A bord du brise-glace qui n'a plus de glace à briser (3)
(Ceci est la troisième partie de mon journal de bord sur le brise-glaces NGCC Amundsen, à bord duquel une équipe scientifique étudie les effets du réchauffement climatique dans le Haut-Arctique canadien. Pour lire le précédent épisode, cliquez ici, et pour commencer le voyage depuis le début, cliquez ici).
On a, enfin, marché sur la glace
AU LARGE DU CAP FRANKLIN (Canada), 30 septembre 2015 – A peine sommes-nous descendus de l’hélicoptère que Lauren Candlish lance avec gravité : « Surtout, gardez l’œil ouvert et surveillez les ours. S’il y en a, ils ont déjà repéré notre odeur. »
L’avertissement, exotique à souhait, me fait légèrement sourire, mais pas question de le prendre à la légère : celle qui l’a prononcé est une spécialiste des glaces, habituée des expéditions polaires. En mettant le pied sur la banquise, il faut donc être pleinement alerte et faire confiance les yeux fermés à Lauren. Et compter sur les talents de chasseur d’Hugo Jacques, le matelot des gardes-côtes canadiens qui porte la carabine du groupe.
Il a fallu voguer jusqu’à 77 degrés nord, au nord du détroit de Penny, pour enfin trouver une banquise digne de ce nom. Le pôle n’est plus qu’à environ 1.400 kilomètres, mais en ce dimanche matin d’automne il ne fait qu’un léger -10 degrés au soleil. La banquise n’est pas d’un blanc uni mais se décline dans des teintes allant du doré au bleu. Des cristaux frappés par les rayons solaires brillent tels des diamants. Le silence est total. C’est tout simplement splendide.
Tout autour de nous, des buttes de glace sont dispersées chaotiquement et pourraient permettre aux ours polaires d’épier notre groupe de quatre personnes. L’Amundsen est au large, toujours à portée de vue mais inaccessible à pied, l’hélicoptère est quant à lui retourné sur le brise-glace, incapable de se stationner trop longtemps sur la banquise trop fine. Nous n’aurions donc aucune autre option que d’ouvrir le feu sur le roi de l’Arctique s’il devait décider de charger en notre direction.
Mais outre cet hypothétique face-à-face avec un ours, un danger bien plus sournois nous guette : poser le pied au mauvais endroit pourrait nous entraîner directement sous la banquise, épaisse ici d’à peine 1,70 mètre. Lauren est donc catégorique : « Vous ne marchez que dans le petit périmètre que j’aurai identifié comme sûr. »
A la file indienne, nous avançons donc au pas derrière la scientifique, elle-même armée d’une pelle pour tâter les zones dont elle est moins certaine de la solidité. Un « crac » se fait alors entendre. Lauren pointe une surface bien plane devant nous : « C’est un meltpond, il ne faut absolument pas s’en approcher.» Car il s’agit d’une zone de la banquise qui a fondu précédemment, puis a regelé, mais bien plus finement, avant d’être recouverte de neige, ce qui empêche d’en apprécier l’épaisseur. Marcher sur la légère croûte de neige peut nous entraîner directement dans l’océan Arctique avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui se passait.
Pour avoir une chance de survivre en cas de plongeon sous la glace, nous portons chacun une combinaison orange complètement étanche et censée maintenir la température du haut du corps. Par-dessus, nous avons en tout temps un petit gilet de sauvetage équipé d’une balise. Des gants et des bonnets conçus pour les températures polaires se trouvent dans ma poche gauche, tandis que la droite comprend deux pics à glace, censés me permettre de bloquer ma chute à travers la glace. Lauren m’a expliqué sur le navire comment se servir de ces pics, mais au fond de moi, je ne suis pas certain que, le cas échéant, ces bouts de plastique surmontés d’une petite pointe en fer suffiront à stopper la glissade d’un homme de 80 kg.
Mais bon, de telles précautions sont loin d’être excessives. En avril dernier deux explorateurs néerlandais avaient perdu la vie dans la zone où nous nous trouvons actuellement, alors qu’ils étudiaient l’épaisseur des glaces et de la neige. Une seule dépouille a été retrouvée à ce jour, et même si l’on ignore ce qui s’est véritablement passé, l’hypothèse répandue est qu’ils se sont noyés en tombant à travers la banquise.
Peut-être ne portaient-ils pas de combinaison ni de gilet de sauvetage ? Quelques jours avant que leur équipe ne reçoive un message de détresse, l’un des deux hommes avait raconté qu’en cette fin avril, il avait fait « trop chaud », à tel point qu’il avait dû skier en sous-vêtements...
Une fois que Lauren a bien identifié la zone de travail, elle commence à percer la glace manuellement, aidée de Nathalie Thériault, une étudiante, mais aussi de Hugo le garde-côte, ainsi que, rapidement, du reporter du groupe : nous ne sommes que quatre, le temps est compté, et il y a plusieurs carottages à effectuer. Tout en scrutant constamment l’horizon pour détecter les éventuels ours. Heureusement, la glace n’est épaisse que de 1,68 m et percer un trou prend une dizaine de minutes. Il y a quelques semaines, en mer de Beaufort, la banquise devait avoisiner les six mètres d’épaisseur et les chercheurs avaient renoncé à atteindre la mer après avoir creusé quatre mètres, tout de même.
Lorsque la carotte de glace est remontée à la surface, Lauren et Nathalie la percent et en relèvent la température à 15 cm d’intervalle, avant de découper des blocs de la taille d’une canette et de les placer dans des glacières. Une fois à bord de l’Amundsen, elles calculeront le taux de salinité de la glace, la concentration en divers éléments, etc.
Avant de regagner le brise-glace, Hugo déploie une tarière, une sorte de tronçonneuse faite pour percer la banquise sans effort. Quand un large trou a été creusé, Lauren y installe une balise qui, reliée par GPS, permettra aux chercheurs de suivre la dérive de cette plaque de glace.
Nous n’aurons finalement pas à faire usage de la carabine, au grand soulagement de tout le monde. Une fois de retour sur l’Amundsen, Preston Pangun, mon compagnon de chambrée inuit chargé de l’observation des animaux, me confiera cependant avoir aperçu à la jumelle plusieurs empreintes d’ours sur la banquise où nous nous trouvions. L’animal avait-il déjà traversé vers l’autre rive, comme le pense Preston? A moins qu’il nous ait trouvé peu appétissants ? Ou encore que son instinct lui ait dicté de se tenir loin de ces scientifiques armés?
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Clément Sabourin est journaliste au bureau de l'AFP à Montréal. Suivez-le sur Twitter.