Bagdad ne tient pas en un titre
“Quand je suis arrivé en Irak en 2017, je me disais bien qu'il y avait forcément quelque chose de magique”, écrit Ali Choukeir, ancien correspondant à Bagdad. Quatre ans, des révoltes, quelques attentats et bien des drames plus tard, voici son au revoir à un pays auquel il s'est attaché pour toujours.
Badgdad - En Irak, il y a une vieille blague que tout le monde connaît. L'histoire se déroule dans les années 90, au pire moment de l'embargo international contre le régime de Saddam Hussein. Un grand magicien indien s’est déplacé en Irak pour démontrer tous ses pouvoirs. Mais un militaire est sceptique: “Une famille qui vit tout un mois avec un salaire qui ne dépasse pas un dollar, tu appelles ça comment?”. “OK, ça, c'est de la vraie magie”, est obligé de répondre le magicien.
Pour moi, ça c'est l'Irak. Depuis 1.400 ans, ses habitants ont toujours dû trouver des trucs et astuces pour survivre aux tempêtes. Quand je suis arrivé en Irak en 2017, je me disais bien qu'il y avait forcément quelque chose de magique.
Comment les Irakiens auraient-ils survécu autrement à la guerre avec l'Iran, l'invasion du Koweït et la guerre du Golfe, l'invasion américaine d’il y a près de 20 ans et, juste avant mon arrivée, la percée du groupe Etat islamique (EI)?
Pour moi, l’Irak avait aussi un parfum d’enfance, mon enfance au Liban. Ali Baba et les 40 voleurs, Shéhérazade et le sultan Shahryar qui lui réclame des histoires, Aladdin... tous les contes qui peuplaient mes jeunes années, tirés des Mille et une nuits, se déroulaient donc... en Irak!
Le pays est aussi le berceau du grand poète Moutannabi, que j'ai lu, et c'est dans la fameuse rue Moutannabi que j'ai siroté des thés au café Chahbandar vieux d'un siècle, avec l'impression d'être assis au beau milieu d'un livre d'histoire.
Il y a aussi la musique: Zyriab et ses écoles de musique toujours là, les percussionnistes de Bassora et les champions irakiens des gammes arabes... De tout cela, j'avais entendu parler avant mon arrivée. Mais j'ai été ébloui par les récits qui m'en ont été faits par les Irakiens, poètes et héritiers des civilisations qui se sont succédées sur le sol de la Mésopotamie antique.
Comme journaliste, j'ai dû suivre au quotidien une actualité souvent meurtrière, qui a laissé des traces bien au-delà des frontières du pays.
Mon premier voyage en Irak date de l'automne 2016, pour prêter main-forte aux collègues dans la couverture de la bataille pour la reconquête de Mossoul, l'ancienne “capitale” de l'EI dans le Nord.
J’y suis retourné peu après m'être installé en Irak en juin 2017.
Là, moi, le journaliste libanais qui a grandi dans la guerre, j'ai vécu un choc énorme. La violence, les déplacés, c'était terrible.
Je garde en moi le souvenir de Tabarek, cette fillette de neuf ans, encore étonnée d'avoir pu échapper avec sa grand-mère aux griffes des hommes en noir du "califat" auto-proclamé. “Les jihadistes ont tué mon père et ma mère et ma soeur handicapée ont été blessées”, m'a-t-elle raconté.
J'ai dû retenir mes larmes. Mais aujourd'hui encore, je ne peux réprimer un sourire quand je revois ses yeux s'illuminer alors qu’elle ouvrait délicatement l'emballage d'un chocolat. Une gourmandise qu’elle n’avait pas goûté depuis trois ans.
Ces rescapés qui arrivaient par vagues avaient tous un désir qu'ils avaient dû réprimer depuis des années. Comme ce vieil homme qui a dégusté la cigarette qu'il m'avait réclamée. “Celle-là, elle vaut au moins un million de dollars”, m'a-t-il glissé, malicieux. Ou comme Ahmed et Souheib, ces adolescents qui ont enfin pu taper dans un ballon de foot sans risquer des coups de fouet, l’EI ayant interdit ce sport.
La “victoire” sur l’EI, proclamée le 10 décembre 2017, c’était aussi cette somme de petits détails, incarnant la “libération”.
En Irak, j'ai aussi appris les “private jokes” des Irakiens. A Mossoul, au passage de notre voiture Toyota Land Cruiser, j'entendais murmurer un prénom féminin sans comprendre. En fait ici, les voitures ont des surnoms. Le Land Cruiser c’est “Monica” comme Monica Lewinsky, stagiaire à la Maison Blanche qui avait eu une liaison avec Bill Clinton.
Si la plaisanterie peut faire sourire, à Mossoul, elle était aussi synonyme d’effroi, car les jihadistes embarquaient les condamnés à mort à bord de “Monicas”.
La présidence de Bill Clinton n'est pas la seule qui ai laissé sa trace dans le langage populaire. Les voitures Chrysler sont surnommées “Obama”, parce que l'ancien président américain Barack Obama en a conduit une à une époque.
Leïla Alaoui, grande actrice égyptienne, Pikachu, le Pokémon, ou Cheikh Zayed, fondateur des Emirats Arabes Unis sont aussi devenus, ici des noms de voitures...
Sur le front de Tell Afar, dans la région de Mossoul, j'ai découvert la voiture “Houthiya”, un pick-up que les Irakiens ont vu les rebelles yéménites, les Houthis, utiliser à la télévision et ont décidé de renommer après eux. En Irak, elle est devenue la signature du Hachd al-Chaabi, regroupement d'anciens paramilitaires ayant combattu l'EI.
A Tell Afar, j'ai appris beaucoup de choses. J'y ai passé douze jours à la dure. Sous 50 degrés. Et sans douche disponible au front. J'ai appris à me nourrir exclusivement de concombres et de yaourt et à me baigner là où je le pouvais: en l'occurrence dans une petite fabrique de glace pour rafraîchir les troupes!
Mais la guerre n’est jamais loin et même dans les moments de détente, elle se rappelle au souvenir de tous.
Tout d'un coup, autour de moi, j'ai vu tous les combattants se pétrifier: un appel à la prière s'est élevé du village tout juste repris. Les jihadistes seraient-ils de retour? La peur était sur tous les visages. Mais alors que l'appel continuait, le muezzin a lancé une phrase que seuls les chiites prononcent. C'est bon, nous étions en sécurité, les jihadistes --sunnites-- n'étaient bel et bien plus les maîtres des lieux.
En septembre 2017, j'étais à Kirkouk pour le référendum d'indépendance kurde. Dans cette zone disputée, surnommée la “Jérusalem du Kurdistan”, la tension était à son comble. Face aux esprits échauffés, j'ai parfois changé mon prénom -- mon nom est Ali, le nom du gendre du prophète, figure fondatrice du chiisme-- pour ne pas être associé au camp des chiites et m'attirer des problèmes...
En revanche, il est arrivé que mon prénom et ma nationalité m'ouvrent toutes les portes en Irak --où les chiites sont majoritaires dans la population comme en politique.
J'ai aussi vécu deux soulèvements, ou “Intifadas”, comme disent les gens ici. Le premier, à l'été 2018. Alors que la planète entière suivait la Coupe du monde de foot, moi, j'avais les yeux rivés sur Bassora et des manifestations qui ont mis la cité pétrolière à feu et à sang. Fan de foot, j'ai eu bien du mal à regarder la finale France-Croatie entre coupures d'internet -- technique favorite des autorités pour museler les protestataires -- et appels à mes collègues pour transmettre les informations!
Et la deuxième, à l'automne 2019, la “Révolution d'octobre”. Aujourd'hui finie, elle a changé à jamais le visage du pays.
En une nuit, l'Etat a tremblé sur ses fondations: les hommes armés ont pris le pouvoir. Le reste n'est qu'une succession de tueries, d'enlèvements et de menaces. Au total, près de 600 morts, 30.000 blessés et toujours aucun résultat des enquêtes officielles.
Quand nous pensions que la situation allait se calmer, début 2020... le général iranien Qassem Soleimani et son lieutenant irakien Abou Mehdi al-Mouhandis ont été tués par une frappe de drone ordonnée par Donald Trump, le 3 janvier ! Nous nous préparions à la guerre totale. Et nous avons finalement eu... le Covid-19!
Sept mois sans pouvoir quitter Bagdad. De quoi resserrer les liens entre journalistes, déjà habitués à se fréquenter souvent en temps normal. J'ai mis à profit mes talents de cuisinier pour nourrir la plupart d'entre eux, et en premier lieu mes collègues de l'AFP, car à Bagdad, nous vivons tous ensemble dans la même maison.
J'ai aussi dû répondre aux questions gênantes des confrères irakiens. “On a une place Beyrouth à Bagdad, alors pourquoi n'y a-t-il pas de place Bagdad à Beyrouth?”, m'a ainsi lancé mon ami Mustafa, correspondant du Washington Post.
A force de les fréquenter, j'ai fini par devenir moi aussi, un peu Irakien. Il y a des mots en arabe qui resteront. Je répond maintenant “khouch”, “bien” en Irakien, quand on me demande comment ça va. Et “tetdalal”, “avec plaisir” en irakien, quand on me prie de faire quelque chose.
A quelques jours de mon départ, je me disais que finalement, les souvenirs agréables l'emportent toujours, même si ce pays est ravagé par la violence. Mais la réalité m'a rattrapé. Ou plutôt les balles qui ont transpercé le corps de notre ami Hicham al-Hachémi, spécialiste international des jihadistes.
Nous savions que le danger n'était jamais loin. Mais là, il s'est rapproché plus près et plus vite que nous aurions pu l'imaginer. Le choc, les larmes... Après avoir écrit tant d'articles le citant, ce fut compliqué d'écrire un article annonçant sa mort.
Et surtout, avec cette nouvelle, Bagdad a perdu un peu de son éclat pour moi. Mais la magie du vieux sage indien flotte encore dans l’air. Envers et contre tout, une fois qu'on a vécu à Bagdad, on garde toujours une question en tête: “Quand y retournerai-je?”.
Récit d'Ali Choukeir traduit par Sarah Benhaida à Bagdad. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.