Une nuit à Bobigny
Bobigny, France -- Etre photographe d’agence c’est pouvoir couvrir des violences en banlieue un jour, et tirer le portrait d’un footballeur brésilien en moins de 3 minutes le lendemain. Récemment, c’est plutôt le premier sujet qui a occupé mes soirées. Comme c’est un environnement particulier, j’y adapte ma façon de travailler.
Je suis Belge, originaire de Bruxelles, à Paris depuis deux ans et pigiste pour l’AFP depuis un an.
Il y a déjà une grosse équipe de photographes staff au siège de l’agence, au moins quinze. Et un pigiste plus capé que moi. Je suis le dix-septième sur la liste, le plus jeune, et sans enfants. On fait donc souvent appel à moi pour les reportages tard le soir, tôt le matin, et le week-end.
Le foot n’a rien à voir avec les émeutes me direz-vous, mais justement, c’est un bon entraînement, pour être complet. Devenir photographe d’agence, ça veut dire pouvoir tout faire, et aller vite, comme dans un match de foot.
Je fonctionne à la commande, et quand on me donne un reportage ou un sujet à couvrir je me rends sur place. D’ordinaire je sais précisément où aller. Avec les manifestations qui tournent mal, c’est souvent moins simple. Il faut s’orienter, ça bouge souvent très vite.
Les heurts qui ont suivi l’histoire de Théo, ce jeune Noir victime d’un viol présumé lors de son interpellation, sont à ranger dans cette catégorie. Une manifestation d’ordinaire, c’est à un endroit, et quand ça bouge, on suit. Là, c’est beaucoup plus fluide, imprévisible. J’ai suivi celles de Bobigny, Aulnay-sous-Bois, Barbès, Argenteuil.
A Bobigny le 16 au soir, c’était vraiment tendu, dès que je suis arrivé près de la gare routière; j'ai ressenti une ambiance différente de celles des manifs où il y a des banderoles, un itinéraire de défilé, des leaders.
Ca a très rapidement dégénéré: les policiers ont lancé tout de suite des lacrymogènes et ça a été une grande course-poursuite dans les cités ensuite, pendant plusieurs heures. J’ai souvent utilisé Twitter ou Periscope pour m’orienter, quand la rédaction en chef ou le rubricard de banlieue n’avait pas l’info précise sur l’endroit où se trouver.
Du côté de ces manifestants-là il y avait une forme d'exutoire, une envie de "casser" du flic, de se "venger".
Et du côté des forces de police, j'ai eu l’impression qu’ils avaient parfois du mal à garder leur calme. Ils répondaient aux provocations en criant : "Viens plus près, on verra si tu fais encore le malin".
Je m’équipe toujours de la même façon quand je sais que ça peut chauffer. Un pantalon solide, épais, et des bottines, pas de baskets. Sous ma veste j’enfile une dorsale de moto. C’est une sorte de gilet, un peu renforcé devant, et bien protégé derrière. Je le porte sous un pull ou sous ma veste, pour ne pas provoquer. Toute protection visible peut être ressentie comme une forme de provocation.
Je mets un pull noir avec une capuche. Elle peut être utile quand je suis au milieu des manifestants. La plupart en ont une, pour être moins identifiables. Et moi je fais pareil, mais pour ne pas qu’ils me remarquent eux.
On apprend vite à circuler entre les deux camps. Quand je suis près de la police j'arbore mon brassard de presse. C'est un porte-carte, avec un drapeau français, mon numéro de carte de presse et ma photo. Quand je suis près des manifestants je le retourne, pour ne pas être pris pour un flic, car ça ressemble à une carte de police.
C’est assez difficile de travailler du côté des manifestants. Comme les journalistes n’ont pas vraiment la cote, ils risquent de se prendre un coup. Et surtout de se faire voler leur matériel.
Récemment, je voulais aller dans la cité au bord de laquelle il y avait des heurts avec la police. Je me suis pris des bouteilles de verre, lancées apparemment par des jeunes filles, à en croire leurs voix.
Une autre fois, je me suis retrouvé dans un nuage de lacrymogènes. Je ne me sentais pas trop bien, plutôt désorienté. J’ai senti que l’un de mes deux appareils, à l’épaule, tombait. Je me suis retourné pour le rattraper. Un type l’avait en main. La sangle avait été coupée au cutter.
Du côté des policiers c’est plus simple. Ça se passe presque toujours bien. La seule chose qu’on risque c’est de se faire barrer le passage.
Il m’arrive même d’en suivre. Comme une section de la BAC, à pied, qui s’est engagée à pied dans un coin de la cité. Je leur ai emboîté le pas, sans parler. Ils ont fait attention à moi. Il y en a même un qui a surveillé que je ne traînais pas, pour ne pas rester seul.
L’expérience compte beaucoup pour couvrir ce genre de situation, sans prendre de risques inconsidérés. Mais il ne faut pas négliger d’autres moyens. La semaine dernière, j’ai suivi une journée de formation au comportement en situation d’émeute.
Je transmets directement depuis mon appareil. Avec une petite antenne de quelques centimètres, via un petit routeur sans fil. Les photos arrivent directement au desk photo du siège.
Quand il y a trop de lacrymogènes, j’ai un masque anti-pollution en néoprène, assez efficace. En plus il est noir, et ressemble à ceux que portent beaucoup de manifestants. Pour les yeux j’ai toujours dans ma poche des lunettes à résistance balistique. Le casque, c’est dans le sac, toujours dans l’idée de ne pas provoquer. Mais ça peut être utile quand les objets commencent à voler.
Pour me déplacer c’est par mes propres moyens. J’ai un scooter. Mais le soir ou la nuit, l’agence me file un chauffeur avec voiture. Ça permet de stocker du matériel dont on peut avoir besoin. C’est aussi plus sûr qu’une moto si on se fait caillasser.
L’essentiel, c’est d’être discret. Tout près de l’action, mais discret.
Ce billet de blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.