Volte-face en série
Banjul - Quand je suis arrivée au bureau de Dakar en février 2016, tous les vieux routiers de l’Afrique de l’ouest rencontrés en dehors m’ont répété la même chose.
“La Gambie, c’est une méchante petite dictature, mais elle ne te posera pas vraiment de problèmes”.
Ils avaient bien tort. Cette petite nation a fini par m’occuper pendant des mois, avec des revirements surprenants.
Son chef, Yahya Jammeh, était un stéréotype de l’homme fort africain : au pouvoir depuis 22 ans, et réputé pour son excentricité et sa brutalité.
A 51 ans, cet ancien soldat, exhibant toujours en public une canne de bois, un Coran et un chapelet, prétendait guérir le sida avec une potion d’herbes, et menaçait d’égorger personnellement les homosexuels de son pays.
Son titre complet en disait long sur le personnage : Son Excellence Sheikh Professeur Alhaji Docteur Yahya A.J.J. Jammeh Babili Mansa, comme le récitaient ses ministres avec un sourire coincé, en s’efforçant de ne surtout rien oublier.
Il tenait en main ses électeurs tout aussi fermement, avec un taux d’adhésion en hausse inexorable dans les quatre scrutins de 1996 à 2011.
Nous pensions que le cinquième, le 1er décembre, serait une formalité, après l’écrasement d’une opposition faible et divisée.
Et que d’ici les élections suivantes dans cinq ans, nous n’entendrions plus grand chose sur le pays, si ce n’est une poignée d’histoires dérangeantes sur des disparitions et autres violations des droits de l’Homme.
Comment qualifier un groupe de journalistes qui n’ont rien vu venir ?
Pourtant il y a eu des signes que ce ne serait pas une année électorale comme les autres. Avec par exemple des appels à une réforme politique dès avril, dans un pays ayant pourtant banni toute manifestation pacifique.
Pendant ces semaines d’agitation et de procès d’activistes, je me souviens de mes contacts anxieux avec notre pigiste à Banjul, Emil Touray, pour suivre la situation. Connaissant l’impunité totale dont bénéficiaient les services de sécurité, je paniquais à chaque fois qu’il tardait à répondre à mes appels. Non sans raison.
En 2004, le correspondant de l’AFP, Deyda Hydara, avait été abattu par des inconnus, jamais retrouvés, et les journalistes étaient désormais habitués aux séjours en prison.
En me rendant dans le pays en novembre avec un JRI de Londres, Joe Sinclair, et le chef photo pour l’Afrique, Marco Longari, nous nous attendions à une triste routine jusqu’à l’élection du 1er décembre.
Avec les manifestations, bien orchestrées, de soutien au pouvoir par des écoliers et partisans de Jammeh.
Mais le 25 novembre, nous avons constaté un changement.
Le candidat novice Adama Barrow et son équipe revenaient d’une tournée en province. Derrière son convoi, la route était encombrée sur des kilomètres par des Gambiens criant, chantant et dansant, en l’honneur de celui que certains appelaient déjà affectueusement « Wheelbarrow » (la brouette, en anglais).
« Cette fois, toute la Gambie veut le changement », criait un jeune étudiant. Dans une atmosphère de liesse populaire contrastant avec celle du meeting pour Jammeh auquel nous avions assisté la veille.
J’étais frappé qu’après quatre ou cinq heures, les danseuses aux jupes identiques bougent toujours au même rythme, et dans le même ordre. Et que les petits écoliers tenant des pancartes soient encore debout en criant: « Yahya, Yahya Jammeh, nous t’aimons ».
J’ai réalisé qu’ils n’avaient pas le droit de s’arrêter, s’asseoir et se reposer. Ou bien ils avaient trop peur de le faire.
Nos interviews des deux candidats, obtenues après beaucoup d’efforts, ont souligné ce contraste.
Barrow avait l’air si timide, si humble, que j’ai douté qu’il ait la force de tenir. Il s’est déridé quand j’ai fait une blague sur l’équipe de foot d’Arsenal. Ceux qui l’entouraient avaient le regard brillant d’espoir.
L’interview de Jammeh n’avait rien à voir. J’avais passé des jours à écouter des Gambiens raconter, souvent en pleurant, comment un de leurs proches avait disparu aux mains des sbires de sa redoutée Agence nationale du renseignement (NIA).
Et il se tenait là, devant moi, l’air vaguement contrarié.
De petite taille, la peau brillante, enveloppé dans son habituelle tenue blanche immaculée, il n’a fallu qu’une question pour effacer son petit sourire.
« Et si l’opposition gagnait ? »
« Il n’y a pas de +si+ », a-t’-il répliqué du tac au tac.
Les questions suivantes, comme celle de savoir pourquoi les Gambiens étaient la première nationalité de ceux qui franchissent la Méditerranée sur des rafiots vers l’Italie, ne l’ont pas déridé.
« Pourquoi ne me demandez-vous rien sur le développement ?», a-t-il osé, alors que la plupart de ses compatriotes vivent avec moins de deux dollars par jour.
Ce genre de confrontation semblait le contrarier. Pourquoi devrions-nous lui poser des questions aussi désagréables. Après dix minutes, il s’est engouffré dans son Humwee à rallonge, et a filé.
Le lendemain, à la veille de l’élection, l’accès à l’internet a cessé, à l’heure du dîner. Une connexion rapide au réseau est devenue indispensable pour les journalistes suivant une actualité chaude. Après tout, les clients de l’AFP paient pour une information vérifiée, mais aussi rapide.
Marco, un habitué des élections en Afrique, n’avait pas oublié sa BGAN, une valise satellite lui permettant de transmettre ses photos. Mais il devait beaucoup bouger, alors que j’étais censée récupérer des informations, y compris par téléphone, et écrire les dépêches.
La rumeur s’est répandue que la BBC avait obtenu l’aide de l’ambassadeur britannique pour transmettre ses vidéos, avec une liaison satellite ultra-rapide.
J’ai fait chauffer mon téléphone pour joindre l’ambassadeur Colin Crorkin, qui m’a dit être au courant du problème d’accès à internet et vérifier avec son équipe comment nous venir en aide.
Le lendemain matin, jour de l’élection, les lignes téléphoniques internationales étaient coupées. Peu après, c’était au tour des SMS. J’étais au bord de la panique. Comment transmettre, alors que des centaines de milliers de Gambiens se rendaient aux urnes?
Heureusement pour la liberté de la presse, l’ambassadeur de Sa Majesté nous a aimablement informés que nous pouvions utiliser la connexion satellite de l’ambassade, située dans une petite hutte couverte de fiente d’oiseau, au fond du jardin de sa résidence.
Ce modeste environnement est devenu mon deuxième foyer. Avec le couvre-feu, il s’est aussi transformé en refuge pour la dizaine d’autres journalistes sans moyens de communication.
La courtoisie l’a emportée, en se contentant par exemple de protester plutôt que de recourir à la violence quand un média prétendait que ses images étaient prioritaires sur celles de ses concurrents.
Après tout nous n’avions pas d’autre choix que de partager. Rétrospectivement, je garde un souvenir ému de ces heures passées, assise dans l’herbe, à taper des notes et passer des coups de fil, en attendant d’envoyer mes dépêches au bureau de Dakar, ou aux desks de Paris ou Hong-Kong, selon les heures.
Les directs des radios animaient la pelouse, et nous grincions des dents à chaque fois qu’une nouvelle équipe débarquait, le pas traînant, en s’extasiant à la perspective de bénéficier d’une connexion au monde extérieur.
La nuit est tombée, avec le début du dépouillement, et les premiers résultats attendus avant minuit.
. Le sommeil, ou son manque plus exactement, n’était plus un sujet. Tard dans la soirée, la télévision d’Etat a interrompu ses émissions, et diffusé à la place les images d’un jeune garçon récitant le coran.
Après une nuit hachée, dans un demi-sommeil, j’ai réalisé au petit matin que nous n’avions encore aucun résultat. Que se passait-il ? En rejoignant l’ambassade à travers les rues désertes, on a remarqué une forte présence militaire, avec des soldats masqués.
Joe s’est rendu à la commission électorale pour filmer l’annonce des résultats, pendant que j’attendais près du satellite de l’ambassade britannique.
A 08h00, toujours rien. Epuisée, affamée, et frustrée d’être loin de l’action, je me suis demandée ce que je faisais là. Et si une vie normale ne serait pas préférable ? Heureusement pour ma carrière de journaliste, la gouvernante de l’ambassade est passée par là, m’a vue plantée comme un zombie devant mon écran d’ordinateur, et m’a proposée un petit-déjeuner.
J’en aurai presque pleuré de gratitude. Elle m’a installée dans la cuisine, avec des couverts en argent aux armes de sa Majesté. Même le beurrier était décoré du lion et de la licorne, qui semblaient prêts à s’ébrouer, dans l’hallucination de la fatigue.
Œufs brouillés, café, toasts. Une demi-heure plus tard, j’étais d’attaque.
Et puis j’ai reçu un drôle d’appel de Joe. Jammeh reconnaissait sa défaite. Avant même la proclamation des résultats. « Il n’est jamais arrivé que quelqu’un ayant gouverné ce pays si longtemps, admette sa défaite », a dit le chef de la commission électorale. C’est le moins qu’on puisse dire.
La réaction ne s’est pas fait attendre. Avec des cris de joie dans l’air et des gens dansant dans les rues. Le quartier de Westfield, un fief de l’opposition, était dans un état de transe et d’incrédulité.
« C’est un jour incroyable… un jour d’émancipation des Gambiens. Nous avons eu 22 ans d’arrestations illégales et d’oppression par Yahya Jammeh », m’a dit Maya Darboe, dont le mari était en prison et est devenu depuis ministre des Affaires étrangères.
« Le dictateur a perdu, on va faire la fête jusqu’au petit jour, », a crié une femme. Le même mot est revenu en boucle, dans toutes les bouches, liberté, liberté, liberté.
Cette nuit, Jammeh a reconnu sa défaite à la télévision, dignement, en souhaitant bonne chance à son successeur.
Agglutinés devant le poste de télévision du lobby de l’hôtel Senegambia, nous l’avons entendu jurer qu’il ne pourrait « jamais contester l’élection, parce qu’elle a été la plus transparente et exempte de fraude dans le monde ».
Dans un coup de téléphone au vainqueur, on le voit, souriant, lui souhaiter « bonne chance », et plaisanter qu’il va devenir agriculteur.
Une semaine plus tard: volte-face.
Jammeh a annoncé que comme le recompte des voix, sans changer le résultat final, avait montré une différence, l’élection était caduque. Même si nous attendions initialement à un tel scénario, après la couverture d’une semaine de liesse dans la « nouvelle Gambie », nous avons été pris à nouveau par surprise.
Les présidents du Nigéria, Liberia et Sierra Leone, sont arrivés pour essayer de convaincre Jammeh de lâcher le pouvoir, avec l’aide du président du Ghana, qui venait lui-même d’accepter sa défaite dans la présidentielle de son pays.
La présidente du Liberia, Ellen Johnson Sirleaf, le visage marqué par la colère, nous a raconté tout ce que nous devions savoir après sa rencontre avec Jammeh. Faute d’accord, la délégation est repartie. Légalement, Jammeh avait jusqu’au 18 janvier à minuit pour se retirer.
16 janvier. La délégation de présidents africains est de retour. Nouvelles discussions, nouvelles pressions, mais avec cette fois la perspective d’une intervention militaire. Barrow a quitté le pays en janvier, pour le Mali d’abord, puis le Sénégal, afin d’être consacré président le 19 janvier. Face au refus de Jammeh de céder, les forces sénégalaises se sont massées à la frontière, avec un mandat de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l’Ouest (Cédéao).
Et puis, dernière volte-face. Une tentative de la dernière chance des présidents guinéen et mauritanien a porté ses fruits quatre jours plus tard. "J'ai décidé aujourd'hui en conscience de quitter la direction de cette grande nation, avec une infinie gratitude envers tous les Gambiens", a déclaré le perdant, avec sa voix aiguë, à la télévision, à 02h00 du matin.
Nous avons pris nos quartiers à l’aéroport. C’était le seul endroit où s’assurer que Jammeh partirait bien, et que Barrow reviendrait. Dans cette atmosphère surréaliste, les autorités de l’aéroport nous ont même laissé nous installer sur le tarmac.
J’ai dégotté une source à l’aéroport, qui m’a assurée ensuite que Jammeh avait emporté deux Rolls-Royce et une Mercedes, et que 13 autres voitures attendaient un convoyage.
Les renforts des télévisions sont arrivés et j’ai réalisé alors que la Gambie était devenue « La » grosse histoire du moment. En tout cas elle m’avait tellement absorbée depuis deux mois, que je n’avais pas vraiment intégré les autres nouvelles, comme l’élection de Donald Trump.
Nous n’avions encore aucune idée de la destination de Jammeh : on parlait de la Mauritanie, la Guinée ou le Maroc, et nous en étions réduits à chercher sur Google l’origine de l’identification de l’avion privé qui venait d’atterrir.
A 21h00, Jammeh n’ayant jamais été un lève-tôt, son convoi a crissé sur le tarmac. Les militaires ne nous ont pas interdit de l’approcher. La tunique blanche, le Coran, le chapelet, le sourire, tout était là. L’ex-président a grimpé la rampe, embrassé son livre saint et salué de la main. J’ai écrit deux lignes pour le fil, disant qu’il avait quitté le pays, et j’ai attendu que les roues de l’avion en fassent de même avec le sol gambien pour envoyer la nouvelle. Et voilà.
Barrow est revenu le 26 janvier dans le pays, où des forces ouest-africaines s’étaient déployées pour éviter un mauvais coup des services secrets gambiens. Des forces spéciales nigérianes, à l’air patibulaire et armées jusqu’aux dents, tenaient l’aéroport, pendant que des commandos sénégalais, plus souriants, contrôlaient la capitale Banjul.
En février Barrow a finalement pu célébrer sa victoire dans le stade, comme promis. Quant à moi, de retour à Dakar, j’ai repris mon travail sur la Gambie, par téléphone avec Emil. Avant, il était trop dangereux pour lui de signer ses dépêches et il n’osait pas utiliser de smartphone de peur d’être suivi. Maintenant il pense à s’en équiper, et nous travaillons sur les histoires de familles qui cherchent des nouvelles sur leurs proches disparus.
De nouvelles histoires pour une nouvelle Gambie.