avion C-2A Greyhound hurle de se préparer au choc. Une poignée de secondes plus tard, brutalement écrasée dans mon siège, je vis mon premier appontage. Une sensation forte qui ouvre ma mission à bord du porte-avions américain USS Bush, hôte temporaire des pilotes de l'aéronavale française. Mais à chacun ses particularités culturelles, toujours tenaces.
La trappe arrière s'ouvre devant un F/A18 américain et un Rafale estampillé "French Navy", côte à côte, moteurs rugissants, parés au catapultage. Tout autour du pont, le bleu profond de l'Océan atlantique, au large de la Virginie. Le décor est planté.
Privés depuis 2017 de l'unique porte-avions français, le Charles de Gaulle, en rénovation, les pilotes bleu-blanc-rouge ont été conviés à pratiquer leurs gammes d'appontage sur l'un des 11 porte-avions de l'US Navy, pour entretenir leurs compétences.
Nom de l'opération: "Chesapeake", en référence à une bataille navale décisive de la guerre d'indépendance des Etats-Unis. En 1781, dans cette baie de la côte Est, la flotte française, alliée des Américains, inflige une cuisante défaite aux Britanniques, marquant un tournant dans le conflit.
Assister à cet exercice a pour moi une saveur particulière. Ex-correspondante de l'AFP au Pentagone, aujourd'hui chargée de couvrir les armées françaises, je suis curieuse de voir cohabiter ces deux alliés au style bien distinct.
L'accueil est chaleureux, décontracté. "Vous pouvez parler à qui vous voulez, photographier ce que vous voulez ou presque!", nous lance un porte-parole de la Marine américaine. Premier "culture shock" qui arrache un sourire aux journalistes venus de l'Hexagone: les règles de « comm' » sont bien plus strictes chez les militaires français, qui exigent l'anonymat de leurs troupes, le floutage du visage des pilotes et encadrent autant qu'ils le peuvent les propos tenus aux médias.
Mais avant de s'immerger dans l'univers du USS Bush, visite obligée de la "Tribute Room", un petit musée consacré à la vie et l'œuvre de l'ancien président George Bush père, héros de l'US Navy dont les clichés officiels et les photos de famille tapissent les coursives.
Plus jeune pilote de l'histoire de l'aéronavale américaine, il part combattre dans le Pacifique à l'âge de 18 ans. En 1944, son appareil est abattu mais il s'en sort, secouru par un sous-marin américain. L'incroyable sauvetage est filmé par un membre de l'équipage: sur ces images tremblantes en noir et blanc, le futur 41e président des Etats-Unis quitte son frêle canot de sauvetage pour être hissé à bord, et rejoint la passerelle d'un pas fatigué.
Retour sur le pont d'envol, grouillant d'activité dans les vapeurs de kérosène. Epaules larges, déhanché souple, un des "chiens jaunes" chargés de diriger le ballet des appareils fait bouger son corps comme sur une piste de danse. "J'aime m'éclater, j'y mets un peu de style", s'esclaffe l'exubérant Nigel en donnant le "go" à un imposant F-18.
"Nous, on est plus dans la sobriété", sourit le lieutenant de vaisseau français Bruno, très respecté chef du pont d'envol du Charles de Gaulle, en montrant les gestes des Français, quasiment les mêmes, mais en plus statique, plus mesuré.
Les deux marines se connaissent bien et sont rompues depuis des années aux opérations conjointes, en particulier au Levant. Le niveau des équipages français, lui, est salué à l'unisson par leurs partenaires.
Les invités de l’USS Bush ont malgré tout dû ajuster leurs procédures pour interpréter sans fausse note la partition effrénée qui se joue sur le pont d'envol.
"Notre challenge, c'est l'intensité et la vitesse" des manœuvres, admet un pilote français.
"C'est une question d'échelle. Ici on opère à une cadence supérieure", fait valoir le capitaine de frégate américain Steven Thomas, "air boss" (chef aviation) à bord, comme le proclame son t-shirt en lettres majuscules.
Sur le CdG, 260 mètres de long, impossible de faire apponter les avions et d'en catapulter d'autres en même temps. Sur le Bush, c'est la routine, fanfaronne le marin: le pont de 333 mètres ("presque aussi long que l'Empire State Building est grand", vante un prospectus) est équipé de quatre catapultes.
Difficile de reprocher à l'Amérique son complexe de supériorité militaire. Si l'armée française compte parmi les meilleures alliées des Etats-Unis, le Pentagone joue hors catégorie: Washington consacrera en 2018 quelque 700 milliards de dollars à sa défense, alors que Paris prévoit de dépenser moins du double... au cours des huit prochaines années.
Une frugalité qui n'empêche pas les militaires français d'accomplir leurs missions, vous diront les intéressés. "Le Bush est plus de deux fois plus gros que notre porte-avions, il est plus long, donc d'une certaine manière il est plus facile de se poser à bord du Bush qu'à bord du Charles...", glisse le chef d'état-major de la Marine française, l'amiral Christophe Prazuck.
Au mess des officiers, le buffet est ouvert. Au menu de ce soir, "ribs" (côtelettes), poulet pané, frites ou légumes, crème glacée à l'italienne et partout, dans de petits paniers, des snacks sucrés et salés à volonté. Sodas à gogo, pas d'alcool à l'horizon.
"Ici la nourriture est beaucoup plus grasse", soupire devant son assiette un gradé français, habitué à la table réputée excellente du porte-avions français, où l'on sert de la baguette fraîche et des croissants au petit-déjeuner.
Malgré le vacarme des appontages de nuit, l'heure du coucher a sonné. Ma cabine fait partie d'un série de chambres VIP qui portent toutes le nom d'un poste occupé un jour par George Bush père: "directeur de la CIA", "ambassadeur en Chine", "président des Etats-Unis"...
Les draps bleu nuit sont brodés aux armes du bâtiment. Sur la table de chevet, plusieurs ouvrages sur la Seconde guerre mondiale et une biographie de l’ex-président signée de sa fille, "My father, my president". Dans le clan Bush, on surnomme le porte-avions "USS Dad".
A 22h00 résonne soudain une prière, diffusée dans les chambres comme dans les coursives. Une bizarrerie pour des Français épris de laïcité, mais qui ne choque personne dans un pays où le chef de l’Etat prête serment sur la Bible.
"La prière du soir, c'est une tradition qui remonte à loin. Mais c'est une prière œcuménique, nous évitons de mentionner le nom de Jésus", m'explique le lendemain le pasteur John Logan, l'un des quatre aumôniers embarqués à bord du Bush. "Nous parlons à tout l'équipage, nous respectons les athées", assure-t-il.
Dans les quartiers français, les marins aviateurs vendent des patchs tricolores ou aux couleurs de l'opération Chesapeake. Un confrère américain fait irruption, se fend d'un "bonjour" dans le texte, donne l'accolade. "Certains de ces gars étaient mes élèves aux Etats-Unis!" s'amuse ce pilote naval de F-18.
Bryan a la double casquette: le beau gosse américain, officier d'échange en France depuis deux ans, vole aujourd'hui sur Rafale. "Je fais complètement partie de l'équipage français, j'ai même des chaussettes Decathlon!", plaisante-t-il.
Que pense-t-il de l'avion de combat français? "Les commandes de vol du Rafale marchent très bien. Le pilotage est facile, le siège est plus confortable...Le F-18, lui, est plus puissant, plus costaud", résume-t-il.
Dans les entrailles du Bush, la coopération militaire ne semble souffrir ni des différences de style, ni des discordes diplomatiques entre Paris et Washington, sur le climat ou le dossier nucléaire iranien.