Le brise-glace canadien NGCC Amundsen (AFP / Clément Sabourin)

A bord du brise-glace qui n'a plus de glace à briser (2)

(Ceci est la deuxième partie de mon journal de bord. Pour lire les premiers épisodes de mon voyage dans l'Arctique canadien sur le brise-glace NGCC Amunden, cliquez ici).

La Tour de Babel flottante de l'Arctique

AU LARGE DU DETROIT DE BARROW (Canada), 28 septembre 2015 – Avec ses quatre-vingts marins et chercheurs de multiples nationalités, le NGCC Amundsen est une vraie petite Tour de Babel au sein de laquelle il ne règne, apparemment, aucune tension. L'atmosphère est plutôt à la camaraderie entre les protagonistes de cette grande aventure arctique menée à bord du navire rouge de la Garde côtière canadienne.

Outre le bon caractère de chacun (une condition pour être retenu, le talent intellectuel ne faisant pas tout), la clé de cette harmonie tient dans une vie à bord bien huilée. Même si les gardes-côtes canadiens ne font pas partie des forces armées, comme c’est le cas aux États-Unis (les seules armes sur le bateau sont des fusils de chasse destinés à se défendre contre d'hypothétiques attaques d'ours polaires), le respect du protocole y est bien observé.

Scientifiques et gardes-côtes au travail sur l'Amundsen, le 22 septembre 2015 (AFP / Clément Sabourin)

La première règle à suivre: la sécurité. En mettant le pied sur le bateau, chacun est briefé par un officier sur l’attitude à adopter en cas d’avarie ou de personne à la mer. Les réflexes à adopter en cas d’incendie sont bien expliqués: telle manette à actionner pour sonner l’alarme générale, tel geste pour combattre les flammes avec un extincteur. Dans l’hypothèse où il faudrait abandonner le navire, une petite carte à poser au-dessus de sa couchette indique sur quel pont, bâbord ou tribord, se rendre pour sauter dans une chaloupe.

Maxime Geoffroy, l'un des scientifiques embarqués dans le NGCC Amundsen, finit la redaction de sa thèse de doctorat en océanographie dans sa cabine (AFP / Clément Sabourin)

Deuxième règle enseignée, et non des moindres: l’heure des repas. Les journées débutent à 7h30, avec le petit déjeuner servi dans la cafétéria de l’équipage ou le restaurant des officiers. Bacon, œufs, pommes de terres sautées, pancakes, ou encore croissant au fromage, tout est fait pour se lever de bon pied. Le déjeuner suit à midi, et le dîner à 17h. Un peu tôt, mais nécessaire vu les cadences de travail des matelots et des chercheurs. Tous sont en effet constamment en train de courir entre leurs assignations. Chaque dimanche soir, le navire se met sur son trente-et-un pour le dîner du commandant, durant lequel un repas plus élaboré est servi. Cette petite célébration permet, en plus de ravir les palais, de rythmer la vie à bord, tellement les journées peuvent se suivre et se ressembler à mesure que s’accumulent les semaines en mer.

Un rare moment de détente dans le salon de l'équipage pour des scientifiques embarqués sur l'Amundsen (AFP / Clément Sabourin)

Les gardes-côtes sont sur le pont au rythme de trois quarts de travail par jour, soit 12 heures d’ouvrage quotidiennement. Lorsque la mission (quatre à six semaines) est achevée, l’équipage remet le brise-glace canadien à son équipe jumelle, et ainsi de suite.

C’est actuellement l’équipe B qui tient le navire, sous la gouverne du Commandant Alain Lacerte, un vieux loup de mer très apprécié des scientifiques et de l’équipage. Ce Québécois, qui manie aussi bien l’humour que la navigation extrême, règne sur le navire depuis la timonerie qui surplombe le pont avant. Au centre de cette vaste salle, le gouvernail est tenue par les timoniers, adoptant les caps qui leurs sont dictés par le Lieutenant en service. À leur côté, toutes sortes d’appareils de communications cohabitent, des antiques radios datant des années 1950 à des téléphones satellites dernière génération. La partie tribord de la timonerie est occupée par un long bureau sur lequel les officiers de navigations déploient leurs cartes de l’Arctique et dirigent le navire, à coups de compas, de relevés radars et de vues satellites des glaces.

Une carte sur la passerelle de l'Amundsen, le 22 septembre 2015 (AFP / Clément Sabourin)

Hormis les officiers et le chef de mission scientifique, Roger François, tout le monde partage sa cabine, constituée de deux couchettes superposées, de deux bureaux, d’une télévision et d’un lavabo (les douches étant communes). Certains scientifiques sont à bord depuis trois mois: il faut jouir d’une grande habilité sociale pour renoncer à son intimité aussi longtemps. D’autant que le manque de sommeil est la norme ici : la plupart des chercheurs ne dorment jamais longtemps, ayant constamment des relevés et des expériences à effectuer en pleine nuit.

Pour ma part, j’ai pour compagnon de chambrée Preston Pangun, un chasseur inuit de 27 ans originaire de Kugluktuk, où nous avons embarqué. Membre des Arctic Rangers, cette réserve de l’armée canadienne constituée d’Inuits, il a été recruté en tant que que « Wildlife observer » (chargé de l’observation de la faune) et passe ses journées dans la timonerie, jumelles en main, à scruter l’horizon, notant sur un relevé le type d’animaux observés, en précisant l’heure et les coordonnées exactes.

Preston Pangun, "Arctic Ranger" originaire de Kugluktuk, est chargé de l'observation de la faune à bord du NGCC Amundsen (AFP / Clément Sabourin)

Il sait repérer un phoque là où je ne verrai que des vagues, connait par cœur le nom des oiseaux qui tournoient autour de l’Amundsen et peut discerner des traces d’ours polaire sur la banquise avoisinante. Père de trois enfants, il a quelque peu hâte de retrouver son foyer, à la fin de la semaine si la météo le permet, afin de célébrer l’anniversaire de son petit garçon, ainsi que pour finir les réparations de sa motoneige. « L’hiver arrive, il faut qu’elle soit prête », m’explique-t-il un soir.

Un phoque se laisse deriver sur une plaque de glace dans l'Archipel canadien (AFP / Clément Sabourin)

Dans ce laboratoire scientifique ambulant, les temps morts sont quasi-inexistants, sauf lorsque l’Amundsen est en « transit », c’est-à-dire lorsqu’il navigue entre deux zones de mouillage identifiées par les scientifiques. Quand ils sont au repos, chercheurs et marins en profitent pour diffuser un film – dystopique de préférence – dans le salon des officiers, regarder la coupe du monde de rugby retransmise par satellite (la navire compte un Argentin, deux Néo-Zélandais et un bon contingent de Français), tricoter, s’adonner au yoga ou au cross-fit, courir ou pédaler dans la mini-salle de sport du bateau, ou tout simplement lire dans leur cabine.

Car une minute n’est jamais à perdre, certains vont même … jusqu’à avancer la rédaction de leur thèse de doctorat d’océanographie. On peut donc compter sur cette mini-Tour de Babel pour, le cas échéant, échafauder les pistes de solution d’une Humanité à reconstruire, avec camaraderie et harmonie.

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Clément Sabourin est journaliste au bureau de l'AFP à Montréal. Suivez-le sur Twitter.

Pleine lune sur l'île Dundas, dans le Haut-Arctique canadien (AFP / Clément Sabourin)
Clement Sabourin