Arthur Boyt à l'entrée de sa maison (AFP / Helen Percival)

Un bon ragoût de blaireau écrasé

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LONDRES, 4 oct. 2013 – «Pourrais-tu aller dans les Cornouailles interviewer un homme qui mange des animaux écrasés sur la route?»

Voilà une phrase qu’on n’entend pas tous les jours dans le bureau londonien de l’AFP. Mais une journaliste doit être prête à toutes les éventualités.

Armées de notre curiosité morbide et de nos trente kilos d’équipement vidéo, nous voici donc en route ma collègue et moi pour Bodmin Moor, au fin-fond des Cornouailles. Nous partons à la rencontre d’Arthurt Boyt, dévoreur d’animaux morts qu’il ramasse sur le macadam. Ce sera notre participation au dossier sur les «habitudes alimentaires extrêmes» dans le monde entier que l’AFP compte diffuser à ses clients quelques jours plus tard. Un de mes collègues a déniché sur internet un article parlant de ce spécialiste ès animaux écrasés de 74 ans.

A quelques kilomètres de notre destination, Google Maps n’arrive brusquement plus à nous dire où nous sommes. Et les indications d’Arthur Boyt pour arriver jusque chez lui s’avèrent assez énigmatiques: «traversez le terrain d’aviation et quand vous verrez les rochers rouges, bleus et jaunes, tournez à gauche».

Après avoir fait quatre fois le tour du terrain d’aviation, nous finissons par apercevoir trois rochers colorés. De là, une piste en terre battue mène vers le cottage d’Arthur. A première vue, la maison a l’air parfaitement normale. Je me sens un peu rassurée. Et puis je remarque le crâne de cheval devant le portillon du jardin. C’est à ce moment-là qu’Arthur apparaît. Il nous raconte de but en blanc que l’animal est sans doute mort décapité. Pour un début, c’est plutôt sinistre. Et dire que je n’ai même pas encore franchi la porte de chez lui…

Arthur nous accueille avec une chaleureuse poignée de main et une tasse de thé. Sa femme –végétarienne– s’excuse et s’éclipse aussitôt,  manifestement peu à l’aise face à l’intérêt médiatique que son mari suscite. Arthur, quant à lui, est parfaitement dans son élément face à la caméra. Il parle bien et enchaîne les blagues. Nous commençons par faire un tour en voiture avec lui à travers Bodmin Moor. Je décide de laisser le micro-cravate accroché à sa veste toute la journée, histoire de ne rien rater de sa conversation enjouée et spontanée.

Une fois de retour au cottage, Arthur nous emmène dans une annexe où il conserve d’innombrables carcasses d’animaux dans un immense congélateur. Un collègue m’a suggéré de placer la caméra à l’intérieur pour que, quand il l’ouvrira, son grand visage apparaisse soudain. Arthur joue le jeu. Il m’aide à coincer la caméra entre les cadavres congelés. Au bout de deux prises, j’ai les images dont je rêvais.

Arthur Boyt ramasse un putois mort sur la route (AFP / Katherine Haddon)

Pendant une demi-heure, je filme Arthur pendant qu’il me décrit le contenu du congélateur. Au moment du montage, je déciderai de présenter les images sous forme de succession rapide, pour introduire un peu d’humour dans cette scène qui, autrement, aurait été totalement morbide...

Les dernières secondes de la vidéo montrent le dépeçage d’un putois. En fait, filmer cette seule scène me prend près d’une heure. Arthur évite soigneusement de trancher les glandes anales de l’animal, qui génèrent la fameuse odeur pestilentielle. Malgré cela, une désagréable odeur de charogne ne tarde pas à envahir la pièce. J’ai l’estomac raisonnablement bien accroché. Je suis tout de même soulagée quand, trente minutes après le début de «l’opération», mon téléphone portable se met à sonner. Je saisis ce prétexte pour sortir et respirer quelques bonnes rasades d’air frais des Cornouailles.

Nous passons alors à la cuisson. Prévoyant, Arthur a fait braiser une tête de blaireau pendant environ quatre heures avant notre arrivée. Il n’a plus qu’à ajouter quelques morceaux de putois fraîchement découpés et des pommes de terre nouvelles, et en une heure le dîner est prêt.

Le congélateur d'Arthur Boyt (AFP / Katherine Haddon)

Une odeur de viande faisandée flotte dans la cuisine. Je dois avouer qu’une fois qu’on s’y habitue, elle n’est pas trop désagréable. J’attends depuis le début de la journée ce moment fatidique où, après de longues heures de tournage, je vais passer à table. Je meurs de faim, et savoir ce qui figure au menu ne me coupe même pas l’appétit.

Au final, j’échapperai au ragoût de blaireau. Arthur ne nous invite pas à dîner et n’a préparé ce plat à l’aspect roboratif que pour un ami et lui. Je suis partagée entre soulagement et déception.

Bien sûr, Arthur est un excentrique. Mais quand il parle de ses habitudes alimentaires, ses propos sont intelligents et réfléchis. A l’heure de repartir vers Londres, il m’a convaincue que son habitude de manger des animaux tués sur la route est une pratique plus humaine que d’acheter de la viande au supermarché. Après tout, on ne peut plus rien pour ces animaux écrasés par des voitures. Alors que les boucheries vendent de la viande d’animaux élevés spécialement pour être abattus. Les Nations unies recommandent de manger des insectes pour lutter contre la faim dans le monde. Alors pourquoi ne pas manger aussi des bestioles écrasées?

L'heure de passer à table (AFP / Helen Percival)

«Attendez une minute!» s’exclame Arthur au moment où nous remettons notre matériel dans le coffre de la voiture. Il se précipite à l’intérieur de sa maison. Des images de putois dépecé tournent dans ma tête, et mes narines sont encore remplies de relents de blaireau bouilli. Je me demande ce qui va encore bien pouvoir m’arriver.

Mais je n’avais aucune raison de m’inquiéter: «Voilà!» dit-il quand il réapparaît. «Un petit souvenir de cette journée passée ensemble».

Il me tend gentiment un fémur de blaireau. L’os trône aujourd’hui à côté de mon ordinateur au bureau. Une relique d’un voyage –et d’une odeur– que je ne suis pas prête d’oublier.

(AFP / Helen Percival)

Helen Percival est journaliste reporter d'images à l'AFP Londres.