Des habitants de Buzi, au Mozambique, sont réfugiés sur les gradins d'un stade, le 20 mars 2019, pour échapper à l'inondation qui a suivi le passage du cyclone Idai six jours plus tôt. (AFP / Adrien Barbier)

Après le cyclone

Beira, Mozambique -- Si vous m’aviez demandé il y a quelques mois ce que le Mozambique évoquait pour moi, je vous aurais fait la même réponse que celle de nombreux Sud-Africains, des souvenirs agréables comme celui de siroter un rhum ou un soda à la framboise, allongé sur une jolie plage pendant les vacances d’été.

Plage de loisirs sur l'île Inhaca, Mozambique, juin 2007 (AFP / Alexander Joe)

Mais ça, c’était avant mars dernier, quand je m’y suis rendu par avion pour couvrir les suites du passage du cyclone Idai, un des plus meurtriers à avoir frappé l’hémisphère sud. Il a dévasté des parties du Mozambique et du Zimbabwe, tué plus de 1.000 personnes et en a affecté plus de deux millions, principalement au Mozambique.

J’avais déjà couvert des inondations dans ce pays en 2015, mais cette fois la dévastation causée par Idai le 14 mars était sans commune mesure.

Il a fallu quelques jours pour mesurer l’étendue de son impact, et je me suis rendu dans la ville côtière de Beira à ce moment. Les vents étaient si forts et la pluie si fournie que l’avion a du s’y reprendre à deux fois pour atterrir. Le pilote a finalement pu poser les roues de l’appareil avec de grosses secousses, de nuit en plein orage, et sous les applaudissements nourris de passagers soulagés. Notre vol a été le dernier autorisé à se poser cette nuit-là à Beira.

Plaine inondée autour de Beira, le 20 mars 2019, après le passage du cyclone Idai. (AFP / Adrien Barbier)

Le trajet depuis l’intérieur sec et éclairé de l’avion, à travers la pluie mouillant le tarmac, jusqu’au terminal plongé dans le noir, a bien présagé de ce qui nous attendait pour les jours à venir. L’eau dégoulinait par les trous de la toiture pendant que nous attendions nos valises, près d’un tapis à bagages qui ne fonctionnait probablement pas déjà avant l’orage. Je suis arrivé avec mon collègue mozambicain Borges, et alors que nous nous regardions là, un peu incrédules, sous la faible lumière de quelques lampes, le tapis s’est mis en route dans une secousse grinçante.

Nous avons passé la « douane », avec une femme contrôlant nos passeports à l’aide d’une lampe de poche, et avons retrouvé nos deux collègues Adrien et Jozine. Ils étaient arrivés un ou deux jours avant, mais avaient l’air privés de sommeil depuis des semaines.

La chaleur et l’humidité ont été accablantes. Nous transpirions 24 heures sur 24, même sans faire d’effort. Je me tenais debout sans bouger et la sueur dégoulinait sur mon visage. Notre hôtel était l’un des rares à faire tourner un générateur à la réception quelques heures par jour, la plupart des chambres étaient sans électricité. Nous avons eu beaucoup de chance d’être dans l’un des seuls établissements ayant de l’eau courante.

Dans l'hôtel Chimanimani, où sont réfugiés des centaines d'habitants, essentiellement des femmes et des enfants. Chimanimani, 20 mars 2019. (AFP / Zinyange Auntony)

Les premiers jours, la priorité a été de trouver des informations. Le réseau de téléphonie mobile ne fonctionnant plus en dehors de l’aéroport nous ne pouvions pas communiquer entre nous sur le terrain, et transmettre des images était un combat.

Même avec notre (très coûteuse) Bgan, une machine qui ressemble à un ordinateur portable et vous permet d’obtenir une connexion internet ou téléphonique si on pointe précisément son antenne vers un satellite. Il faut pas mal de temps pour l’installer.

Une nuit Adrien et moi nous sommes retrouvés à transmettre depuis le toit de l’aéroport, près duquel toutes les ONG s’étaient installées parce qu’il y avait de l’électricité. Il nous a fallu environ 40 minutes pour envoyer une minute de vidéo, alors qu’il ne m’en faut pas cinq depuis le bureau de Johannesburg.

Nous sommes restés assis une éternité. En passant d’un état de grand stress, -parce que nous devions transmettre-, à celui de préoccupation, -parce que nous n’y arrivions pas-, puis d’inquiétude qu’il puisse pleuvoir sur nos équipements, avant de terminer par des crises de fou-rire irrépressibles.

Allongés le dos sur le toit, nous avons attendu que la « barre de progression » arrive à la fin pour nous laisser dormir.

C’est étrange de voir à quel point les moments les plus difficiles d’un reportage restent les plus mémorables.

Les jours suivants se sont écoulés dans un tunnel de destructions, de conférences de presse interminables précisant le bilan des victimes, de gens traumatisés fuyant par bateau la région voisine de Buzi et du bourdonnement incessant des avions d’aide humanitaire atterrissant à l’aéroport, qui était devenu notre bureau.

J’ai toujours du mal à évaluer l’ampleur d’une telle catastrophe dans les premiers jours. La charge de travail est telle qu’elle laisse peu de temps pour comprendre ce qui nous entoure.

La réalité met quelques jours à prendre forme.
 

Rosa Tomas, 27ans, avec son fils de un an Dionisio Eduardo, devant ce qui reste de leur maison à Buzi, Mozambique, le 23 mars 2019, neuf jours après le passage du cyclone Idai. (AFP / Yasuyoshi Chiba)
(AFP / Yasuyoshi Chiba)

 

Cette fois, elle m’a sauté aux yeux en quittant Beira, où l’attention des médias était restée concentrée. Nous nous sommes débrouillés pour embarquer dans un hélicoptère des forces aériennes sud-africaines à destination du camp de Gift of the Givers. Cette ONG d’Afrique du sud s’était installée à Estaquinha, bien à l’intérieur du pays et près de la rivière Buzi.

Sur place, j’ai rencontré des volontaires venant du monde entier pour aider comme ils le pouvaient : médecins, logisticiens, équipes de secours. Une équipe de trois Zimbabwéens –dont deux frères- sortait du lot. Ils avaient rempli leur 4x4 d’équipement, attaché leur bateau derrière, et conduits à travers le Mozambique aussi loin que possible pour aider des gens qu’ils n’avaient jamais rencontré.

Ils ont fini par unir leurs efforts avec un groupe de volontaires sud-africains, et ensemble ils ont apporté de l’aide et des soins par la rivière à des communautés réfugiées sur des bancs de sable et le lit de rivières depuis plus d’une semaine.

Des habitants ayant fui le cyclone sont réfugiés à Buzi, le 20 mars 2019. (AFP / Adrien Barbier)

Je les ai accompagnés une après-midi et j’ai vu des centaines de personnes faisant des signes désespérés, implorant que nous nous arrêtions. Les équipes de secours comptait les familles, repartaient au camp et revenaient pour livrer des seaux contenant de la nourriture, des produits de toilette et de l’eau. Mais à chaque fois qu’ils repassaient à un endroit, il y avait toujours plus de familles attendant une aide.

Des habitants attendent de l'aide sur la berge de la rivière Buzi, près d'Estaquinha, à environ 80 km à l'ouest de Beira, Mozambique, le 26 mars 2019. (AFP / Yasuyoshi Chiba)

C’est à ce moment que j’ai réalisé l’ampleur des dégâts causés par le cyclone. Tous ces gens, pour l’essentiel des familles clairsemées rassemblant ceux qui avaient eu la chance de survivre, étaient au désespoir de recevoir de l’aide et en même temps animés d’une patience à toute épreuve. Ils se tenaient calmement au bord du fleuve, en rangs bien sages, les enfants en premier, puis les vieux et les femmes enceintes, et les autres enfin, attendant une nourriture qui leur permettrait peut-être de survivre.

Une femme réfugiée, tremblante de froid, devant une maison de Beira, le 19 mars 2019. (AFP / Emidio Josine)

Le jour suivant, mon collègue de Nairobi, Nicolas, et moi avons loué des motos-taxi pour nous amener au petit village de Begaja. C’était le seul moyen de l’atteindre, avec plus de 30 minutes sur une route boueuse jusqu’à une école où beaucoup de gens campaient sur le toit pour ne pas être emportés par les eaux. On nous a conseillé de poursuivre vers une communauté plus reculée, coincée entre deux rivières, et qui avait eu beaucoup de pertes pendant le passage du cyclone.          

Nous avons marché pendant une demi-heure dans une eau bouseuse jusqu’aux genoux avant de tomber sur un grand groupe de villageois réfugiés dans la maison du chef du village. Ils s’y étaient regroupés après la destruction complète de leurs propres maisons.

Des habitants de Buzi sont réfugiés dans l'école Samora M. Machel à Beira, Mozambique, le 21 mars 2019. (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Une mère de famille de 20 ans nous a raconté comment elle avait escaladé avec son enfant de trois ans depuis le toit des maisons jusqu’aux branches d’un gros manguier, pour essayer d’échapper à la montée des eaux. Les arbres accueillaient non seulement des personnes essayant de gagner en hauteur, mais aussi des serpents ayant le même but. L’arbre sur lequel elle était perchée a finalement ployé sous le poids de cette charge et ils sont tombés à l’eau.

L’enfant lui a échappé des bras. Elle l’a enterré de ses propres mains, quand elle a retrouvé son corps quelques jours plus tard.

Elle paraissait à la fois émue et comme insensible à ce qui lui était arrivée. C’est un exercice très délicat de faire une interview comme ça. Vous demandez à quelqu’un de se remémorer, devant une caméra, la chose la plus terrible qui lui soit arrivée. J’essaie d’y aller doucement, mais je dois aussi questionner, obtenir des détails, savoir ce qu’elle a ressenti, comment elle surmonte ça. Obtenir des informations est important pour raconter l’histoire. Mais il faut trouver le juste équilibre, entre être précis et rester sensible, et c’est difficile.   

Après chaque reportage de ce genre, j’essaie d’évaluer ce que j’ai fait et ce que j’y ai vécu, pour essayer de grandir à travers ce que j’ai vu. Une fois nettoyée la crasse et la boue, après quelques bonnes nuit d’un sommeil réparateur, ce sont toujours les gens que j’ai rencontré qui restent dans mes souvenirs.

Je suis frappée à chaque fois par la force des personnes, particulièrement celle des femmes, pendant ces épreuves. Je me demande si j’aurai eu celle nécessaire pour attendre si patiemment sur un banc de sable en apprenant que la nourriture n’arrivera que le lendemain, ou pour me tenir si courageusement debout en étant interviewée sur la mort de mon enfant quelques jours avant. Je ne crois pas.                  

Ces femmes, ces gens, sont beaucoup plus forts que moi.  Je peux rentrer tranquillement chez moi après dix jours mais pour eux, c’est leur maison, une maison sur laquelle le désastre humanitaire qui suit le cyclone jettera sans doute une ombre pour les années à venir. 

 

Maryke Vermaak