Travailler dans l'ombre pour éclairer le monde
ATHENES, 30 décembre 2015 - C’était en août sur l’île de Kos. A l’époque, il n’y avait pas encore beaucoup de volontaires sur la plage pour aider les migrants qui débarquaient, seulement des photographes. Quand j’ai pris la photo de cette petite fille, avec une petite torche électrique, j’ai aussitôt compris que ce serait une belle photo. J’étais allé sur la plage avec déjà une idée de ce que je voulais montrer: pas de scènes dures, mais des portraits d’enfants, de leur premier pas sur le sol européen.
Son visage reflète le courage et l'espoir, c'est une photo qui génère des sentiments différents chaque fois qu'on la voit. Moi, elle me remplit de courage, car je ne pense pas que je serais capable de faire ce que ces gens sont en train de faire… quitter leur pays et risquer leurs vies. Quand je regarde cette enfant qui vient de traverser la mer, je me demande pourquoi nous, nous nous plaignons quotidiennement de choses futiles.
Après tout le bruit qu’a fait cette photo, je suis curieux de savoir ce que la petite fille devient, si elle va bien. J’aimerais beaucoup la retrouver. Je n’ai pas pris les coordonnées de ses parents, mais j’espère que, comme la photo a été beaucoup publiée, ce sera possible. J’imagine qu’elle est en Allemagne.
Pour moi, la photo n’est pas seulement un moyen d’information, car chacun peut trouver d’autres moyens de s’informer. C’est aussi un chemin pour communiquer avec les gens.
Je n'aime pas choquer, je ne crois pas que ce sont les photos choquantes qui font changer le monde. Bien sûr, j’en fais aussi, on nous le demande, mais je trouve que le macabre est devenu un élément banal de notre vie. Je ne cherche pas à faire changer le monde, mais plutôt à provoquer des sentiments.
J'aime photographier autre chose que le « news » pur. Approfondir un sujet, voir ses différents aspects. Je m'inspire de grands documentaristes.
Pourquoi ai-je choisi d’être photographe? Un peu par hasard.
Je viens d'une famille modeste. Je suis né à Egaleo, une banlieue populaire de l'ouest d'Athènes. J'ai perdu mon père très tôt, nous étions trois enfants. Après le lycée, je ne savais pas quoi faire. Je faisais des petits boulots.
Un jour, j’ai discuté de photo avec un ami qui étudiait alors à l'école Leica d'Athènes. Je suis allé le voir à l'école, et j'ai alors décidé de m'inscrire. J'avais 19 ans. C'était la première fois que je touchais un appareil photo, je ne savais même pas comment mettre la pellicule! Alors qu'au lycée j’étais un élève très moyen, à l’école Leica je me suis mis à avoir de très bonnes notes, des 19, des 20. Soudain je me voyais lire, étudier, m'intéresser, me passionner. D’un naturel réservé, j’ai pensé avoir découvert un code de communication avec le public et j’ai décidé que mon avenir était là.
A la fin de mes études, j’ai gagné le prix du Jeune photographe de l'année en Grèce et Leica a fait une exposition sur le sujet que j'avais choisi. C’est la première fois de ma vie que j’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de bien. C’était sur le thème du quotidien d’un vieil homme qui souffre d’une très grave maladie. Mais c’était des photos de la vie de tous les jours, sans les mauvais aspects, comme s’il n’y avait pas de problème. J'ai choisi ce sujet car j'étais impressionné à l'époque par le point de vue de cet homme qui poursuivait normalement sa vie comme s'il ne souffrait pas.
Après mon diplôme, je suis resté au chômage pendant un an. Puis j'ai eu la chance à 22 ans de commencer comme pigiste pour l’AFP, tout en travaillant parallèlement pour des magazines grecs. L'AFP a un sens esthétique très élevé, elle publie des photos différentes de l'ordinaire.
En 2012, une exposition du festival Visa pour l’Image à Perpignan était consacrée aux photographes du bureau de l'AFP à Athènes pour notre couverture de grandes manifestations à l'époque. Le New York Times, qui me connaissait déjà un peu, m’a demandé alors de travailler plus systématiquement pour eux en tant que pigiste, car la crise grecque à l'époque était un évènement dominant. Maintenant que la Grèce n’est plus une « top news », je continue avec l’AFP tout en faisant quelques piges pour l’International New York Times.
Cela fait dix ans que je suis pigiste. Je n’ai pas eu d’autre choix jusqu’ici. Ça me procure une certaine liberté. A la fois, ça m’oblige à prendre des risques, financièrement, professionnellement. Je suis toujours impressionné, par exemple, du luxe dans lequel vivent les photographes salariés, dont on remplace immédiatement le matériel s’il y a un incident!
Souvent, je décide de partir pour couvrir un évènement tout seul. C’est comme cela qu’en mai, après avoir vu à la télévision des corps de migrants échoués sur des côtes, j’ai décidé de partir pour Kos. A l’époque, les télés ne consacraient qu'une minute au sujet, on ne savait pas l’ampleur qu’il allait prendre.
Puis, en octobre, je suis allé en voiture jusqu'en Hongrie, en suivant l'itinéraire des migrants. Mon objectif n'est pas toujours de vendre des photos. Cette fois-là, je n'ai rien vendu car le sujet était partout dans les médias. Mais je ne le regrette pas, je l'ai fait pour moi, par nécessité de photographier et d'avoir l'expérience de ce qui se passe.
Je suis aussi parti de mon propre chef en Géorgie (2009), pour couvrir le séisme à Haiti (2010), le printemps arabe au Caire (2011), la guerre en Libye (2011). Pour l’AFP, je suis aussi allé en mission en Turquie (2013) et en Ukraine (2014).
Le prix du « photographe d’agence de l’année 2015 » que m’a décerné Time est une très importante distinction. Je ne m'y attendais pas car c'est rare qu’ils choisissent un pigiste.
Time avait déjà publié deux de mes portfolios ces dernières années, le premier sur la crise, le second sur les migrations. Presque un mois avant l'annonce du prix, ils m’ont appelé pour me demander quelques informations sur ma carrière. J'ai cru qu’ils voulaient un nouveau portfolio, et comme ils ne me rappelaient pas, j’ai pensé qu’ils avaient oublié. Je n’ai pas du tout compris que le coup de téléphone était en rapport avec le prix, que j’étais dans les cinq finalistes.
Et soudain fin novembre, Olivier Laurent, le responsable de LightBox, le site photo de Time, m'appelle pour m'annoncer que j'avais obtenu le prix. Je n'y croyais pas. J'étais alors à Idomeni, la frontière gréco-macédonienne, pour photographier les migrants. La ligne était très mauvaise. Il m’a dit : « Félicitations, vous êtes le photographe de l'année ». J'ai répondu: « Are you sure ? Are you sure ?» Je n'y croyais pas. Quelques minutes après, le mail de confirmation est arrivé, un long texte qui racontait qu'ils m'avaient choisi après une grande compétition, épour la cohérence et la sensibilité de mes photos. Je n’ai pas pu résister à la tentation de le dire à quelques amis qui étaient là. Ils m’ont embrassé, félicité…
Pour moi, un prix ne signifie pas qu'on est un très bon photographe. Le hasard peut souvent contribuer à une belle photo. Un bon photographe, selon moi, n’est pas seulement celui qui fait de belles photos mais aussi celui qui a un bon comportement, car cela se reflète sur ses photos. Il ne faut pas que notre envie d’avoir des prix nous fasse oublier les choses de base.
On m’a demandé pas mal d’interviews ces dernières semaines, notamment à la télé, mais je refuse. C'est à travers mes photos que je veux montrer qui je suis.
Je préfère travailler dans l'ombre et faire ce que je veux sans être observé.
Ce prix me donne en tout cas du courage, de la force et de l'énergie pour continuer. Il est aussi très important pour de nombreux pigistes qui se battent. Comme eux, moi aussi j'étais parfois désespéré, je me suis demandé pourquoi je risquais tant d'argent, tant de temps. Qu’un pigiste en Grèce ait reçu un tel prix, ça donne envie de continuer. Et je crois, que dans notre génération, les photographes de 30 à 35 ans, il y en a vraiment de très haut niveau.
Quelques autres photos de la sélection du Time ? Une des premières que j’ai prises de la crise des migrants, ci-dessus, est celle de cet homme qui débarque à Kos, en mai. Elle a été republiée plusieurs fois car elle a été parmi les premières à révéler l’ampleur du flux migratoire. L’élément important est cette manière de souffler, d’exprimer à la fois son angoisse et son soulagement… Derrière, on voit la mer très agitée, le temps était mauvais.
Ici j'ai utilisé le flash, mais seulement sur le visage des migrants, pour montrer cette tranquillité assez magique après leur périlleux voyage. Il y a eu d’autres photos avec ce sujet, montrant en arrière-plan une nouvelle embarcation en train d'arriver. J’ai préféré ne rien mettre en fond, pour ne pas perturber cette scène.
La photo de ces migrants a été prise tard le soir, vers 23 heures, en septembre à Lesbos. A peine débarqués, ils devaient parcourir 70 kilomètres pour aller s’enregistrer. Maintenant il y a des autocars. J’ai utilisé les phares de la voiture pour éclairer la scène.
Cette photo ci est purement « news ». Elle montre les policiers utilisant des extincteurs d'incendie pour disperser les migrants. Je voulais rendre cette ambiance chaotique, et il me fallait un lieu en hauteur. La police l’interdisait mais je l’ai fait quand même et j’ai pris la photo que je voulais.
Celle-ci s’inscrit dans les premiers incidents à Kos entre migrants et policiers, pendant un week-end en plein mois d’août. Il y avait encore très peu de journalistes. En raison de la chaleur, près de 40 degrés, de nombreux migrants s'évanouissaient.
A l’époque beaucoup de photos de ces gilets de sauvetage étaient prises dans une décharge, ce qui était intéressant pour voir l’effet des gilets amassés. Mais dans cette photo, il y a aussi la mer, des gens qui arrivent, c’est davantage une synthèse de la situation
Tout à fait autre chose : en septembre, il y avait de nombreuses photos d’Alexis Tsipras lors des rassemblements qui ont émaillé sa deuxième campagne électorale de l’année. Moi je voulais une lumière particulière sur lui. Je suis allé à 6 heures du matin pour photographier cette affiche. Il y a encore une certaine tranquillité et en même temps j'ai aimé cette lumière obscure, cette lumière spéciale. D’ailleurs, en grec, « phos, photos » ça veut bien dire « lumière », non ?
Angelos Tzortzinis est un photographe indépendant qui collabore régulièrement avec l’AFP. Visitez son site internet et suivez-le sur Twitter (@atzortzinis). Ce texte a été écrit avec Hélène Colliopoulou (@hecolliop) à Athènes.
Découvrez plus de photos de la crise des réfugiés prises par Angelos Tzortzinis en 2015 (cliquez sur une image pour démarrer le diaporama):