Surfeurs polaires
UNSTAD (Norvège), 16 mars 2016 – Quand on parle de surf, on pense en général à la chaleur de l’été, au sable fin, au soleil. Pas au cercle polaire, à la neige ni aux aurores boréales. Alors, quand j’apprends que le surf est aussi pratiqué dans l’Arctique, je me dis que je tiens un bon sujet. Et je vais découvrir que le surfeur qui chevauche une vague dans l’eau glaciale du Grand Nord n’est pas différent de son coreligionnaire d’Hawaii ou des plages du Portugal. L’esprit est le même.
La première fois que je suis venu en Norvège pour observer le surf arctique, c’était l’année dernière. J’avais passé quatre jours sur la plage d’Unstad, dans les îles Lofoten, à 150 kilomètres au nord du cercle polaire. Mais c’était la mi-avril, et pratiquement toute la neige avait déjà fondu. Je m’étais juré de revenir quand ce serait encore le plein hiver et que tout le paysage autour de moi serait blanc.
Maintenant, ça fait dix jours que je suis ici. J’habite dans une petite cabane de bois au milieu des champs et des montagnes. L’hiver norvégien n’est pas si terrible qu’on l’imagine, et je suis habitué aux climats froids pour avoir, autrefois, travaillé pendant deux ans comme photographe en Scandinavie. En plus il ne fait pas trop glacial aux Lofoten. C’est grâce au Gulf Stream, un courant chaud qui traverse l’Atlantique et qui vient caresser la façade ouest de la Norvège. Le mercure, en cette saison, peut descendre jusqu’à moins dix degrés quand le vent se met à souffler, mais sinon il ne fait généralement qu’un ou deux degrés en-dessous de zéro. La mer est à cinq degrés. Elle atteint douze degrés pendant l’été.
Même si peu de gens ont entendu parler du surf par temps froid, c’est loin d’être un phénomène nouveau. En Norvège, cela existe au moins depuis 1962. L’année dernière, j’avais rencontré le fondateur du surf aux Lofoten, qui est maintenant âgé d’environ 70 ans. Avec une bande de copains, ils avaient commencé avec des planches faites de polystyrène et de papier journal mouillé.
De fil en aiguille, et surtout au cours des dernières années, les îles Lofoten sont devenues très populaires auprès des surfeurs, qu’ils soient amateurs ou professionnels. Les vagues y sont excellentes, de classe mondiale. Elles ressemblent à celles qu’on peut trouver en Floride ou sur la côte atlantique française.
Le surf arctique a ses inconditionnels. Plus les jours s’allongent, plus ils sont nombreux. Le matin on ne trouve presque personne dans l’eau. Ça commence à se remplir vers 16 ou 17 heures, quand les habitants du coin sortent du travail et se dirigent droit vers la mer. Vers 19 heures, c’est l’heure de pointe dans les vagues. Le surf, ici, fait un peu partie de la culture, et ce ne sont pas les spots qui manquent. J’en connais au moins cinq ou six qui sont vraiment formidables.
Il y a aussi un nombre respectable de surfeuses. Un jour, quand j’arrive, je tombe sur un groupe uniquement composé de femmes qui, encadré par deux instructeurs, est en train d’apprendre à surfer dans la mer glaciale. Il fait trois ou quatre degrés en-dessous de zéro, mais ça n’a l’air de déranger personne. En fait je découvre que beaucoup de femmes adorent surfer dans le froid.
Comme je veux profiter au maximum de mon séjour en Norvège, j’ai commencé à explorer le terrain dès que j’ai atterri ici. A mon arrivée, je me suis mis à marcher dans la neige, au milieu de nulle part. Autour de moi se dressaient des montagnes toutes blanches, dans un silence extraordinaire. J’ai regretté qu’aucune photo ne puisse, parfois, saisir l'exactitude des tons du ciel visible à l'œil nu.
Le temps, dans le Grand Nord, change très rapidement et ça peut devenir un problème pour un photographe. On peut traverser les quatre saisons en une seule journée, et il n’est pas facile de se préparer à quelque chose comme ça. Il faut aussi composer avec les températures pour le moins vivifiantes.
Le matin, je me lève vers cinq ou six heures. La première chose que je fais, c’est regarder la météo pour déterminer sur quel spot j’aurai le plus de chances de prendre de bonnes photos. Je marche beaucoup tous les jours. Je peux rester dehors quatorze heures d’affilée. Je dois me protéger du froid et du vent polaires en portant plusieurs couches de vêtements, des gants chauds et bien sûr un passe-montagne. Puis je rassemble mon matériel qui comprend trois boîtiers reflex, un drone, six objectifs, un éclairage d’appoint, un trépied, un caisson étanche et ma combinaison de surf. Je quitte ma cabane à sept heures du matin pour ne rentrer qu’après minuit, et souvent même à deux ou trois heures du matin. Pendant cinq jours, cet emploi du temps frénétique m’oblige à me nourrir exclusivement de pain et de yaourt liquide.
Je me dirige vers mon premier spot de la journée dans l’espoir de tomber sur des surfeurs matinaux. Parfois, je ne trouve qu’une seule personne dans les vagues. Si j’aime l’endroit, si le temps a l’air suffisamment stable, si le vent n’est pas trop violent et si les vagues sont bonnes, je reste pendant un moment pour attendre l’arrivée d’autres surfeurs. Sinon, je vais sur un autre spot, et ainsi de suite pendant toute la journée. C’est comme ça que ma vie est rythmée. Je suis dépendant de la météo.
J’ai grandi près de l’océan, j’ai passé mon enfance dans les vagues et ce goût reste ancré en moi. J'ai commencé à surfer quand j'avais 16 ans, puis je suis passé au windsurf. Mais j’ai vraiment commencé à m’intéresser à la prise de vues de surf il y a une dizaine d’années, grâce à une rencontre mémorable avec le triple champion du monde Tom Curren. Fort de mon expérience, je sais à quoi m’attendre quand je vais dans l’eau prendre des photos.
Dans ces occasions, je porte une combinaison de plongée épaisse, conçue pour l’eau très froide, avec une capuche intégrée. Je peux rester plusieurs heures dans la mer glacée avec seulement mon visage qui émerge, sans souffrir du froid. Seules les crampes m’obligent parfois à sortir.
Habituellement, je nage dans l’océan en emportant un seul appareil protégé par un boîtier étanche, et j’attends dans l’eau qu’une bonne occasion de photo survienne. Je suis à cinquante ou quatre-vingt mètres du rivage, c’est-à-dire pas très loin. Je flotte et je me laisse porter par les vagues, en essayant de m’approcher le plus possible des surfeurs. Parfois, je ne me trouve qu’à un mètre d’eux quand je prends ma photo. Je dois donc faire très attention non seulement de ne pas percuter un surfeur lancé à pleine vitesse, mais aussi de ne pas me faire emporter par le courant. Physiquement, c’est très exigeant. Il est essentiel d’avoir la forme et d’être un nageur aguerri pour déjouer les pièges des vagues.
Avant de me lancer dans l’eau, j’ai effectué tous mes réglages pour ne plus avoir à m’en occuper. De cette façon je n’ai plus qu’à me soucier du cadrage et de la lumière. Tout consiste à attendre le moment où les couleurs, dans les vagues, sont bien équilibrées. C’est la même chose que dans n’importe quelle mer. Sauf qu’ici il faut faire très attention au froid, qui peut rapidement s’avérer fatal.
A une reprise, je me fais surprendre. Tout occupé que je suis à prendre une photo, je pense que j’ai assez de temps pour esquiver une vague d’environ un mètre cinquante qui se dirige droit vers moi. Mais j’ai mal estimé la distance, et elle me heurte sans ménagement la nuque et le dos. Pendant une dizaine de secondes, je perds l’équilibre, je roule sous l’eau, la capuche en partie arrachée. L’eau glaciale heurte violemment mes tempes. Je ne panique pas, car je suis bon nageur, mais ce douloureux choc thermique me rappelle que je n’ai pas droit à l’erreur. Je ne suis pas sur la côte landaise ici. Mon énergie se consomme très rapidement à cause du froid et, même quand il n’y a pas de danger apparent, il me faut faire attention, rester alerte. Evidemment, ce n’est pas une expérience que je conseillerais à un photographe débutant.
Quand je regarde autour de moi, j’ai l’impression que c’est Hawaii couverte de neige. A Hawaii aussi, il y a des montagnes et des falaises. Un surfeur australien avec qui je bavarde me dit qu’il n’existe dans le monde aucun spot similaire aux Lofoten. On peut surfer, sortir de l’eau, parcourir quelques centaines de mètres et se faire une petite descente de ski improvisée.
C’est un endroit où l’on ne s’attend vraiment pas à trouver des surfeurs, et pourtant beaucoup d’entre eux en tombent éperdument amoureux. Certains viennent de Californie ou d’Australie. Certes, c’est rude. Le vent glacé vous mord impitoyablement le visage et la mer est glaciale, dangereuse parfois. Mais il règne sous la surface une clarté incroyable, à couper le souffle. Et quand on sort de l’eau on ne pense qu’à une chose : y retourner.
Après le surf, il y a parfois la séance de sauna qui vous régénère. Et on tombe sans arrêt sur des surprises. Comme la toute première rencontre que je fais au cours de mon séjour: cette belette arctique qui apparaît entre deux rochers couverts de neige la première fois que je m’aventure dehors. Elle s’approche assez près de moi, et je peux prendre quelques photos avant qu’elle ne détale.
Je vois aussi mes premières aurores boréales. Bien qu’ayant vécu deux ans en Scandinavie, je n’avais jamais eu l’occasion d’observer ce phénomène. Et là j’en vois trois d’affilée. Un spectacle féérique, euphorisant, comme si quelqu’un avait allumé la lumière dans la nuit.
Olivier Morin est un photographe de l’AFP basé à Milan. Suivez-le sur Twitter (@afpolm) et sur Instagram. Cet article a été écrit avec Solange Uwimana à Paris.