Un homme transporte un espadon dans le quartier de Hamarweyne à Mogadiscio, le 25 mars 2015 (AFP / Carl de Souza)

La meilleure pizza de Mogadiscio

MOGADISCIO, 29 mai 2015 – La première fois que je suis allé à Mogadiscio, il y avait des soldats sur le toit du terminal de l’aéroport. L’épave d’un avion-cargo gisait sur le tarmac, le fuselage troué par un missile. Je portais presque en permanence un gilet pare-balles lourd. J’étais réveillé par des explosions la nuit, et par des rafales d’arme automatique le jour.

Ça, c’était il y a cinq ans. Récemment, je suis revenu à Mogadiscio. Et un soir, je suis sorti manger une pizza.

A Mogadiscio, les attaques perpétrées par les Shebab, la branche somalienne d’Al-Qaïda, sont fréquentes et sanglantes. On ne peut pas vous en vouloir si, en vous basant sur ce que rapportent les médias, vous imaginez encore la ville comme une sorte de contre-utopie à la Mad Max sillonnée par les pick-ups armés des seigneurs de la guerre et des terroristes. Pourtant, ce n’est pas la réalité.

Partie de football sur une place de Mogadiscio, le 24 mars (AFP / Carl de Souza)

La pizzeria s’appelle Karamel. Le propriétaire, Sultan, est un gros ours bavard dont la barbe longue et fournie ferait pâlir de jalousie tous les hipsters des métropoles occidentales. En parfait commerçant, il nous accueille par une déclaration péremptoire : nous avons de la chance, car nous sommes ici dans le meilleur restaurant de la ville. Alors qu’il nous accompagne jusqu’à notre table dans la cour, il ajoute que maintenant que Kadhafi n’est plus là, l’Afrique se cherche un nouveau leader charismatique et qu’il est, bien sûr, l’homme de la situation. Il me tape sur l’épaule et éclate d’un gros rire rauque.

Demandes en mariage à toutes les passantes

La conversation est un peu hachée, parce que Sultan est distrait par toutes les femmes qui traversent la cour d’un pas léger, leurs voiles flottant dans l’air chaud de la soirée. A chaque fois, il les bombarde de compliments sur leur beauté, puis il formule une demande en mariage. Les passantes, qui ont visiblement déjà reçu de sa part ce type de proposition pas mal de fois avant, rappellent à Sultan qu’il a déjà quatre épouses, et que le Coran ne lui en autorise pas une de plus.

Dans le quartier de Hamarweyne à Mogadiscio, le 25 mars (AFP / Carl de Souza)

Les pizzas cuisent dans le four que Sultan a construit. Le fromage est importé du Kenya voisin. Je tiens de source sûre –et pas seulement de Sultan– qu’il s’agit bien des meilleures pizzas de Mogadiscio. Certes, il n’y a pas beaucoup de concurrence. Mais c’est vrai qu’elles sont bonnes, ces pizzas (à condition d’aimer la pâte épaisse).

Ecosystème ultra-fortifié pour expats

Je dîne au Karamel en compagnie d’un homme appelé Bashir qui, à chacun de mes voyages à Mogadiscio, est à la fois mon ami, mon guide, mon protecteur et mon hôtelier. Les étrangers qui débarquent en ville et qui ne souhaitent pas séjourner dans la bizarre « zone verte », comme on appelle l’écosystème ultra-fortifié aménagé pour les expatriés à côté de l’aéroport, descendent souvent au Peace Hotel de Bashir. Ils y trouvent de l’eau chaude, de la nourriture correcte, des boissons fraîches, des gardes armés et des voitures blindées.

(AFP / Carl de Souza)

Notre virée dans la vie nocturne encore balbutiante de Mogadiscio fait partie de mes efforts pour comprendre comment la capitale de la Somalie est en train de changer. Après vingt-quatre ans d’anarchie et de guerre civile dévastatrice, le pays est encore très loin d’être tiré d’affaire. Le gouvernement somalien est incapable d’étendre son autorité au-delà de la capitale et ne tient debout que grâce au soutien militaire et financier massif de la communauté internationale. Les violences épouvantables sont encore légion à Mogadiscio. Mais elles sont moins constantes, plus diffuses.

L’artère principale de la ville s’appelle Maka al-Mukarama. Grouillante de monde, trépidante et désordonnée. De nouveaux immeubles sont en train d’y pousser. La plupart ont des vitres bleues réfléchissantes et sont peints couleur saumon criard.

Un camp de personnes déplacées près du Parlement somalien (AFP / Carl de Souza)

Il y a des boutiques d’appareils électriques, des magasins de vêtements, des restaurants, des agences de voyage, des banques et des hôtels. La chaussée à deux voies est saturée de voitures et les trottoirs sont noirs de monde.

Le poncif de l'espadon

Dans le quartier voisin de Hamarweyne, mon collègue photographe Carl de Souza descend de voiture pour saisir quelques scènes de la vie quotidienne, et notamment une série sur un homme qui transporte un gigantesque espadon sur sa tête. Tous les photographes en Somalie prennent, ont pris ou prendront la même image. C’est devenu un poncif. Comme je suis un peu obsédé par la question, je profite de l’ambiance relativement détendue sur le front de mer pour tenter moi-même l'expérience, et demander à Carl d'immortaliser cet instant.

Le journaliste de l'AFP Tristan McConnell fait l'expérience du transport d'espadon (AFP / Carl de Souza)

Il y a cinq ans, Maka al-Mukaram était, littéralement, la ligne de front. Sur le toit d’un bâtiment qui est maintenant un hôtel, je m’étais tapi derrière des sacs de sable pendant que les balles claquaient sur le mur derrière moi. Sur ce qui est maintenant le parking de l’hôtel, il y avait un bunker pour s’abriter des pluies d’obus ainsi qu’une batterie de mortier pour riposter.

« Ce n’est plus le Far West ici »

A l’époque, je me déplaçais dans Mogadiscio à bord d’un véhicule de transport de troupes blindé, ou bien dans un 4x4 aux vitres teintées escorté d’un ou deux pickups bourrés d’hommes en armes – les gardes de sécurité travaillant pour Bashir. La plupart des étrangers continuent à voyager de cette façon à l’heure actuelle, mais Bashir m’assure que ce ne sera bientôt plus nécessaire.

« Ce n’est plus le Far West ici, on ne peut pas continuer à se comporter comme des cowboys », dit-t-il. Il me promet que pour ma prochaine visite, je n’aurai plus besoin de ce type d’escorte militaire. Juste d’un garde du corps. De deux à la rigueur. Dans n’importe quel autre endroit, cela semblerait encore beaucoup. Mais à Mogadiscio, c’est un grand progrès.

Attentat à la voiture piégée contre un restaurant du centre de Mogadiscio, le 21 avril 2015 (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Certes, il faudra encore du temps avant que je puisse marcher seul dans les rues de la ville en toute sécurité. Au Karamel, tous les efforts sont mis en œuvre pour montrer à quel point la vie à Mogadiscio est devenue normale, mais il est évident que ce n’est pas encore le cas. Bashir a passé notre commande par avance au téléphone. Un pick-up rempli d’hommes armés jusqu’aux dents nous a escortés à travers les rues mal éclairées.

Un ami journaliste somalien qui nous a rejoints pour le dîner a l’air d’avoir du mal à rester assis sur sa chaise. Il sourit nerveusement et dévisage chaque nouvel arrivant dans le jardin du restaurant. « Je ne me détends jamais », dit-il. « Jamais. Une attaque ou un attentat suicide peut se produire n’importe quand ». Les pizzas sont servies et englouties rapidement. Moins d’une demi-heure après notre arrivée au restaurant, Bashir décide qu’il est temps de partir.

Par chance, aucun événement dramatique ne se produit cette nuit-là. Et nous avons dîné librement en ville après la tombée de la nuit, ce qui était inimaginable il y a seulement quelques années. Mogadiscio a encore un long chemin à faire avant de devenir une ville normale. Mais elle revient de loin aussi.

Tristan McConnell est un journaliste de l’AFP basé à Nairobi. Lisez la version originale anglaise de son article et suivez-le sur Instagram.

(AFP / Carl de Souza)
Tristan McConnell