VIP d'un soir à la Maison Blanche
WASHINGTON, 12 févr. 2014 - Ma famille a cru qu'il s'était passé quelque chose de grave, tant était fort mon cri d'incrédulité lorsque ce courrier électronique est tombé un après-midi de janvier.
"Cher M. Tangi Quéméner, le Président et Mme Obama souhaitent avoir le plaisir de partager votre compagnie lors d'un dîner en l'honneur de Son Excellence François Hollande, président de la République française, qui aura lieu à la Maison Blanche le 11 février 2014 à sept heures du soir. Tenue de soirée". Invitation valable pour deux personnes.
Cela fait plus de quatre ans que je couvre la Maison Blanche de Barack Obama pour l'Agence France-Presse, avec mon collègue anglophone Stephen Collinson. Depuis nos postes de travail dans les exigus quartiers de la presse au siège de l'exécutif, ou lors des déplacements du 44e président aux Etats-Unis et dans le monde, nous avons fait le plein d'expériences intenses: campagnes électorales haletantes, crises budgétaires jusqu'au bout de la nuit, grandes annonces de politique étrangère et de sécurité nationale. Nous avons aussi relaté les fastes des sept dîners d'Etat organisés pendant le premier mandat de l'administration démocrate actuelle.
Mais c'est la première fois que je suis convié à un tel événement, sans doute le plus couru et convoité du circuit mondain américain avec la fête des Oscars organisée par le magazine Vanity Fair à Hollywood. Beaucoup se damneraient pour une invitation, et d'ailleurs en 2009, deux arrivistes particulièrement culottés avaient provoqué un scandale en réussissant à s'y infiltrer malgré les mesures de sécurité supposées très strictes. Je ne peux que spéculer sur les raisons pour lesquelles j'ai été choisi.
Coups de canon dans l'air glacé
La visite d'Etat de François Hollande aux Etats-Unis, une première pour un président français en 18 ans, représente une couverture exigeante pour l'AFP Washington qui a mobilisé ses correspondants, une demi-douzaine de photographes et journalistes vidéo. Coup de chance, c'est à notre tour de voler dans Air Force One pour le "pool" de presse américain lors de l'excursion qu'effectuent lundi 10 Obama et Hollande en Virginie, sur les terres du président francophile Jefferson. Le lendemain, nous nous pressons avec les journalistes accrédités à l'Elysée sur la pelouse sud de la Maison Blanche, pour une cérémonie d'arrivée conforme au lourd protocole des visites d'Etat: 21 coups de canon résonnent au centre de Washington tandis que la Marseillaise s'élève dans l'air glacé. Il fait -7°C dans la capitale fédérale, dernier avatar en date d'un hiver particulièrement rude.
Le reste de la journée passe à toute vitesse, entre photos des dirigeants dans le Bureau ovale, leur conférence de presse commune et la rédaction des dépêches du jour avec notre collègue correspondant à l'Elysée, Hervé Asquin, et le renfort des desks à Washington.
Alors que la nuit tombe, mon épouse et moi nous dirigeons vers une entrée discrète de la Maison Blanche, avec l'impression d'être un peu déguisés. Car la première étape d'un dîner d'Etat est de trouver à s'habiller! Travailler au quotidien dans l'enceinte du siège de l'exécutif requiert de porter costume et cravate - on ne sait jamais quand on peut se retrouver en présence du président -, mais la "tenue de soirée" signifie smokings pour les hommes et robe longue pour les femmes.
Après avoir passé des contrôles de sécurité draconiens - cinq étapes en tout - nous abordons enfin l'"East Wing" où se trouvent les bureaux de la "première dame" Michelle Obama. Des militaires en grand uniforme, la poitrine bardée de décorations, nous souhaitent la "bienvenue à la Maison Blanche". Un passage au vestiaire et nous voilà face à un employé de la présidence qui, comme au bal des débutantes, nous annonce à la cantonnade, c'est à dire... à mes collègues journalistes. Drôle d'impression, après 18 ans de métier, que de se retrouver face aux objectifs et bombardé de questions par les reporters que je fréquente d'habitude au quotidien! Les flashes crépitent, les téléphones "tweetent" et les caméras tournent. "C'est un rêve qui se concrétise", dis-je en plaisantant, alors que nous sommes déjà happés dans les sous-sols dallés de marbre de la Maison Blanche, où se pressent des invités, coupes de vin pétillant à la main.
De la salle de presse à la salle d'apparat
En haut de l'escalier, nous accédons à la principale salle d'apparat de la résidence, l'"East room", là où à peine quelques heures plus tôt je tapais nerveusement des alertes AFP sur mon ordinateur portable pendant la conférence de presse. C'est l'occasion de remarquer que notre média n'est pas la seule agence de presse internationale représentée: mes collègues d'Associated Press, de Reuters et de Bloomberg ont également été conviés ce soir. La Maison Blanche a aussi invité les correspondantes du Monde et de Canal Plus. Notre instinct grégaire fait le reste et c'est ensemble que nous nous mettons en file pour le premier grand moment de la soirée, l'accueil des invités par les hôtes.
Les deux présidents et Michelle Obama échangent avec nous des poignées de main cordiales et spontanées, comme si nous étions de vieux amis qui nous étions quittés la veille. C'est un peu sonnés par ces rencontres que nous nous dirigeons vers la pelouse sud où a été dressée une grande tente, heureusement chauffée. Trente-cinq tables de 10 convives, couvertes de fleurs dans les tons mauves, ont été installées. D'audacieuses compositions florales pendent du plafond, tandis que riches, célèbres et puissants, francophones ou non, se pressent dans les travées: la directrice générale du FMI Christine Lagarde, l'acteur d'"American Bluff" Bradley Cooper côtoient le vice-président Joe Biden ou le basketteur NBA Jason Collins.
A notre table: deux proches collaborateurs d'Obama, une haute responsable du département d'Etat et un membre de l'équipe dirigeante d'une très grande entreprise française. L'ambiance est cordiale et bon enfant, même quand on annonce l'arrivée des présidents. Des applaudissements crépitent alors qu'Obama et Hollande montent sur la scène installée au fond de la tente et éclairée de bleu, blanc et rouge, les couleurs des deux pays.
Obama porte un toast à l'amitié franco-américaine, en évoquant Alexis de Tocqueville, l'auteur du livre de référence "De la démocratie en Amérique", qui avait noté selon le président "la multitude de choses que les Américains sont capables de se fourrer dans l'estomac". L'assistance rit de bon coeur. Même succès pour Hollande quand il porte à son tour un toast, en parlant des Américains: "vous aimez la France, vous ne le dites pas toujours parce que vous êtes timides!"
Un humoriste à la table du président
Ce dîner est l'occasion d'éclaircir une question qui tarabustait la presse: à qui allait revenir la place traditionnellement dévolue à la "première dame" du pays invité, vu la récente rupture de Hollande et Valérie Trierweiler? C'est finalement Thelma Golden, directrice d'un musée d'art contemporain à Harlem (New York) qui occupait ce siège. A la table des présidents aussi, un invité assez pittoresque: l'humoriste Stephen Colbert, qui malgré son nom rappelant l'Ancien régime, n'est a priori pas d'extraction française et en tout cas pas francophone, même s'il met un point d'honneur à prononcer son nom "Colbère" et non "Colberte". François Hollande était-il au courant d'un récent sketch de son compagnon de table, spécialisé dans une parodie de la télévision conservatrice Fox News, sur les aléas de sa vie privée ?
Pendant que l'orchestre des Marines joue les premiers mouvements de "Carmen" de Georges Bizet, un ballet de serveurs apporte le premier plat: un velouté de pommes de terre versé sur des oeufs de caille et quelques graines de caviar de l'Illinois, le fief politique d'Obama. Suivront une "salade d'hiver" avec des petits légumes du jardin bio de Michelle Obama, planté à quelques mètres de là, et servis dans d'étonnants bocaux.
Plat de résistance: une savoureuse pièce de boeuf du Colorado, sur un robuste vin rouge du Nord-Ouest américain. Après le dessert, un assortiment de glace et de fondants au chocolat délicatement disposés sur des assiettes à liseré, Michelle Obama, dans une longue robe bleu et un bustier noir signés Carolina Herrera, fait applaudir les chefs cuisiniers et pâtissiers qui selon elle ont travaillé pendant des mois à l'élaboration du festin.
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C'est alors qu'entre en scène la "diva" du R n' B Mary J. Blige, dans une robe étincelante. Après plusieurs de ses succès très rythmés, elle fait chavirer les Français dans la salle en entonnant les premiers couplets de "Ne me quitte pas" de Brel, qu'elle enchaîne avec une version gospel de "One", l'une des plus célèbres chansons de U2. François Hollande, Barack et Michelle Obama sont debout, esquissant quelques mouvements de danse. Ovation pour la chanteuse, et mot de la fin pour les présidents.
François Hollande, qui avait prononcé la moitié de son toast plus tôt en anglais, retrouve le français pour saluer avec la capacité des Américains à faire danser sa délégation, ce qui "confirme qu'avec Barack Obama, yes we can!" Et de conclure, en écho à Brel et avec une certaine émotion: "ne nous quittons pas". François Hollande et Barack Obama se tombent dans les bras, échangeant de viriles tapes dans le dos.
Il gèle à pierre fendre lorsque nous sortons de l'enceinte de la résidence peu avant minuit, de quoi dissiper l'euphorie d'avoir respiré, quelques heures durant, l'air raréfié des hautes sphères de Washington. Mercredi, les dépêches AFP de la Maison Blanche traitent du processus de paix au Proche-Orient et du relèvement du salaire minimum des contractuels fédéraux.
Tangi Quéméner, correspondant de l'AFP à la Maison Blanche, pendant le dîner d'Etat américano-français du 11 février 2014 (DR)
Tangi Quéméner est l'un des correspondants de l'AFP à la Maison-Blanche. Il est aussi l'auteur du livre "Dans les pas d'Obama" (JC Lattès, 2012).