Une aventure islandaise

REYKJAVIK - Quand un voyageur arrive à l'aéroport international de Reykjavik ces jours-ci, puis prend la route vers la capitale, il est accueilli par un panneau publicitaire qui dit « EU NEI TAKK » (« L'UE, non merci »). Mais, ô surprise, deux secondes plus tard l'affiche se retourne et dit: « Welcome! »

Bienvenue dans ce pays extraordinaire à voir, à connaître, à aimer, et qui ne cesse d'étonner. Ces dix dernières années la paisible Islande a offert aux journalistes des tas d'histoires incroyables à raconter, depuis l'effondrement de tout le système bancaire du pays jusqu'à la crise politique provoquée par les Panama Papers, en passant par l'éruption de l'Eyjafjöll qui avait arrêté le trafic aérien, l'explosion du tourisme, et la condamnation de banquiers à de lourdes peines de prison.

Mais le football? Non, le foot, c'était juste un prétexte à de splendides images de stades champêtres au bord de l'océan entourés de champs de lave ou de prairies à moutons. Personne n'avait anticipé cette éruption.

L'éruption du volcan Bardarbunga, dans le sud-est de l'Islande, en septembre 2014 (AFP / Bernard Meric)

J'ai découvert cette équipe en regardant un barrage avant le Mondial-2014, à domicile contre la Croatie. Si elle n'était pas allée au Brésil, elle était jeune, et elle semblait avoir collectivement une marge de progression. La tactique était à l'image du pays: rustique. On protège bien son but, on attaque celui de l'adversaire vite et droit. Lors des éliminatoires de l'Euro-2016, l'Islande a confirmé ses progrès. Capables de défendre à onze pendant 90 minutes, les Islandais se sont hissés au sommet du football européen grâce à un sang-froid remarquable dans la surface, là où leurs rivaux au sein du groupe, comme les Pays-Bas, accumulaient les maladresses.

Secrètement, oui, j'espérais un bel Euro de la part de cette équipe. Nul n'aime avoir tort quand il se hasarde à quelques prédictions, et l'AFP faisait part de ses doutes quant à la Suède, « groupe vieillissant » qui « compte sur les exploits d'un joueur », tandis qu'elle prévenait que les autres Vikings, les Islandais, venaient en France pour bousculer la hiérarchie établie. « Difficile à manier, à contourner », l'équipe « compte être le 'troll' du tournoi », avancions-nous.

Deux matches nuls et deux victoires plus tard, elle a déjoué tous les pronostics. J'atterris sur l'île, où il fait gris et très frais. Le voyage est long jusqu'à Reykjavik, mais c'est une route dont on ne se lasse pas, tracée au milieu des champs de lave, entre l'océan et des sommets forgés par la rencontre explosive entre les plaques américaine et eurasiatique.

J'ai une appréhension. Et s'ils battaient la France aussi? En fait, les supporters islandais l'imaginent mal, avouent-ils volontiers... dans les conversations informelles, quand j'ai posé le stylo. Toujours les mêmes mots qui reviennent. « L'équipe de France est très forte ». « L'Angleterre, on les connaissait par cœur, on savait comment les battre ». « On ne peut pas refaire le même coup indéfiniment, l'équipe a déjà dépassé de très loin toutes les attentes ».

L'attaquant islandais Kolbeinn Sigthorsson (à g.) et le défenseur français Laurent Koscielny pendant le quart de finale de l'Euro, le 3 juillet au Stade de France (AFP / Philippe Lopez)

Et cette question: « Comment vous voyez les choses, vous Français? » Je réponds que nous craignons beaucoup l'Islande, ayant l'impression d'avoir hérité d'un adversaire très coriace. À chaque fois le même étonnement. « Ah, vraiment? » Oui, vraiment! Le feignent-ils? Ou sont-ils embêtés de ne plus pouvoir compter sur l'effet de surprise?

Sans chercher à récrire l'histoire du pays depuis les sagas nordiques, il y a dans cette aventure quelque chose de typiquement islandais. Sur cette île volcanique infertile, paradoxalement habitable grâce au vent (le Gulf Stream qui adoucit son climat) mais rude à cause du vent (les blizzards venus de l'océan Arctique), on survit. C'est ce que fait le championnat semi-amateur islandais, dont les clubs ont été relégués par l'UEFA dans l'anonymat des tours préliminaires de la Ligue Europa. Mais quand, après avoir affronté toutes les avanies possibles — tempêtes de neige, éruptions volcaniques, mauvaises campagnes de pêche ou effondrement du cours de la couronne — l'Islandais part en conquête, attention.

Entraînement au club de football de Grotta, près de Reykjavik, le 28 juin 2016 (AFP / Karl Petersson)

Dans ce reportage, ma première mission consistait à aller voir d'où venaient ces joueurs. Rendez-vous à l'Afturelding Mosfellsbaer, club qui a vu passer le gardien de but Hannes Halldorsson. Il avait 21 ans, il jouait en troisième division. Je ne peux qu'imaginer le niveau de ces matches-là, en 2005, à mille lieues de ceux de Ronaldo et Rooney avec Manchester United.

Mais, me soutient Bjarki Mar Sverrisson, entraîneur à plein temps auprès des jeunes, on voyait son potentiel. Et il faut rappeler que pour Hannes (tout le monde est appelé par son prénom en Islande), le football rivalisait avec une autre passion, la réalisation: des publicités principalement, et un coup d'éclat, la vidéo de la chanson de l'Islande à l'Eurovision 2012, sortie de l'oubli d'un coup.

Le village de Hellnar, dans l'ouest de l'Islande, en juillet 2014 (AFP / Joël Saget)

L'Afturelding laisse à voir le pittoresque du football islandais. Les terrains d'entraînement, légèrement bosselés, peut-être à cause d'une géologie mouvante, offrent une vue imprenable sur le mont Esjan, l'une des merveilles naturelles de la région de Reykjavik. Les adolescents qui font une séance ce jour-là rêvent sans doute d'affronter un jour l'Angleterre ou la France.

Ils apprennent très jeunes la discipline collective, encadrés par une forte densité d'entraîneurs diplômés. L'école finit tôt et on va à l'entraînement, où les adultes insistent sur la dimension collective du football: la routine pour les enfants islandais.

Les fans islandais encouragent leur équipe, le 3 juillet au Stade de France (AFP / Franck Fife)

Changement de décor au Vikingur Reykjavik, club urbain beaucoup plus titré. C'est là qu'a été formé Kolbeinn Sigthorsson, l'attaquant nantais auteur du deuxième but contre l'Angleterre, et (nul ne le sait encore ce jour-là) du premier contre la France. De Kolbeinn tout le monde a toujours pensé, contrairement à Hannes, qu'il était promis à un avenir brillant sur le terrain. Son ancien entraîneur, Thrantur Sigurdsson, reste marqué par le talent et la puissance de ce gamin qui avait toutes les qualités: l'amour du jeu, le sérieux à l'entraînement, l'envie de gagner.

Thrantur explique que Kolbeinn a su changer de style de jeu. Dans les équipes de jeunes du Vikingur, il était utilisé comme créateur, ce qui ne l'empêchait pas de marquer beaucoup. Aujourd'hui il évolue plus haut, davantage comme pivot, plus fréquemment dos au but.

L'entraîneur islandais Heimir Hallgrimsson porte le défenseur Ari Skulason après la victoire 2-1 contre l'Angleterre, le 27 juin à Nice (AFP / Tobias Schwarz)

Je ne peux m'empêcher de poser la question qui fâche: pourquoi est-il si fort dans cet Euro, et si emprunté avec Nantes? « La confiance », me répond l'entraîneur. « La confiance, pour un attaquant, c'est tout ».

La confiance, ce trait de caractère qui a mené l'Islande en quart de finale de son premier grand tournoi, et qui peut, dans d'autres domaines que le football, lui nuire. La confiance des élites qui ont placé leur argent à Tortola, la plus grande des îles Vierges britanniques, en pensant que ça ne se saurait jamais. La confiance des traders de Kaupthing, Landsbanki et Glitnir, qui achetaient encore à tour de bras en 2006 des produits financiers complexes, adossés en bout de chaîne à l'emprunt immobilier de ménages américains insolvables. La confiance des régulateurs financiers, qui ont fermé les yeux, par excès de proximité ou de crédulité.

Le jour du match contre la France, je l'écris encore: « La confiance règne à Reykjavik ». J'ai, pourtant, le sentiment qu'elle s'est fissurée. Histoire très islandaise encore que ce cycle de boom and bust. La banque centrale a déjà calculé que le pays avait connu plus de vingt crises financières depuis 1875, soit un rythme infernal d'une tous les six ou sept ans. Quand les joueurs pénètrent sur la pelouse, ils n'ont plus l'air d'avoir la même innocence, comme si le krach était imminent.

Le « commentateur fou » islandais, Gudmundur Benediktsson, a non seulement la voix étreinte par l'émotion avant même que la rencontre ait démarré, mais pire, il parle à plusieurs reprises de Marseille, le cadre de la demi-finale! Hé! Nous en sommes loin! Debout dans la foule au milieu de dizaines de milliers d'Islandais qui entonnent leur (long) hymne national, je crois que je vis la fin de l'aventure.

Le Français Dimitri Payet marque le troisième but de son équipe contre l'Islande, le 3 juillet au Stade de France (AFP / Philippe Lopez)

Les buts défileront très vite. 4-0 à la mi-temps. La défense a chaviré tel un camping-car projeté dans le fossé par des rafales (oui, ça arrive en Islande). Le milieu de terrain a sombré comme un de ces chalutiers qu'on voyait jadis partir, mais jamais revenir, tragédie classique qui fort heureusement est devenue rare de nos jours grâce au savoir-faire des météorologues islandais. Corporation qui, soit dit en passant, fait un travail remarquable, car comme le dit le proverbe islandais, « si tu n'aimes pas le temps qu'il fait, attends dix minutes, il aura changé ».

Avec mes yeux, mes habitudes, mon état d'esprit de Français, je m'attends à de la déception. Au contraire, les Islandais sont unanimement heureux et fiers. Ils chantent encore, ils dansent même dans les rues. Ils ne sont que 330.000 dans tout le pays, autant que l'agglomération de Leicester. L'exploit face à l'Angleterre leur paraît à eux-mêmes insensé, alors que leur société microcomisque fonctionne par bien des aspects comme celle d'un village, où tout le monde connaît tout le monde, et traîne sa lignée de la naissance à la mort. Kolbeinn, par exemple, quoique prodige, reste à jamais le frère cadet d'Andri, qui avait tenté sa chance au Bayern de Munich au début des années 90.

A Reyjkjavik, les fans islandais regardent la défaite de leur équipe sur un écran géant (AFP / Karl Petersson)

Quand je dis que mon équipe c'est Lens, on ne peut me parler de Teitur (Thordarson), qui a porté le maillot sang et or dans les années 1980, sans évoquer son frère, Olafur, qui compte 72 sélections. Hannes entretient lui-même la tradition en saluant sur Facebook, en plein Euro, les exploits sportifs... de son père.

Donc les Islandais, qui se perçoivent comme une grande famille, sont aux anges d'avoir battu des nations. Et surtout, parce que les familles peuvent s'entre-déchirer, ils se sont rassemblés. « On en avait besoin, parce que nous étions divisés après la crise financière. Cette équipe, c'est quelque chose qu'on a en commun », me dit spontanément Andri Thorleifsson, un jeune supporter qui ne regarde pas de foot d'habitude.

A Reykjavik, après la défaite 5-2 contre la France (AFP / Karl Petersson)

Les années de folie bancaire et de récession ont laissé en Islande un sentiment durable de trahison. D'un côté les familles des puissants, les mêmes depuis longtemps à en croire les Islandais d'en bas, celles qui traditionnellement contrôlent la pêche, l'immobilier, les partis conservateurs, les meilleurs postes dans l'administration, les rentes de situation, et qui ont gagné gros dans les années 2000. De l'autre les citoyens ordinaires, moins bien introduits, moins bien lotis, qui ont vu leur niveau de vie chuter pendant la crise de 2008-2010.

Cette inégalité ne se voit pas dans les chiffres, l'Islande étant d'après les chiffres de l'OCDE une société où les revenus sont relativement bien répartis. Elle est imperceptible pour un étranger, incapable de savoir à quelle catégorie appartient tel ou tel Islandais qu'il rencontre. Mais elle est très présente dans les esprits. Elle l'était encore, même si ce n'était pas le sujet de conversation ces dernières semaines. Ce sera celui des législatives à l'automne, un autre chapitre qui s'annonce passionnant.

Une fan islandaise avant le match contre l'Angleterre, le 27 juin à Nice (AFP / Bertrand Langlois)
Hugues Honoré