Une extraordinaire gentillesse
Christchurch (Nouvelle-Zélande) -- Les larmes sont arrivées sans prévenir, alors que je les regardais former avec leurs bras une barrière protectrice autour de leurs voisins musulmans, en veillée de prière dans un parc, à quelques pas de l’endroit où avait eu lieu le massacre.
Ça arrive souvent comme ça, quand on s’y attend le moins. En couvrant les suites d’une tragédie, vous percevez quelque chose qui vous rappelle que la bonté existe même dans les moments les plus sombres. Et vous craquez.
Il y a eu tant de moments de ce genre pour l’équipe de l’AFP couvrant le massacre des deux mosquées de Christchurch, dans lequel un suprématiste blanc a tué 50 fidèles.
Pour le photographe Anthony Wallace, c’est arrivé quand John Milne l’a invité chez lui et a fondu en larmes au moment d’écrire une lettre poignante à son fils disparu Sayyad, 14 ans.
Pour la reporter basée à Sydney, Glenda Kwek, c’est venu avec ces habitants offrant de la nourriture et de l’eau quand elle patientait aux barrages, avec ces accolades spontanées d’étrangers, et ce sentiment de ne jamais être considérée comme un paria ou un parasite.
J’appréhende toujours d’être envoyé couvrir une tuerie de masse. Il y a quelque chose de singulièrement détestable dans ce genre de tuerie de sang-froid, clinique, méthodique et de la seule responsabilité humaine. Les désastres naturels ont un caractère inévitable; les explosions sont le fait de l’homme mais elles surviennent en un instant.
En revanche les tueries de masse et les prises d’otages s’éternisent, victime après victime, avec pour chacune sa propre histoire de mort ou de survie. C’est insupportable.
Mon métier est de rapporter les expériences humaines avec sensibilité, précision et empathie. Et malheureusement les tragédies en font partie. On sait à l’avance que des scènes et des témoignages terribles nous attendent. On a tendance à se blinder pour s’en protéger. Mais on est aussi témoin d’actes de bonté et c’est généralement ce qui vous atteint.
J’étais en vacances en Indonésie quand j’ai entendu qu’il s’était passé quelque chose de terrible dans la ville réputée tranquille de Christchurch.
Ma sœur, qui vit dans cette localité du sud de la Nouvelle-Zélande depuis plus de dix ans, m’a envoyé un texto.
« Pas sûre que ça fasse la Une mondiale mais Christchurch est bouclée parce qu’il y a eu une fusillade à une mosquée près de Hagley Park », m’a-t-elle écrit, en précisant qu’elle attendait des nouvelles de ses deux jeunes enfants.
Il a suffi de quelques minutes pour que la nouvelle de la fusillade se répande partout. Et que les médias se dépêchent d’envoyer des équipes sur place. Dès le lendemain, l’AFP avait une équipe de dix reporters sur le terrain.
Le massacre avait une caractéristique aussi moderne que déplorable, parfaitement adaptée à notre époque de réseaux sociaux. Le tireur présumé, un Australien de 28 ans auto-proclamé nationaliste blanc, Brenton Tarrant, avait diffusé en direct son expédition meurtrière sur Facebook. Il savait que la séquence serait ensuite dupliquée à l’infini.
Si bien que longtemps avant que les médias n’arrivent sur place, le meurtrier s’était arrangé pour que le récit de son acte soit visible par le plus grand nombre, en ligne.
Pendant que nous nous efforcions de trouver des vols vers Christchurch, nos collègues en charge du fact-cheking à Hong-Kong ont eu la tâche éprouvante de regarder la vidéo pour vérifier son authenticité. L’équipe a déterminé qu’elle était vraie, mais nous avons décidé de ne pas la diffuser à nos clients.
Je me suis longuement demandé si je devais moi aussi la regarder, pendant que j’attendais mon avion à Bali. Je m’y suis résolu. Je voulais avoir une idée de ce qu’avaient traversé ces gens, et de ce qu’avait fait le tueur. Des collègues ont fait le choix contraire, et je le respecte totalement.
Il m’a fallu à peine trois minutes pour trouver une copie de la vidéo sur YouTube.
J’ai déjà vu des choses terribles, des bombardements, des fusillades, la campagne de terre brûlée contre les Rohingyas, des crimes de djihadistes. Cette fois, c’était tout autre chose. La tristesse et l’angoisse m’ont submergé d’un côté. Mais de l’autre j’ai été envahi par la colère, avec une poussée de bile dans la gorge.
La séquence ressemblait à un jeu vidéo et son auteur avait clairement cette intention en tête. Si ce n’est qu’à chaque fois que quelqu’un tombait je réalisais qu’il s’agissait d’une vraie personne, déchirée par une volée de balles. Notre travail cette semaine serait de dire au monde qui elles étaient, de nous concentrer sur les victimes.
Nous avions tous une idée assez claire de ce qui nous attendait. La plupart des membres de l’équipe avaient déjà couvert des tragédies, des séismes, typhons et attaques terroristes, des effondrements d’immeubles et des homicides.
Personnellement j’ai déjà couvert un massacre par un suprématiste blanc: le meurtre de 77 personnes, essentiellement des jeunes, par Anders Behring Breivik en Norvège en 2011.
Les premiers jours ont été dominés par les récits poignants des survivants, des familles dévastées, des attentes angoissées à l’hôpital, des funérailles et de l’enquête inévitable mais nécessaire sur la personnalité du meurtrier.
Les gens sont souvent très disposés à parler après une tragédie, particulièrement dans les premiers jours suivant le drame. Il y a peut-être une vertu cathartique à se livrer à un journaliste aussitôt après, mais les gens éprouvent aussi le besoin de faire savoir ce qui leur est arrivé ainsi qu’à leurs proches.
Seulement, après un certain temps une sorte de fatigue des médias s’installe. Une communauté étroitement soudée, ébranlée par la grande perte qu’elle vient de subir, en vient à regretter la présence des médias. Elle a déjà suffisamment à faire et est bien consciente que l’intérêt que lui porte le monde est fugace par nature. Un reporter doit percevoir ces choses.
Eh bien, en Nouvelle-Zélande, rien de tel. La population est restée chaleureuse et accueillante tout du long. Cette chaleur humaine s’est concrétisée le plus visiblement dans les expressions de soutien à la minuscule et traumatisée communauté musulmane.
Il y a eu des danses de haka très émouvantes, exécutées par des écoliers comme par des gangs de motards...
... des foules énormes pour la prière du vendredi une semaine après le massacre...
... des Maoris qui ont partagé le « hongi », -leur salut traditionnel en se frottant le nez-, avec des musulmans après ces prières...
... des discours de défi condamnant la haine qui habitait le tueur ; le message de la Première ministre Jacinda Ardern affirmant que les victimes « Sont nous » ; le port du hijab une journée durant par de nombreuses néo-zélandaises.
Cette chaleur nous a aussi été destinée, et a grandement facilité notre travail. Les personnes les plus affectées ont souvent été les plus cordiales.
Le chauffeur de taxi Abdulkadir Ababora a survécu par chance au massacre en plongeant sous une bibliothèque portant habituellement des Corans. Il est devenu un intermédiaire précieux pour nos équipes, en nous aidant à approcher avec délicatesse d’autres survivants et des blessés qui voulaient partager leurs histoires.
Il y a eu Mo, un expert australien qui a passé trois jours et trois nuits avec une équipe de volontaires pour laver les corps, -comme l’exige le rite musulman-, de toutes les victimes avant leur mise en terre. Il voulait que le monde comprenne les soins apportés aux dépouilles et remercier les médecins de Christchurch qui les ont aidés. Il a préféré rester anonyme.
Il y a eu aussi la famille Nabi, dont le patriarche Mohammed Daoud Nabi, 71 ans, a été la première victime du tueur, alors qu’il l’accueillait à l’entrée de la mosquée avec un “Bonjour frère”. Bien que plongée dans la détresse de ses funérailles, la famille a volontiers accueilli notre équipe de reporters pour être les témoins de leur dernier adieu à leur proche.
Beaucoup ont exprimé le souhait de s’assurer ainsi que la mémoire de leurs êtres aimés était préservée et de montrer que le tireur avait échoué à diviser la Nouvelle-Zélande.
Pendant sa mission, Anthony Wallace, photographe basé à Hong-Kong, a transporté dans son sac à dos un tableau effaceur blanc et demandé à ses interlocuteurs d’écrire un message pour le monde.
La plupart ont choisi des mots d’unité et de résistance.
« J’aime la Nouvelle-Zélande. Nous sommes unis », a écrit Zeynia Endrise, dont le mari Abbas s’est battu pour survivre à un tir qui lui a transpercé le poumon droit.
Atish, un musulman de 38 ans avec un shalwar kameez - la tenue traditionnelle – et un calot de prière, a appelé à la retenue : « Il n’y a pas de place pour la haine ».
John Milne, qui a perdu son fils dans le massacre, a été le dernier à écrire un message sur le tableau d’Anthony.
Il a été sollicité par de nombreux reporters à Christchurch, à cause de sa façon si ouverte d’exprimer son amour pour son enfant, Sayyad.
Il a longuement raconté comment ce dernier était un gardien de but de football doué, qui rêvait de jouer un jour pour Manchester United. Il a porté pendant presque toute la semaine les sandales de Sayyad.
John a invité Anthony chez lui pour lui montrer la chambre désormais vide de son enfant, son lit bien fait et ses vêtements bien rangés.
Au lieu d’un court message il a écrit une longue lettre à son fils sur le tableau blanc, en le décrivant comme un « lion courageux » et en le qualifiant de « petit être spécial » qui avait dû lutter pour survivre à une naissance difficile.
Le message était si beau et si personnel qu’Anthony n’a pu se résoudre à remporter son tableau.
John lui a dit qu’il le garderait ainsi, intact, dans la chambre de Sayyad.
J’aime penser que cet objet est un petit témoignage de la présence de notre équipe à Christchurch, de la même façon que cette ville et ses habitants ont laissé leur empreinte en nous.