La dignité retrouvée
Le 14 mai 2015, le photographe de l’AFP Christophe Archambault prenait au large de la Thaïlande de terribles images d’un bateau à la dérive avec, à son bord, quelque 400 Rohingyas et Bangladeshis mourant de faim et de soif. Six jours plus tard, les migrants échouent sur les côtes d’Indonésie, où d’autres photographes réussissent à mettre des noms sur leurs visages. Voici leurs récits.
Romeo Gacad :
JAKARTA, 2 juin 2015 – Nous nous trouvons depuis cinq jours dans la province indonésienne d’Aceh pour un reportage sur l’arrivée de centaines de migrants abandonnés en pleine mer par leurs passeurs, quand nous apprenons qu’environ 400 personnes ont été secourues pendant la nuit par des pêcheurs. Nous sommes à l’aube du 20 mai.
C’est le troisième bateau de musulmans rohingyas de Birmanie et de Bangladeshis qui réussit à s’approcher des côtes d’Aceh sans être détecté par la marine indonésienne. Tous ont été sauvés par des pêcheurs locaux, qui se sont mobilisés pour venir en aide à ces malheureux qu’aucun gouvernement de la région ne veut accueillir sur son sol.
Trente minutes plus tard, avec l’aide un des pêcheurs qui a participé au sauvetage, nous parvenons jusqu’au bateau abandonné par les migrants. Je réalise alors qu’il s’agit du même navire que celui que mon collègue Christophe Archambault a photographié alors qu’il dérivait au large des côtes thaïlandaises, six jours plus tôt. Immédiatement, j’alerte le bureau de l’AFP à Jakarta.
Le reporter vidéo Gianrigo Marletta et moi sommes les premiers journalistes à monter sur le bateau, échoué à quelques encablures du rivage face au détroit de Malacca. Il a l’air intact. Du pont jusqu’à la cale, il est jonché de vêtements, d’emballages alimentaires et de bouteilles d’eau vides provenant de Thaïlande et de Malaisie. Nous trouvons des bols vides dans la cabine du capitaine, et un sac à moitié plein de piment séché sur le pont supérieur.
Au cours des jours précédents, j’ai passé de longs moments à rendre compte par mes images de l’exécrable condition physique des migrants qui ont survécu au voyage. Les nouveaux arrivants sont tous extrêmement affaiblis par les épreuves qu’ils viennent de traverser. La plupart d’entre eux sont déshydratés et souffrent de malnutrition sévère. Certains sont incapables de marcher. Ils sont assistés par des volontaires, des associations humanitaires locales, les services du gouvernement et le personnel de l’Office des migrations internationales (OMI) et du Haut-comité des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Un camp a été mis en place, mais les infrastructures sont minimales. Les habitants du coin affluent vers le camp pour faire don de vêtements et de nourriture.
Je m’intéresse en particulier au processus d’identification des nouveaux arrivants par la police. Après s’être fait enregistrer par un fonctionnaire, les migrants sont photographiés debout devant une toise en tenant un panneau où figurent leur nom, leur âge, leur profession, leur ville d’origine et leur nationalité.
Je commence à prendre des photos, en leur donnant volontairement l’aspect de clichés anthropométriques. Je me dis qu’une fois mises ensemble, ces images raconteront la douloureuse histoire de la persécution des Rohingyas et de leur exploitation par les organisations de trafiquants d’êtres humains.
La photo anthropométrique, c’est quelque chose que l’on associe à la violation de la loi, à la délinquance. Ce n’est pas la forme de portrait la plus digne. Pourtant, de façon étrange, au fur et à mesure que tous ces gens défilent devant le photographe de la police, je découvre leurs noms et j’ai un peu l’impression que ce sont des présentations officielles qui sont en train d’être faites. Au total, je prends 86 portraits d’hommes, de femmes et d’enfants arrivés de Birmanie et du Bangladesh.
Les migrants fraîchement débarqués à Aceh à bord du bateau vert ont été dirigés vers un camp dans le village de Bayeun, distinct des structures qui hébergent les groupes arrivés avant eux. Là, je commence à reconnaître certains des visages sans nom que j’ai vus sur les photos de Christophe, six jours plus tôt.
Je ressens le besoin de connecter d’une façon ou d’une autre les deux séries d’images. Je me heurte à la barrière du langage. Les migrants rohingyas ne parlent aucune langue que je connais. Heureusement, certains des Bangladeshis parlent anglais et nous aident à communiquer. Des travailleurs de l’OMI acceptent eux aussi, très gentiment, de nous servir de traducteurs.
Le lendemain, 21 mai, je vois une femme Rohingya qui est transportée d’urgence vers la tente abritant l’infirmerie. Elle est à peine consciente, elle gémit de douleur. Les médecins indonésiens la placent immédiatement sous perfusion. Diagnostic : malnutrition, déshydratation, diarrhée. Le petit garçon de la malade est assis à côté de sa mère. Il s’accroche frénétiquement à sa robe en sanglotant. Pendant que je prends mes photos, je suis ému aux larmes.
De retour à mon hôtel, je commence à transmettre mes photos du jour. En regardant de plus près les images de Christophe Archambault, je découvre la femme malade que je viens juste de photographier à l’infirmerie. Sur le bateau à la dérive, elle portait la même robe et elle pleurait de désespoir. Elle a donc survécu à sa longue errance en mer, et maintenant les médecins viennent de lui sauver la vie. C’est une image que je n’oublierai jamais.
Quand enfin s’achève la procédure d’identification pour la totalité des quelque 400 migrants, je suis physiquement et psychologiquement vidé. Toutes les nuits, après avoir transmis mes photos, je suis resté éveillé tard pour guetter un éventuel nouveau débarquement. Au bout de huit jours à ce rythme, je suis prêt à partir. Je me dis que je reviendrai plus tard pour continuer la série de portraits.
Juste au moment où je prends la route vers l’aéroport, j’apprends que le photographe Chaideer Mahyuddin, un collaborateur de l’AFP qui a couvert les premières arrivées à Aceh, s’apprête à revenir sur place. Au téléphone, nous convenons qu’il reprendra le travail là où je l’ai laissé.
Ensemble, nous sélectionnons une série de portraits spectaculaires de migrants en détresse suppliant pour qu’on leur donne à manger, se tenant l’estomac en grimaçant de faim, hurlant à l’aide ou se jetant à l’eau pour attraper les vivres larguées en mer par un hélicoptère militaire thaïlandais. Chaideer se chargera de retrouver les individus sur ces photos. Il leur demandera leur nom, leur âge, leur nationalité, ainsi que les numéros de téléphone de leurs proches en Birmanie et au Bangladesh. De cette façon, nous continuerons à suivre leur histoire dans les mois et les années à venir.
Je conseille à Chaideer de prendre des portraits dont la composition rappelle celle des photos de Christophe Archambault. Le début de leurs nouvelles vies dans le camp de Bayeun contraste fortement avec les images de désespoir sur un bateau à la dérive. Le résultat est un puissant témoignage de leur volonté de survivre.
Romeo Gacad est le responsable photo de l’AFP pour l’Indonésie. Il s’est rendu à Aceh du 15 au 23 mai 2015.
Chaideer Mahyuddin :
BAYEUN (Indonésie) – Quand le 20 mai, je vois pour la première fois les images de migrants parvenus dans l’est d’Aceh, je suis tout de suite frappé par les similitudes avec le bateau vert sur les extraordinaires photos de Christophe Archambault. En examinant tous les détails, je parviens à la certitude qu’il s’agit des mêmes gens.
J’identifie rapidement deux personnes, Muhammad Ehsan du Bangladesh, et Hamid Husen de Birmanie. Il s’agit des deux hommes qui ont été photographiés alors qu’ils étaient accrochés à la coque du bateau et dévoraient des vivres récupérées en mer. J’inform Romy Gacad, et cela devient la première combinaison d’images de notre série.
Je circule dans le camp en montrant aux gens les photos prises par Christophe, grâce à quoi j’arrive à retrouver plusieurs de ses sujets. Mais organiser les séances de pose n’est pas simple, car chaque personne à photographier se trouve dans un endroit différent et il faut rassembler tout le monde. Je laisse trois personnes un moment pour aller chercher la quatrième, mais quand je reviens l’une d’entre elles a disparu et tout est à recommencer. A quoi s’ajoute la barrière de la langue. Au total, réaliser la série me prend deux jours.
Les réfugiés que je rencontre sont choqués quand ils se reconnaissent, désespérés, sur les photos du bateau. Mais ils se laissent volontiers photographier à nouveau. Ils espèrent qu’ainsi leurs familles au Bangladesh et en Birmanie apprendront qu’ils sont en vie.
Ils me racontent la dureté de leur voyage en mer. Une odyssée de trois mois sans suffisamment de vivres ni d’eau potable, au cours de laquelle des dizaines d’entre eux ont péri. Certains confient qu’ils avaient tellement faim qu’ils étaient sur le point de se jeter par-dessus bord, pour abréger leurs souffrances.
Que vont-ils devenir maintenant ? Les Bangladeshis disent qu’ils aimeraient retourner chez eux ou trouver du travail en Indonésie. Les Rohingyas, peuple sans Etat, espèrent qu’un pays finira par les accepter quand expirera leur autorisation de séjour en Indonésie, accordée pour un an.
Chaideer Mahyuddin est un collaborateur de l’AFP dans la province indonésienne d’Aceh.
Christophe Archambault :
BANGKOK – Quand je découvre les photos prises par mes collègues dans la province d’Aceh, je suis bouleversé. C’est une sensation qui va au-delà du soulagement que d’apprendre que le bateau vert, qui est devenu « notre bateau », est arrivé à bon port le 20 mai, que ses occupants ont été hébergés dans des camps de réfugiés après avoir été secourus par des pêcheurs. Ce même jour, je rentrais à Bangkok après mon reportage dans le sud de la Thaïlande en me demandant bien ce qu’allaient devenir ces gens.
Au-delà du soulagement, il y a la satisfaction de voir que sur les portraits pris par mon collègue Chaideer, ces hommes, ces femmes et ces enfants ont retrouvé leur dignité. Les hommes posent dans des habits propres, les cheveux fraîchement rasés. Les femmes ont leurs voiles bien ajustés. On sent qu’ils sont revenus à la vie.
Evidemment, il leur reste un long chemin à parcourir avant de retrouver une existence normale. Mais le principal danger, celui de mourir de faim sur le bateau ou de faire naufrage, a disparu. Ils sont debout. Ils ne pleurent plus. Au bout du compte, ils ont réussi.
Je viens de couvrir une réunion régionale à Bangkok consacrée à la crise des migrants dans l’océan Indien. Résoudre à la racine les causes de l’exode massif des Rohingyas prendra du temps. Mais je suis reconnaissant à mon collègue Romeo d’avoir eu l’idée de retrouver les gens que j’avais photographié en mer et de les faire poser, et à Chaideer d’avoir réussi à mettre cette idée à exécution. C’est excellent, c’est émouvant et cela illumine notre journée à tous.
Christophe Archambault est les responsable photo de l’AFP à Bangkok.