La frontière où le temps s’est figé
LA GUAJIRA (Venezuela), 2 octobre 2015 – Une longue file de véhicules vétustes et déglingués nous indique que la frontière entre le Venezuela et la Colombie est proche. Ces voitures, que l’on surnomme « lanchones » (« gros canots») en raison de leur longueur, sont équipées de réservoirs capables de contenir plus d’une centaine de litres de carburant. Elles sont devenues le symbole de la contrebande, moteur de l’économie de la ville-frontière de La Guajira.
Cette région frappée par la misère et les carences des services publics est le royaume des mafias de contrebandiers, qui roulent sur l’or grâce aux différences de prix abyssales entre la Colombie et le Venezuela. A La Guajira, les activités illégales sont routinières. Et si la crise entre la Colombie et le Venezuela, qui a éclaté en août dernier et a entraîné la fermeture officielle de la frontière, rend la vie dure aux habitants du coin, elle ne semble guère affecter la prospérité des trafiquants.
Ici, on a l’impression que le temps s’est figé. Depuis des générations, les magouilles frontalières en tout genre sont la source de revenus numéro un dans une impunité quasi-totale. Carburant, aliments, biens de première nécessité, ciment : tous les produits achetés au Venezuela où les prix sont régulés par le gouvernement (environ 2 centimes d’euro pour 250 grammes de café, 4 centimes pour 500 grammes de lessive en poudre) se revendent avec de prodigieux bénéfices en Colombie. Les gains sont encore accrus par le taux de change ultra-favorable du peso colombien face au bolivar vénézuélien.
La contrebande comme planche de salut
Depuis des décennies, la contrebande s’est enracinée dans le terrain fertile que constituent les Etats de Zulia et de Táchira, parmi les plus pauvres du Venezuela, et les départements colombiens qui leur font face. Pour beaucoup, le trafic illégal est une planche de salut, faute d’avoir la possibilité de faire autre chose dans une région chaotique et sinistrée. Les autorités ferment les yeux. Beaucoup les accusent de profiter d’une façon ou d’une autre de ces activités qu’elles sont censées combattre.
Il y a une vingtaine d’années, quand le bolivar était encore fort face au peso, le flux des marchandises allait dans l’autre sens, de la Colombie vers le Venezuela. Mais depuis la « Révolution bolivarienne » d’Hugo Chávez, le rapport de forces entre les deux monnaies s’est inversé, et aujourd’hui le peso colombien affiche face au bolivar une puissance que beaucoup au Venezuela regardent avec nostalgie. La devise vénézuélienne, qui s’échange actuellement à un peu plus de 800 bolivars pour un dollar, pâtit de la chute des cours du pétrole et d’une économie asphyxiée par un modèle centraliste – qualifié de socialiste par le gouvernement de Caracas, qui inclut un contrôle des changes à l’origine des distorsions dans le commerce transfrontalier.
Nous empruntons la Troncal del Caribe, la route asphaltée de 120 kilomètres qui va de Maracaibo, troisième ville du pays et capitale de l’Etat de Zulia, jusqu’à Paraguachón à la frontière colombienne. Un trajet qu’il est vivement recommandé de faire de jour, pour éviter les bandits de grand chemin qui sévissent la nuit tombée dans cette région sans foi ni loi. Plus nous approchons de notre destination, et plus les vendeurs de carburant à la sauvette se font nombreux sur le bord de la route. Ils vendent leur marchandise dans des bidons en plastique de cinq litres. Au Venezuela, grâce aux subventions et aux prix régulés, l’essence dans les stations-service est de loin la moins chère du monde : 0,097 bolivar (moins d’un centime d’euro) le litre. En Colombie, elle peut être revendue 600 ou 700 fois plus cher.
Le premier poste de douane vénézuélien se trouve à une cinquantaine de kilomètres de Maracaibo. Les autorités y contrôlent chaque véhicule, à la recherche de marchandises illégales ou d’étrangers en situation irrégulière. Depuis que le président vénézuélien Nicolás Maduro a décrété, fin août, l’état d’exception dans cette région à la suite d’un différend avec la Colombie, le poste de contrôle ferme pendant la nuit et la file d’attente des véhicules s’étend sur plusieurs kilomètres.
Un musée vivant de l'automobile
Il est six heures et demie du matin et l’embouteillage est déjà impressionnant. La plupart des véhicules autour de nous sont des cercueils roulants vieux de trente ou quarante ans, soumis à un régime d’enfer pour aller et venir entre les deux pays chargés à bloc de marchandises. Ils avalent des centaines de kilomètres par jour et semblent à bout de souffle. Chevrolets Caprice, Nova et Malibu ; Fords Bronco, LTD et Fairlane, Dodges Dart… Nous avons l’impression de nous trouver au milieu d’un musée vivant du transport automobile.
Après le poste de douane, de l’autre côté de la rivière Limón, commence le territoire wayúu. Il s’agit d’une ethnie indigène riche de cinq millions d’individus répartis des deux côtés de la frontière. Elle jouit d’un statut spécial, avec ses propres lois et autorités, et la plupart de ses membres ont la double nationalité.
Extraordinaires bénéfices sur l'essence
Le chauffeur qui nous conduit jusqu’à la frontière nous raconte qu’avant la crise, les vendeurs d’essence pullulaient tout le long de la route, s’abritant dans des cabanes de bois et de palmes et exposant leurs bidons sur le bord de la chaussée. Malgré la fermeture de la frontière, ils sont encore relativement nombreux, des hommes très jeunes voire des adolescents, à agiter des pancartes affichant leurs prix : 200, 240 ou 280 bolivars les cinq litres. Bien plus cher, donc, que dans les stations-service officielles. Mais il est devenu difficile d’effectuer des achats massifs dans ces dernières, très surveillées par les autorités aux abords de la frontière et où il faut présenter une carte d’identification électronique. Et même en achetant de l’essence plus onéreuse à des petits vendeurs de bord de route, un contrebandier est assuré de faire d'extraordinaires bénéfices en la revendant en Colombie.
Nous traversons le village de Los Filudos, à quelques kilomètres de la Colombie, où une odeur de combustible flotte en permanence dans les rues. Les taudis infects côtoient les maisons bien construites et proprettes. Il est de notoriété publique que de nombreux Wayúu s’enrichissent grâce à l’économie informelle transfrontalière. Beaucoup de ces jolies villas abritent sans doute des dépôts clandestins de carburant. Il y a quelque temps, la Garde nationale vénézuélienne a découvert dans l’une d’entre elles, dont l’aspect extérieur était parfaitement normal, un immense entrepôt de sucre et de riz vénézuélien destiné à être exporté en fraude.
Trafic de billets de banque
Un des phénomènes les plus curieux est la contrebande de billets de 100 et 50 bolivars, les plus grosses coupures du pays. Des deux côtés de la frontière, ils trouvent preneur en pesos à des prix dépassant de 30 à 50% leur valeur faciale auprès de ceux qui veulent s’en servir pour acheter des produits subventionnés au Venezuela. Une aberration due à la pénurie de petites coupures : les banques et distributeurs de billets des villes frontalières, qui rencontrent des problèmes d’approvisionnement, ont tous limité les montants des retraits.
A part la contrebande, que pourraient faire les habitants de cette contrée aux températures perpétuellement caniculaires, où l’humidité ronge tout et où il n’y a ni infrastructures, ni industries, ni travail ? L’inflation galopante a rendu inabordables des denrées de base comme le riz, la farine de maïs, le café ou le sucre. La seule solution pour survivre, pour beaucoup de familles modestes, est de profiter des distributions d’aliments dans le cadre des rares programmes d’aide sociale des autorités locales ou du gouvernement central. Mais depuis la fermeture officielle de la frontière sur 2.219 kilomètres, les contrôles ont été renforcés, et les habitants se plaignent de s’être parfois fait confisquer les maigres biens qu’ils avaient acquis auprès de l’aide sociale par les militaires qui les prenaient pour de la contrebande.
Etat d'exception
L’état d’exception décrété le long de la frontière a pour origine une attaque contre des militaires vénézuéliens attribuée par le président Maduro à des paramilitaires colombiens. Parallèlement, plus de 1.500 Colombiens ont été expulsés du Venezuela et 18.000 autres sont retournés en catastrophe dans leur pays de crainte de représailles. A quelques mois des législatives du 6 décembre, très risquées pour le gouvernement chaviste confronté à une grave récession, cet état de siège limite le droit de réunion et permet les perquisitions et les écoutes téléphoniques extra-judiciaires dans des régions qui pèsent lourd dans l’électorat.
La tenancière d’un petit magasin d’alimentation sur le bord de la route principale, à deux-cents mètres de la Colombie, raconte que la fermeture de la frontière a beaucoup nui à ses affaires, mais pas aux trafics illégaux. « Tout le monde sait que la contrebande ne passe pas par cette route, mais par les trochas » (les pistes de terre battue), nous dit-elle. Selon les habitants de la région, il existerait une bonne centaine de ces points de passage informels de la frontière.
Au petit matin, les contrebandiers qui circulent à moto ou en voiture sur ces pistes demandent 1.000 bolivares (soit environ 1,5 dollar au change parallèle) à leurs passagers pour cinq à dix minutes de trajet d'un pays à l'autre. A la mi-journée, le tarif a augmenté à plus de deux dollars, à mesure que la circulation se fait plus dense, de peur des contrôles à venir. Au total, entre le salaire du chauffeur et les pots-de-vin à verser aux postes de contrôle mobiles, traverser la frontière coûte environ 3.500 bolivares, la moitié du salaire mensuel minimum au Venezuela.
Ernesto Tovar est journaliste au bureau de l’AFP à Caracas. Suivez-le sur Twitter. Cet article a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale en espagnol).