Un autre D-Day, 70 ans après
LONDRES, 16 juin 2014 – Pour le 70ème anniversaire du débarquement de Normandie, j’ai joint mes forces à celle de mes collègues français chargés de couvrir l’événement. La plupart des survivants du D-Day étant octogénaires ou nonagénaires, les autorités estimaient qu’il s’agissait de la dernière occasion, pour eux, de fêter un « grand anniversaire ». Enfin bon, je crois que la reine d’Angleterre avait dit la même chose en 2004, lors du 60ème anniversaire. Alors n’allons pas trop vite en besogne !
Je viens de passer quelques jours avec mon père en France, à visiter la Somme à moto. Les grands chefs à Paris ont repéré mes exploits sur Instagram et en ont profité pour m’enrôler dans l’équipe. Une belle occasion de continuer à savourer pendant quelque temps les jolies routes de campagne françaises. Mais, comme il est difficile de transporter un escabeau (un outil de base du photoreporter) quand on roule à moto, je me débrouille pour être « de pool ».
Dans ce type d’événement, un photographe est généralement choisi pour être « de pool ». Il jouit d’un accès spécial et de positions privilégiées, en échange de quoi il doit partager ses images avec les autres médias et agences de presse. Pour moi, cela suppose un emploi du temps particulièrement serré. Je devrai parfois me précipiter d’un événement à un autre sur les routes de campagne, sans autre information qu’un nom de village et une heure de rendez-vous.
« Ah, ça va être très émouvant ! » m’ont dit la plupart de mes amis et collègues quand je leur ai expliqué où je partais.
AFP / Leon Neal
Mais une fois dans le feu de l’action, vu la vitesse à laquelle je travaille, je dois me concentrer uniquement sur mes photos, sans guère avoir le temps d’observer ce qui se passe autour de moi. Du moins, jusqu’à ce que je sorte du musée de Pegasus Bridge pile au moment où l’Avro Lancaster passe au-dessus à basse altitude. Je vais avoir l’air d’un vieux croûton, mais je dois admettre que cette vision me donne les larmes aux yeux. Savoir qu’il n’y a plus que deux exemplaires de cet avion en état de voler m’émeut, car inévitablement, cela me fait penser au nombre sans cesse décroissant des héros du D-Day qui sont encore debout de nos jours…
Après mes deux premiers pools à Pegasus Bridge, je saute sur ma moto et je zigzague au milieu des embouteillages jusqu’à ma prochaine mission, à Ranville. En arrivant, je tombe sur un barrage de police. Je cherche la grappe d’accréditations qui pendent autour de mon cou… et là, horreur ! Je me rends compte qu’elle a disparu !
AFP / Leon Neal
Imaginez un peu la situation : je suis seul pour faire ce travail, sans aucun contact, sans aucune information. Nous ne sommes qu’au matin du premier jour, et j’ai perdu TOUTES mes accréditations pour TOUS les événements que je suis censé couvrir sur les deux jours pour TOUS les médias du monde... Vous connaissez le célèbre travelling contrarié du film Les dents de la mer ? Voilà exactement ma tête à cet instant précis.
Je fais demi-tour précipitamment et je fonce à nouveau vers Pegasus Bridge, en scrutant désespérément les bas-côtés de la route. Rien. J’arrive à l’endroit où j’avais garé ma moto. Là, il y a un vieux bonhomme assis sur une chaise, qui n’a pas bougé depuis mon départ. Il n’a rien vu. Mes passes de presse se sont définitivement envolés.
AFP / Leon Neal
Booon… J’appelle Damien Meyer, le photographe de l’AFP qui coordonne cet événement. Sa réponse est celle à laquelle je m’attendais : un long silence. Suivi d’un « bonne chance ».
Tout ça ne sent vraiment pas bon.
En continuant vers Ranville, je trouve Pegasus Bridge fermé à la circulation pour permettre à un bateau de passer. Dans la queue, tout en regardant le pont se lever lentement, j’appelle le photographe de Press Association Jonathan Brady pour partager mon désarroi avec lui.
Après m’avoir réconforté comme il se doit, Jonathan se rappelle soudainement de quelque chose. « Je suis sûr d’avoir vu un type en blouse blanche qui trimballait un paquet d’accréditations ». Selon lui, la scène s’est passée près du poste médical situé de l’autre côté de Pegasus Bridge… Lentement, très lentement, le pont se lève, permettant au bateau le plus lent du monde de passer en dessous, puis se referme avec la même lenteur désespérante.
AFP / Leon Neal
Enfin, je fais irruption dans le poste médical. Je supplie une dame qui passe par-là de me servir d’interprète auprès de l’infirmier à l’accueil. Oui, il a bien vu les accréditations. Oui, il les a eues entre les mains. Oui, il est allé les déposer à la mairie, de l’autre côté de la ville.
Je retraverse le pont, zigzague à nouveau dans les embouteillages, j’arrive haletant au guichet de la mairie et oui ! Je récupère enfin ma précieuse guirlande de sésames. Pendant que je prenais la photo d’un vieux monsieur en train d’écrire une carte postale, devant le poste médical, le mince cordon en plastique s’est rompu et toutes mes accréditations sont tombées par terre sans que je m’en aperçoive.
Mon cœur mettra deux heures à retrouver son rythme normal.
AFP / Leon Neal
En attendant, retour au travail. Mon prochain « pool » consiste à photographier un parachutage massif auquel va assister le prince Charles. Parmi les parachutistes figure un ancien combattant de 89 ans, Jock Hutton. A l’atterrissage, le gaillard prend un malin plaisir à éviter de dire aux journalistes les commentaires émus qu’ils veulent entendre sur ses camarades tombés au champ d’honneur ou autres. « A mon âge, la vie tend à devenir ennuyeuse. Alors quand on a la moindre occasion de faire quelque chose d’excitant, il faut sauter dessus ! »
AFP / Leon Neal
Le premier jour est terminé. Le temps de recharger les batteries à Caen pour la nuit, et me voici reparti pour un tour. C’est la journée royale. Je dois m’occuper de la reine d’Angleterre, de William et Kate, et aussi de Phil, Camilla et Brenda. Toute la zone autour de Bayeux a été bouclée par les forces de l’ordre. Heureusement, cette fois, j’ai mes accréditations bien accrochées au cou. Et me voici en train de voguer à moto sur les routes normandes complètement désertes. Le rêve, quoi.
AFP / Leon Neal
Après la messe à la cathédrale de Bayeux, de suis de pool cimetière. En me voyant arriver, les responsables du service de presse de la maison royale prennent un air méfiant. Ils sont habitués à me voir à Londres, et pensent que je veux me faufiler dans le pool de la presse britannique, qui est déjà attribué à quelqu’un d’autre. Je leur explique que pour une fois, je suis dans le pool international, je leur montre le bout de papier accréditant mes dires, et tout s’arrange. Je peux librement évoluer entre les trois positions qui m’ont été attribuées.
Une fois la cérémonie protocolaire terminée, je gagne ma troisième position pour couvrir le moment où Sa Majesté va rencontrer un groupe d’anciens combattants. Là, les plans savamment confectionnés par les organisateurs s’effondrent. Plutôt que de rester sagement alignés, les vieux messieurs décident que le moment est venu de s’approcher de la reine, et se mettent à jaillir de tous les côtés. La souveraine est comme prise en tenaille entre les parois d’un glacier.
AFP / Leon Neal
Les gardes du corps royaux n’ont pas l’air ravis. Leur mission, qui consiste à repousser fermement quiconque s’approche d’un peu trop près de la reine, se complique singulièrement quand il s’agit d’anciens combattants du débarquement de 90 ans de moyenne d’âge. Heureusement pour eux, les « veterans » ont seulement envie de bavarder un peu avec les célébrités dont ils ont toujours entendu parler, et de partager avec elles quelques histoires et quelques blagues.
AFP / Leon Neal
Je suis aussi de « pool » quand Kate et William rencontrent des anciens du débarquement sous une tente dressée près de la place principale de la ville. La princesse semble remplir parfaitement son devoir, mettant à l’aise ses interlocuteurs et les écoutant avec attention. De l’autre côté de la table, William se comporte tout aussi consciencieusement, la seule différence étant qu’il s’attire moins de compliments appuyés de la part des héros du D-Day.
AFP / Leon Neal
La dernière partie de la cérémonie consiste en une parade à l’air libre. Les derniers vétérans du débarquement en état de marcher défilent sous un magnifique soleil et sous un tonnerre d’applaudissements avant de gagner leurs sièges pour écouter une série de discours et de lectures. J’ai encore les yeux humides. Hum hum… Le pollen, sans doute.
AFP / Leon Neal
Quand j’avais appris que mon travail aux cérémonies du débarquement consisterait à couvrir la famille royale britannique, j’avais accueilli la nouvelle avec un brin de déception. Les « royals » donnent souvent des photos intéressantes, qui sont bien reprises dans les médias, mais pour moi, l’anniversaire du débarquement, c’était avant tout les anciens combattants. Je pensais que j’aurais très peu d’occasions de photographier ces gens qui avaient vécu en première ligne les événements que nous allions commémorer. Une partie de moi-même pensait que cet événement aurait certainement été beaucoup plus intéressant à photographier si la famille royale n’avait pas été là.
Mais tout ça, c’était avant d’entendre ces hommes et ces femmes se lever, parfois avec difficulté, pour entonner le « God Save the Queen ». Quoiqu’on pense de la monarchie de nos jours, la présence de la reine signifiait tout pour ces gars, et cette journée leur appartenait.
AFP / Leon Neal
* Leon Neal est photojournaliste de l’AFP basé à Londres. Ce texte et ces images sont issus de son blog personnel leonneal.com.