Vie et mort dans une guerre oubliée
DALDAKO (Soudan), 28 mai 2014 – Le coup de téléphone tombe à dix heures du matin, de façon complètement imprévue. Il vient du Service national de renseignement et de sécurité du Soudan, le tout puissant NISS. C’est inhabituel. Et c’est urgent.
« Soyez à l’aéroport dans trente minutes », me dit l’agent du NISS au bout du fil.
La seule information qu’il me donne, c’est que le NISS a tout à coup décidé d’emmener des journalistes dans l’Etat du Kordofan du Sud, où des rebelles et les forces gouvernementales s’affrontent depuis trois ans. Une région dont l’accès est, en temps normal, sévèrement contrôlé.
L’information initiale est vague mais, quelle que soit la raison de ce voyage organisé, il constitue une rarissime occasion de pénétrer dans cette zone de combats méconnue. En tant que correspondant soudanais de l’AFP, je suis le seul qui peut y participer. Les services de sécurité se méfient des Occidentaux, comme le chef du bureau de l’AFP à Khartoum, et rejettent régulièrement leurs demandes d’autorisation pour voyager dans les régions sensibles.
A l’instar du conflit au Darfour qui s’éternise depuis onze ans, l’insurrection au Kordofan du Sud, un Etat frontalier du Soudan du Sud, a pour origine l’abandon et les discriminations dont les groupes ethniques non-arabes se disent victimes de la part du régime de Khartoum dominé par les Arabes. Selon les Nations Unies, plus d’un million de personnes sont affectées par la guerre dans les secteurs contrôlés par le gouvernement au Kordofan du Sud et dans l’Etat voisin du Nil Bleu. Mais depuis le début de l’insurrection en 2011, les Nations Unies n’ont pas accès aux secteurs contrôlés par les rebelles, et sont par conséquent incapables d’y mesurer l’impact de la guerre sur les populations civiles. C’est la guerre oubliée par excellence.
Nous nous doutons bien que l’invitation impromptue du NISS a quelque chose à voir avec les « Forces de soutien rapide », des unités paramilitaires très controversées. Contrairement à l’armée régulière, ces forces sont placées sous le commandement direct du NISS, organisation ultra-puissante qui dispose à la fois d’unités de type militaire et d’agents secrets en civil.
Une première Force de soutien rapide a été mise en place il y a plusieurs mois au Darfour, dans l’ouest du pays. Composée de membres de tribus arabes, elle a été accusée d’avoir incendié des villages et de s’être livrée à d’autres types d’exactions contre les civils. Une unité similaire, baptisée Force de soutien rapide 2, a été créée ce mois-ci au Kordofan. Ses membres ont également été recrutés parmi la population locale. Très critiqués pour leurs agissements au Darfour, les commandants de la Force sont sur la défensive, et une opération de relations publiques s’impose.
Je me précipite à l’aéroport militaire de Khartoum. Et j’attends. Longtemps. Très longtemps… Rien n’est jamais sûr au Soudan, et une surprise n’est jamais à exclure.
Finalement, en début d’après-midi, le départ est confirmé. Nous embarquons à bord d’un avion-cargo à hélices, un Antonov-32 blanc qui ne porte aucun signe distinctif à l’exception d’un drapeau soudanais. Les passagers qui, comme moi, ont de la chance, parviennent à s’installer sur un des quelques sièges disponibles. Les autres s’asseyent par terre, au milieu des caisses de marchandises dont on ne sait exactement ce qu’elles contiennent.
Quatre-vingt-dix minutes de vol, et nous voici à Kadugli, la capitale du Kordofan du Sud. La ville est entourée de montagnes verdoyantes. La saison des pluies vient de commencer et redonne vie pour quelques semaines à la végétation. Sur le tarmac, j’aperçois quatre hélicoptères d’attaque soviétiques Hind. L’équipage de l’Antonov, composé d’étrangers, débarque les caisses de marchandises, tandis que nous sommes conduits vers un bâtiment gouvernemental.
Kadugli est périodiquement bombardée par les rebelles du Mouvement de libération du peuple du Soudan-Nord, le SPLM-N. Mais ce jour-là, le seul feu que l’on entend est celui des forces gouvernementales qui, jusqu’à trois heures du matin, procèdent à quatre tirs de barrage à l’artillerie et à la roquette contre un ennemi invisible, nous assurant au passage une nuit sans sommeil.
Une autre rude journée nous attend le lendemain. Les hommes de la Force de soutien rapide nous font embarquer à l’arrière de leurs pickups camouflés, la machine de guerre-type au Soudan. Assis entre les boîtes de munitions entassées sous la mitrailleuse, nous roulons d’abord sur une piste à travers un paysage de forêts et de broussailles qui ne semble habité que par des soldats. Les hommes de l’armée régulière soudanaise ont construit des huttes en terre dans lesquelles ils vivent, près de leurs tanks et de leurs armes. Ils sont en état d’alerte alors que les pourparlers de paix entre le gouvernement et la rébellion ont été interrompus, et doivent reprendre fin mai.
Notre convoi passe devant ce qui semble être des ruines de maisons en glaise. Leur destruction remonte visiblement à fort longtemps. Enfin, nous arrivons au camp de la Force de soutien rapide à Daldako. Plus de mille hommes y sont basés. Ils sont équipés de tanks, de pièces d’artillerie, de batteries anti-aériennes et de canons sans recul. On les voit qui creusent des tranchées.
Nous sommes accueillis par le commandant du camp de Daldako, le colonel Hussein Jeber Al-Dar. Il se montre chaleureux et poli. Le 18 mai, nous annonce-t-il, la Force de soutien rapide 2 a gagné sa première bataille. La région de Daldako, que l’armée soudanaise avait tentée de reconquérir à deux reprises et sans succès fin 2012, a finalement été « libérée » et le SPLM-N a subi « de lourdes pertes », triomphe-t-il. Ses hommes nous montrent ce qu’ils présentent comme un tank pris à l’ennemi. Des uniformes rebelles jonchent le sol, mais on ne voit aucun cadavre. Le SPLM-N a évacué ses nombreux morts et blessés, nous disent les soldats. On aperçoit ça-et-là quelques maisons de terre calcinées, mais les dégâts causés par la bataille ne semblent pas avoir été très lourds.
Au Darfour, les Forces de soutien rapides ont été accusées de pratiquer le viol, le pillage et l’incendie. L’unité, qui nie ces allégations, fait tout son possible pour se présenter comme une force régulière, et non comme la horde de « vagabonds » que décrivent ses détracteurs.
Le colonel Dar semble correspondre idéalement à l’image que la Force de soutien rapide veut donner d’elle-même. Originaire du Kordofan, il porte une fine moustache, un béret vert légèrement incliné sur la tête et un uniforme beige avec l’insigne du NISS. Il semble très à l’aise avec tous ses soldats, qu’ils soient hommes du rang ou officiers, et se montre ouvert avec les journalistes. Debout sous un arbre, il nous explique l’importance militaire de l’opération à Daldako. C’est par cette région, selon lui, que transite la totalité de l’approvisionnement des rebelles.
« Reviendrez-vous nous voir ? » me demande-t-il aimablement lorsque nous repartons.
Je lui réponds que vu les restrictions d’accès au Kordofan du Sud pour les journalistes, cette perspective me semble difficilement envisageable.
Et de toutes façons, même si prochaine fois il y a, le colonel Dar ne sera plus là pour nous accueillir.
Moins d’une semaine après notre rencontre, nous apprenons que les rebelles ont contre-attaqué à Daldako. Le colonel Dar, pièce maîtresse de l’opération de relations publiques organisée par le NISS à notre intention, a trouvé la mort dans les combats.
Abdelmoneim Abu Idris Ali est journaliste au bureau de l'AFP à Khartoum.