Noyés sous les ordures
BEYROUTH – « Bonjour ! Je suis photographe à l’AFP. Puis-je grimper sur votre toit pour prendre des photos des ordures devant chez vous ? »
« Mais oui ! Bienvenu, cher Monsieur, entrez donc ! Prendrez-vous un café ? Je peux vous accorder une interview complète si vous le voulez. Est-ce que vos photos montreront à quel point ça sent mauvais ici ? »
Depuis que la crise des déchets au Liban a commencé, en juillet 2015, j’ai posé cette question des dizaines, peut-être même des centaines de fois. Et à chaque fois je suis accueilli avec le même enthousiasme par les habitants des quartiers, ravis de me prêter leurs toits ou leurs fenêtres pour que je puisse photographier les monceaux d’ordures qui s’empilent à leurs portes, sur la voie publique.
Après plusieurs annonces de mesures par le gouvernement, nous pensions que cette crise nauséabonde allait enfin se terminer. Et voilà que depuis le mois d’août, les tas d’ordures ont à nouveau envahi nos quartiers et nos routes, depuis les montagnes qui bordent la capitale jusqu’au cœur même de la ville.
Tous les jours, pour me rendre au travail, je parcours les quarante kilomètres sur la route du littoral qui séparent le joli port de Byblos de Beyrouth. Jour après jour, je vois les déchets s’accumuler des deux côtés de la chaussée, près des bretelles d’accès aux quartiers résidentiels et sous les immenses ponts de béton.
Je vais partager avec vous quelques scènes de mon quotidien.
Un matin, en conduisant vers Beyrouth, je remarque un épais nuage de fumée à quelques kilomètres de là. Je quitte la route pour essayer de découvrir quelle en est la cause. Dans un chantier, je tombe sur une immense fosse remplie à ras bord d’ordures en train de brûler. Tout de suite, je me mets à prendre des photos. Deux pompiers émergent de la fumée. Leurs réserves d’eau sont épuisées et ils sont en train d’appeler des renforts.
Cela ressemble à un film-catastrophe. Sauf que tout autour, les gens continuent à faire leur jogging ou à promener leur chien, complètement indifférents à la scène vraiment dégoûtante qui se déroule sous leurs yeux. Sont-ils drogués ?
Non, le plus probable, c’est qu’ils ont fini par devenir insensibles au spectacle de toutes ces immondices autour d’eux. C’est trop déprimant.
Le lendemain, je découvre un fleuve d’ordures. Un fleuve, littéralement. Des milliers de sacs poubelles en putréfaction entassés sur un des principaux ponts par lesquels on accède à Beyrouth. La seule façon de prendre une photo donnant la juste mesure de la scène, c’est depuis une position en hauteur.
Je commence donc à faire la tournée des immeubles environnants. L’odeur est effroyable. Je n’arrive pas à imaginer comment on peut habiter au milieu d’une telle pestilence. Un concierge m’aperçoit, comprend instantanément ce que je cherche et me crie : « Vous voulez prendre une carte postale de ce nouveau site touristique ? Venez avec moi, je vais vous montrer ! »
Il me conduit jusque sur le toit de son immeuble de quatorze étages. Quelle vue ! De là-haut, j’aperçois le port de Beyrouth et son perpétuel fourmillement d’activité, les bâtiments anciens et modernes du centre-ville et, bien sûr, les colonnes de fumée provenant des sites improvisés d’incinération d’ordures un peu partout à travers la capitale. Je remarque aussi qu’une nouvelle décharge sauvage a vu le jour à Karantina, dans le nord de la ville.
Et puis, je la vois : la nouvelle piste de ski de Beyrouth. On dirait qu’il vient de neiger, mais en fait la couleur blanche provient des monceaux de sacs poubelle qui ont été abandonnés là, sur des centaines de mètres carrés, le long du pont de Jdeidé. Là encore, les gens vont et viennent tout atour, sans un regard vers les ordures, comme totalement résignés à cette situation.
Une fois que j’ai pris toutes les photos dont j’ai besoin, je remercie le concierge pour son aide et je lui montre mes images. Il sourit et me fait des compliments pour la « beauté de mes clichés », comme s’il avait sous les yeux le portrait d’une jolie femme ou une carte-postale des Caraïbes.
C’est une honte. La flagrante léthargie des Libanais face à ce problème est vraiment choquante. Ils sont absolument persuadés que rien ne peut être fait, que c’est leur destinée, que leur sort a été scellé depuis longtemps par l’élite politique qui les gouverne. Ils sont furieux, mais ils souffrent en silence, sans espoir de solution.
Quand je demande aux gens l’accès à leurs fenêtres ou à leurs toits pour prendre mes photos, je suis toujours accueilli avec chaleur. J’entends toujours les mêmes phrases qui reviennent :
« S’il vous plaît, faites en sorte que le monde voie ce qu’ils sont en train de nous faire ».
« On est en train de mourir du cancer ».
« On est ensevelis sous les virus, les infections et les bactéries ».
« Les insectes, les mouches et les rats ont pris possession de nos maisons ».
« Vous travaillez pour une agence internationale. Montrez ça au reste du monde. S’il vous plaît, empêchez que cela passe inaperçu. Nous voulons que le pouvoir colonial revienne. Au moins on aurait des institutions, et on ne serait pas en train de se noyer sous les ordures ».
« Un pays de la taille d’une petite ville occidentale est incapable d’élire un président, aucune de ses institutions publiques ne fonctionne correctement, ses services et ses infrastructures sont pourris… Qui voudrait habiter dans un Etat raté comme le nôtre ? »
Tous les gens à qui je parle, aussi bien dans le cadre de mon travail à l’AFP que dans ma vie quotidienne, ont renoncé à se battre. Ils se sont entièrement résignés à l’idée que la crise des déchets incarne à la perfection tout ce qui ne marche pas au Liban, et en premier lieu sa classe politique qui n’a pas envie de servir les citoyens. Les politiciens, disent les Libanais, ont intentionnellement créé cette crise, ou tout du moins ont encouragé sa prolongation, parce qu’ils n’arrivent pas à s’entendre sur comment « se partager le gâteau ».
Comme les dirigeants politiques libanais ne parviennent pas à s’accorder pour venir à bout de la crise, certains ont ressorti de l’armoire les discours sectaires. Une façon de camoufler leur propre culpabilité. De façon irresponsable, d’autres ont proposé que les municipalités, que la même élite empêche de fonctionner depuis des années, prennent en charge le traitement des déchets. D’autres encore, dans un stupéfiant aveu de leur propre faillite, ont appelé les citoyens à se débrouiller.
Et en attendant qu’une solution voie le jour, je continuerai à monter en haut des immeubles pour immortaliser l’horizon de Beyrouth, de plus en plus bouché par les sacs à ordures.