Derrière le rideau, le chaos ordonné des Rockettes
NEW YORK, 28 décembre 2015 – Les Rockettes, surtout en cette période de l’année, sont une véritable institution à New York. Ici, assister à un spectacle au Radio City Music Hall est un rituel incontournable au moment de Noël, et les Rockettes sont LE spectacle par excellence.
Je couvre les répétitions et les essais de la célèbre troupe féminine depuis 2003 et cette année, je m’aventure pour la première fois derrière le rideau, histoire de percer le mystère qui entoure les danseuses, de voir d’autres choses que la perfection absolue qui entoure leurs représentations. Nous sommes début décembre. Le Radio City Music Hall m’a autorisé à passer une journée avec elles dans les coulisses.
En tant que simple spectateur, j’ai déjà assisté au show des Rockettes six fois. J’adore, vraiment. Les numéros sont incroyables, parfaitement huilés, et le théâtre art-déco est magnifique avec ses 6.000 fauteuils rouges et sa moquette épaisse. Le célèbre show annuel Radio City Christmas Spectacular démarre à la mi-novembre, au rythme de quatre représentations par jour jusqu’au 3 janvier.
Ce jour-là, je viens assister aux préparatifs et aux coulisses du spectacle de 11 heures du matin. Je suis accueilli par l’attachée de presse du Radio City, qui me présente au metteur en scène. Celui-ci m’annonce les règles à propos de ce que je pourrai photographier et de ce que je ne pourrai pas. En fait, il s’avère que je n’aurai pas le droit de photographier beaucoup de choses.
Pour commencer, il m’est interdit d'immortaliser toute Rockette qui n’est pas complètement habillée. Autrement dit, si elle ne porte pas ses gants, je ne peux pas la prendre en photo. Les danseuses changent de tenue à huit reprises pendant chaque représentation. Pour l’un de ces changements, elles disposent de seulement 78 secondes. Elles sortent de scène, quittent leur costume à toute vitesse et se glissent dans un autre. Il y a donc pas mal de photos que je ne peux pas prendre.
Le spectacle dure une heure et demie, pendant laquelle la chorégraphie n’a pas lieu que sur scène. Durant tout ce temps, dans les coulisses, se déroule une autre chorégraphie, peut-être encore plus dingue que celle destinée au public.
Le spectacle mobilise environ 250 personnes en coulisses, dont 150 participants : les Rockettes, le Père Noël, les autres danseurs. Il y a aussi les animaux : les véritables dromadaires, les moutons ainsi l’âne pour la crèche, laquelle fait partie du show depuis sa création en 1933. Pendant une heure et demie, ces 250 participants et bestiaux sont en perpétuel mouvement, s’habillant, se déshabillant, se précipitant sur l’immense scène (104 mètres de long pour 20 mètres de profondeur !) Et le metteur en scène passe son temps à me tirer et à me pousser pour m’empêcher d’entrer en collision avec une Rockette, un panda géant en peluche ou un chameau propulsé à grande vitesse.
Cette heure et demie est, pour moi, l’équivalent d’un exercice physique intense. Je passe mon temps à courir à droite et à gauche dans ce qui est l’un des plus vastes théâtres du monde, à dévaler et à remonter les multiples escaliers qui permettent d’aller d’un bout de la scène à l’autre par les coulisses. Le tout en faisant attention de ne pas télescoper quelqu’un et de ne photographier que les personnes entièrement habillées. Ah, et aussi de ne pas me faire voir par le public dans la salle, bien sûr.
Les coulisses des Rockettes, c’est le chaos contrôlé. Des gens foncent dans toutes les directions et, pour un observateur extérieur, c’est un pandémonium invraisemblable. Mais en réalité, chacun sait exactement où il va, nul n’a besoin d’être guidé. C’est un mouvement d’horlogerie parfaitement synchronisé.
Travailler avec le monde du spectacle à New York est très excitant, mais il est nécessaire de respecter certaines règles. Violez ces règles, et vous ne travaillerez plus jamais avec eux. Les Rockettes se montrent accommodantes avec moi mais elles ont une image de marque prestigieuse à protéger. Quand elles se retrouvent sous un jour qui ne leur est pas totalement favorable, elles n’aiment pas ça. Je peux le comprendre.
Le clou du spectacle, c’est la « Parade des soldats de bois » dans laquelle les danseuses s’écroulent les unes sur les autres comme des dominos. Le numéro est joué chaque année depuis le début des Rockettes, en 1933, avec les mêmes costumes et selon la même chorégraphie. Je suis en train de photographier la scène depuis le côté quand, en tombant, une des danseuses perd son chapeau. Pour les Rockettes, il est impensable de montrer un tel impair, et en plus cela contreviendrait aux règles fixées à l’avance car la danseuse n’est plus totalement habillée. Le metteur en scène ne dit rien mais, dans le regard qu'il me lance, l'avertissement est sans équivoque: « si jamais cette photo est publiée… »
Pour moi, cet incident signifie que je ne dispose d’aucune image du moment le plus emblématique du spectacle. Je serai toutefois autorisé à revenir lors du spectacle suivant pour photographier le fameux écroulement des soldats de bois, cette fois sans perte de chapeau.
J’ai aussi le droit de photographier les techniciens et les autres personnels qui œuvrent en coulisses, mais je dois obtenir la permission de chaque intéressé pour publier la photo. C’est le cas avec ce membre de l’équipe qui fait le tope-là avec les danseuses avant leur entrée sur scène pour le numéro des soldats.
Les danseuses ont vraiment très peu de temps entre deux apparitions sur scène. Tout est donc minutieusement préparé de façon à ce qu’il n’y ait aucune erreur. Leurs costumes sont accrochés en ligne et leurs chapeaux disposés dans des boîtes de façon à pouvoir être saisis et enfilés en un temps record. Je passe beaucoup de temps à éviter de me trouver dans le chemin des autres, mais en dehors du metteur en scène personne ne fait vraiment attention à moi. Chacun est trop occupé à préparer son entrée sous les projecteurs.
Timothy A. Clary est un photographe de l'AFP basé à New York. Suivez-le sur Instagram. Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit par Roland de Courson (lire la version originale en anglais).