Un jeune participant à une "marche pour la paix" organisée le 4 avril 2015 à Rio de Janeiro après la mort d'un enfant de 10 ans, tué d'une balle tirée par la police lors d'une fusillade avec des narcotrafiquants dans la favela Complexo do Alemão quelques jours plus tôt (AFP / Christophe Simon)

Rio, je te souhaite la paix

RIO DE JANEIRO, 1er juin 2015 – Encore une matinée ensoleillée dans le parc de Flamengo, un oasis de palmiers exubérants et de perroquets bavards face à la baie de Guanabara sur laquelle auront lieu, dans un an, les compétitions de voile des jeux Olympiques.

Deux amies se croisent par hasard, bavardent un moment. Quand elles se séparent, j’entends l’une qui lance à l’autre : « muito amor, muita saúde, muita paz » (« beaucoup d’amour, beaucoup de santé, beaucoup de paix »).

« Beaucoup de paix » ? Le Brésil n’est pourtant pas en guerre… Ou si ?

Depuis que je me suis installée à Rio il y a quatre ans, je suis frappée par la façon dont pour un oui ou pour un non les Cariocas se souhaitent mutuellement la paix. La nuit du 31 décembre, ils s’habillent de blanc et affluent sur la plage de Copacabana pour demander la paix pour l’année à venir. La ville compte plusieurs organisations non gouvernementales dont le nom comporte le mot « paix ». L’une d’elles est Rio da Paz, qui organise des happenings dans des lieux publics pour attirer l’attention sur la violence.

L'association Rio da Paz manifeste contre la violence sur la plage de Copacabana à Rio, le 5 avril 2015 (AFP / Yasuyoshi Chiba)

En janvier, quand les balles perdues ont fait leur douzième victime en neuf jours –une fillette de 12 ans– cette association a installé sur la plage une croix et des jouets. Et il y a quelques jours, elle a déposé une bicyclette noire au milieu d’une flaque d’encre rouge sur la piste cyclable qui borde la lagune Rodrigo de Freitas, où un cardiologue de 52 ans avait été poignardé à mort par des adolescents qui voulaient lui voler son vélo. C’était la huitième agression au couteau en une semaine.

Racisme latent et logique de guerre

Depuis des décennies, un gouffre béant sépare les riches et les pauvres au Brésil. Même si les choses se sont améliorées ces dernières années grâce aux programmes sociaux mis en œuvre par le gouvernement de gauche, les 10% des Brésiliens les plus riches contrôlent toujours plus des quatre dixièmes de la richesse du pays. A quoi s’ajoute un racisme latent au sein d’une population majoritairement noire et mulâtre, groupes ethniques parmi lesquels se recrutent la majorité de pauvres et de victimes de la violence, et une logique de guerre entre policiers et narcotrafiquants dont les plus démunis sont, depuis toujours, les otages.

L'armée prend position dans la favela Complexo da Maré à Rio, le 1er avril 2015 (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Près de deux millions de Cariocas vivent dans les quelque mille favelas que compte la mégalopole, sans accès aux services publics de base. Pour eux, la violence est le lot quotidien. Le nombre d’homicides a un peu baissé depuis 2008, date à partir de laquelle la police a commencé à « occuper » plusieurs dizaines de favelas, et il est devenu plus rare de voir les trafiquants de drogue déambuler impunément avec leurs armes de guerre. Cela n’a pas empêché notre reporter vidéo Madeleine Pradel de tomber nez à nez, il y a quelque jours, sur un groupe de délinquants armés jusqu’aux dents dans la favela Rocinha, alors qu’elle tournait un sujet sur une décharge. Ils ne l’ont laissé poursuivre son chemin qu’au terme d’une longue discussion, et parce qu’elle était accompagnée d’un habitant du coin.

Six morts par jour sous les balles de la police

Le trafic de drogue continue à proliférer. Les batailles rangées entre les différents gangs de narcos sont incessantes. Et la police continue à tuer des civils, au rythme de six par jour en moyenne dans tout le pays. En cinq ans, de 2009 à 2013, les policiers brésiliens ont tué plus de civils que la police américaine en trois décennies.

Le Bataillon d'opérations spéciales (Bope) patrouille dans la favela Cantagalo de Rio, en avril 2014 (AFP / Tasso Marcelo)

Beaucoup de mes amis brésiliens ont autant peur de la police que des criminels. Moi-même, même si la scène est habituelle, je suis toujours aussi impressionnée quand je vois les agents du redoutable Bataillon d’opérations spéciales (Bope) patrouiller à travers la ville avec leurs fusils dépassant des fenêtres de leurs véhicules et le doigt sur la gâchette. Leur emblème, qui orne voitures, uniformes et cartes de visite, est une tête de mort traversée par un poignard, derrière laquelle se croisent deux pistolets.

Vague d'attaques au couteau

Entre 2007 et avril dernier, 50.181 personnes sont mortes de mort violente dans l’Etat de Rio. Cela fait une moyenne de quinze par jour. Ces dernières semaines, une vague d’attaques à l’arme blanche frappe le centre et les beaux quartiers de Rio. Elle donne aux classes les plus aisées un aperçu de la terreur dans laquelle vivent, depuis des décennies, les habitants des favelas, des quartiers où nul, même chez soi, n’est jamais à l’abri d’une balle perdue.

Un mémorial improvisé sur le lieu de la mort du cardiologue Jaime Gold, poignardé pour son vélo à Rio par des adolescents à Rio (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Je n’ai heureusement jamais été victime d’une agression à Rio. Quand je sors, je ne porte sur moi que le strict nécessaire. Dans la rue, je m’efforce de ne jamais utiliser mon smartphone, appareil qui au Brésil représente l’équivalent de trois mois de salaire minimum. Mais comme beaucoup de Cariocas, j’ai cessé depuis peu d’utiliser mon vélo. Parfois, les voleurs poussent violemment les cyclistes pour les faire chuter et les détrousser. Et maintenant il y a en plus toutes ces attaques au couteau.

Paranoïa et autodéfense

A un an des jeux Olympiques de Rio, la sensation ici est que personne n’est à l’abri, que ce soit dans les favelas ou en dehors.

Sur les réseaux sociaux, le Cariocas des classes moyennes et supérieures ne cachent plus leur peur, et basculent parfois dans la paranoïa et l’apologie de l’autodéfense. Depuis le balcon de mon appartement et depuis les fenêtres du bureau de l’AFP, je vois souvent des voisins poursuivre en criant des jeunes qui ont volé un portefeuille ou un téléphone portable. Parfois, ils les attrapent et les rouent de coups jusqu’à l’arrivée de la police. Les vidéos de ces passages à tabac sont ensuite publiées sur Facebook et YouTube.

« L’image mythique du Brésilien sympathique n’existe que dans la samba. Les relations entre les gens ont toujours été violentes. La société brésilienne n’est pas sympathique, c’est une société qui s’entretue. C’est ce Brésil-là que nous voyons aujourd’hui sur internet », résume dans une interview au quotidien Folha de São Paulo, le sociologue espagnol Manuel Castells.

Une société violente, qui marginalise

Un projet de loi pour abaisser l’âge de la majorité pénale à 16 ans au lieu de 18 est en discussion au parlement. Il y a quelque temps, 32 mineurs ont été interpellés dans le parc de Flamengo, dont certains armés de couteaux. Le lendemain, 31 ont été libérés. Le maire Eduarto Paes se défausse vers l’Etat de Rio, dont dépend la police, et celui-ci renvoie la balle vers le système judiciaire. Certes, les jeunes délinquants doivent être punis, estiment les ONG et les experts en éducation, mais ils sont aussi les victimes d’une société violente qui les marginalise. La plupart ne sont pas scolarisés et n’ont pas de famille.

Les favelas du Complexo do Alemão à Rio, en avril 2015 (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Je me promène souvent dans ce parc très populaire, seule ou avec mes jeunes enfants, mais jamais après la tombée de la nuit. Je n’ai jamais eu de problème. Mais un jour, alors que je faisais mon jogging, je suis tombée sur un homme furieux qui braquait un revolver sur la nuque d’un autre en hurlant et en l’insultant. Peut-être était-ce un policier en civil. Ou peut-être pas. Je ne le saurai jamais, parce que comme tous les gens qui assistaient à la scène je me suis éloignée le plus vite possible.

Ville en état de choc

L’anthropologue Alba Zaluar sillonne les favelas depuis 35 ans pour les étudier. Elle décrit une ville « en état de choc ». « Cette violence est totalement liée au trafic de drogue », dit-elle. Mais il y a aussi « les écoles publiques de mauvaise qualité, les inégalités sociales, la violence policière… »

La police militarisée patrouille dans la favela Complexo da Maré à Rio, le 1er avril 2015 (AFP / Christophe Simon)

Même si la directrice du Fonds monétaire international Christine Lagarde a un jour déclaré que le téléphérique des favelas du Complexo do Alemão lui rappelait « une station de ski », ceux qui habitent le quartier n’ont pas l’impression de vivre à Courchevel ou à Gstaad. Malgré la «pacification » de ce complexe d’une quinzaine de favelas entamée à grand renfort de publicité en 2010, « la violence est la même qu’avant, beaucoup de gens innocents continuent à mourir », se plaint une mère célibataire et au chômage de 30 ans, Madalena Alves de Assis, alors que nous discutons devant la porte du centre d’assistance sociale du quartier.

Elle craint que ses trois enfants, âgés de six, huit et dix ans, finissent comme Eduardo de Jesús, un garçon de dix ans tué fin avril d’une balle dans la tête tirée par un policier alors qu’il jouait en plein jour devant sa maison. « La peur, la terreur sont constantes ici », raconte Zaquel Nunes, un habitant du quartier où a eu lieu cette série d’affrontements qui a fait quatre morts en deux jours. « Tous les jours il y a des fusillades. Nous vivons dans un territoire de chiens et de chats et nous sommes au milieu. N’importe qui peut devenir une cible, à n’importe quel moment, sans avertissement ».

Pour plus de six millions de Cariocas, riches ou pauvres, il n’y a pas encore de paix à Rio.

Laura Bonilla est directrice adjointe de l’AFP au Brésil. Lisez la version originale de son article en espagnol.

Dans le quartier d'Eduardo de Jesus Ferreira, un enfant de 10 ans tué pendant un affrontement entre la police et des trafiquants de drogue dans la favela Complexo do Alemão de Rio, le 8 avril 2015 (AFP / Yasuyoshi Chiba)
Laura Bonilla