A la réception du love hotel "The Rock Kowloon Walled City" à Iruma, dans la banlieue de Tokyo, les images des chambres libres s'affichent sur un écran avec une liste des équipements dont elles disposent et les tarifs pour la nuit ou pour un usage diurne (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Dans le secret des « love hotels » de Tokyo

TOKYO, 14 févr. 2014 – « Allô, il nous faut un reportage sur les love hotels au Japon, photo, texte et vidéo, à temps pour la Saint Valentin. A envoyer dans dix jours maximum ».

Panique à bord. Nous sommes un vendredi soir au bureau de l’AFP à Tokyo. L’actualité était calme, chacun papotait de ses projets pour le weekend. Et voilà que tout à coup, le siège de l’agence à Paris nous commande le sujet problématique par excellence …

Juke Box, Rose Lips, Stylish, Queen Elizabeth: avec leurs noms bizarres et leur architecture parfois délirante, les love hotels sont une institution au Japon. Ils sont réservés aux ébats amoureux des couples, légitimes ou non, qu’il s’agisse d’épicer le quotidien ou tout simplement de prendre un moment de détente loin de l’appartement familial exigu ou du regard des parents (il n’est pas rare, ici, que les jeunes habitent chez papa-maman jusqu’à 35 ans ou plus). Les chambres, qui se louent à l’heure ou pour la nuit, vont de la double ordinaire au palais fantasmagorique avec lits tournants, écrans de télé, cordes à nœuds et bains à bulles.

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Trouver un love hotel n’est pas difficile, leur nombre est estimé entre 20.000 et 30.000 dans le pays. Mais comment mettre ce sujet en images ? Quel gérant acceptera de nous ouvrir les portes de son établissement en si peu de temps ? Et surtout, comment aborder les clients et les convaincre de se faire interviewer à propos des choses qu’ils sont venues faire dans cet endroit ? Même si les love hotels, l’érotisme et la pornographie sont partout dans leur pays, les Japonais sont pudiques. Trouver quelqu’un qui accepte de parler de sa sexualité devant une caméra relève de l’exploit.

Donjon sado-maso

Au bureau de l’AFP, les collègues (ou du moins, ceux qui n’auront pas à participer à la réalisation de ce reportage) sont goguenards. « Il y a un love hotel près de chez moi. De l’extérieur, on dirait une sorte de donjon sado-maso, je pense que les chambres doivent être très visuelles », me suggère l’un d’eux, hilare.

Je jette un coup d’œil au site Internet de l’Alpha-In. En effet, toutes les chambres ressemblent à des prisons, avec barreaux, chaînes et une panoplie d’accessoires douteux. Sur le site, une section « photographie » précise qu’il faut débourser 105.000 yens, soit plus de 750 euros, pour filmer une chambre pendant quelques heures. Pas question de payer pour ce type de prestation, mais je passe tout de même un coup de fil.

Le love hotel "The Rock Kowloon Walled City" à Iruma, dans la banlieue de Tokyo (AFP / Yoshikazu Tsuno)

–Bonjour, je voudrais filmer vos chambres et interviewer le gérant, pour un reportage.

–Ça fera 105.000 yens.

–Mais ce n’est pas pour un porno, c’est pour un reportage, je vous assure !

–On vous rappellera.

Ce qu’ils ne font évidemment pas. Le temps presse, il me faut trouver des interlocuteurs. Pas forcément des couples adultères, mais plutôt des jeunes qui y vont pour pimenter leur vie sexuelle ou parce qu’ils vivent avec leur famille. Je poste donc un message sur les réseaux sociaux dans mon plus beau japonais, tentative désespérée de trouver des candidats pour me parler de leur expérience. Quelques amis me répondent sur le ton de la blague, mais les jours passent et aucun volontaire ne se manifeste. Par ailleurs, je n’ai toujours pas pu filmer de love hotel.

La "chambre de la jungle" du love hotel "Rock Kowloon Walled City" (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Un photographe du bureau se souvient soudain d’une drôle d’auberge qui a fait l’objet d’articles dans les journaux lors de son ouverture. « The Rock » est à mi-chemin entre une maison hantée et un love hotel. Le concept : donner le frisson aux couples pour qu’ils puissent mieux se réchauffer sous la couette. Si cet hôtel a fait parler de lui dans les médias, c’est que les propriétaires doivent facilement ouvrir leurs portes aux journalistes. Bingo ! La gérante, une aimable mamie, accepte de nous recevoir le surlendemain.

Faux cadavres et rats en plastique

L’hôtel est à plus d’une heure et demie de Tokyo, mais il vaut le détour. Les chambres sont spacieuses et romantiques, mais les couloirs sont jonchés de faux cadavres et des rats en plastique s’animent quand on leur passe devant. Je tends le micro à la gérante, mais elle se braque :

« Ah non ! Je ne veux pas apparaître du tout, même si on ne voit pas mon visage. Je l’ai promis à ma famille ! »

Ambiance de maison hantée dans le couloir du love hotel "The Rock Kowloon Walled City" (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Je repars donc sans aucune interview. Ni de clients, ni de la gérante. Les quelques images de maison hantée que j’ai pu prendre ne suffisent pas pour boucler un sujet.

Le lendemain, je décide de partir en mission dans le quartier jeune de Shibuya. C’est là que se trouve la fameuse « colline aux love hotels », sur laquelle se concentrent plus de cent de ces établissements. Mais pas question de tenter d’interroger les couples qui sortent des hôtels. Je risquerais de me faire casser la figure.

Je me poste à environ 500 mètres en bas de la colline, devant le célèbre carrefour de Shibuya que traversent des centaines de milliers de personnes chaque jour, et tente d’interroger tous les couples que je croise. Il me faudra braver le froid deux bonnes heures pour trouver deux ou trois couples qui acceptent de me répondre. Ils me racontent brièvement pourquoi ils se rendent au love hotel. C’est un début, mais ce n’est toujours pas suffisant.

La réception du love hotel "Two Way" à Tokyo. L'étroitesse de l'ouverture permet d'éviter le contact visuel entre l'employé et le client lors du paiement et de la remise des clefs (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Fort de mon succès, je décide de gravir la colline pour filmer discrètement les extravagantes devantures, en prenant soin de ne pas capturer les visages. Les images ne manquent pas : chaque façade est unique en son genre, tantôt discrète, tantôt flamboyante de néons, ou recouverte de moulures façon rococo carton-pâte.

Je constate alors qu’un de mes amis a répondu à l’appel sur Facebook. Il me confie avoir parmi ses connaissances le gérant du « Two Way », et que ce dernier acceptera peut-être de me rencontrer. Il ne me donne que son nom, mais je retrouve rapidement ses coordonnées sur internet. Le gaillard est non seulement gérant de plusieurs love hotels, mais aussi « consultant en achat et vente » de ces établissements.

L'idéal: quatre couples en 24 heures

Il accepte tout de suite l’interview dans son hôtel décoré de statues d’éléphants équivoques. Il se trouve par ailleurs être une mine d’informations sur l’économie du secteur. Avec assurance, il explique les rouages de son métier, décrit en détail le type de clients qui fréquente les hôtels. «L'idéal, c'est quand une chambre accueille quatre couples en 24 heures : un le matin, un l'après-midi, un troisième jusqu'à minuit, un quatrième pour la nuit», explique-t-il.

Ça y est, je sais que j’ai de quoi boucler le sujet, et que je pourrai le livrer dans les temps.

Et en plus j’ai quelques idées de sortie pour la Saint Valentin. Enfin bon, il faudra que j’en parle d’abord à ma copine…

Démonstration de la "Dream Love Chair", équipée de deux sièges vibrants se faisant face, lors de la "Leisure Hotel Fair" 2007 à Tokyo, le salon professionnel annuel d'équipements pour love hotels (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Antoine Bouthier est un journaliste vidéo travaillant pour l'AFP à Tokyo.