Les coulisses du report des JO à l'AFP
Lausanne - "J'ai une centaine de journalistes qui essaient tous d'avoir le scoop…"…En ce mardi 24 mars, ma "source" au Comité olympique international (CIO) reste polie mais avec une pointe d'agacement. Pourtant, depuis cinq ans maintenant on commence à bien se connaître. En tant que journalistes c'est notre quotidien d'insister, de relancer, de harceler parfois, tout en mettant les formes, un dosage pas toujours simple à trouver. On glisse un petit mot gentil, une attention personnelle. Mais ça ne suffit pas toujours.
Il faut bien dire que depuis presque un mois maintenant, mon insistance confine à l'obstination. Voilà des jours que l'on attend l'info: le report des Jeux olympiques de Tokyo, plus que probable, mais pas encore officiel.
La devise olympique "Citius…(Plus vite….)" tarde à se vérifier. L'épidémie de coronavirus qui a d'abord entraîné le report de tournois de qualification olympiques prévus en Chine s'est muée en pandémie. Mi-mars, elle a déjà fait plus de 6.000 morts et gagné 141 pays et territoires. Le monde est peu à peu paralysé. Mais même face à la grogne et aux inquiétudes des sportifs, le CIO temporise, repousse, décide de ne rien décider, juge qu'il n'existe "pas de solution idéale" et avance encore le 18 mars, jour du report de l'Euro-2020 de foot, qu'il n'est "pas nécessaire de prendre des décisions radicales".
Un report serait une décision historique et lourde de conséquences. Même après la crise financière de 1987 ou la guerre du Golfe en 1991 qui ont fait trembler le monde, les JO de 1988 et 1992 ont bien eu lieu. Seules les deux guerres mondiales ont eu raison des JO de 1916, 1940, déjà prévus à Tokyo et 1944.
Les JO revêtent pourtant une portée symbolique immense: l'ambition de réunir tous les peuples durant deux semaines, au-delà des conflits, des divergences et des différences. Durant les Jeux antiques, une trêve sacrée était négociée. Comme nous l'expliquait une spécialiste du marketing sportif, en cas de report, "on briserait une limite aujourd'hui jamais franchie: les JO ne sont plus immuables sauf en cas de guerre mondiale"
Ce mardi 24 mars là, est différent. La plupart des collègues en France sont confinés. On travaille d'une chambre, d'un salon, de la table de la cuisine. Les cris des enfants émaillent les “conf call”. On découvre les réunions virtuelles, les micros récalcitrants, les éclairages blafards et les barbes de plusieurs jours. Il manque juste l'odeur du café et du pain grillé.
Une fois de plus, comme chaque matin depuis un certain temps, avant de me brosser les dents et de me faire couler un expresso, je lance une série de messages à mes sources, pas Whatsapp et sms. "Bonjour X. Dis-moi si je dois me préparer ce jour à une grosse annonce…ce sera du off bien sûr". La pêche est bonne. "Off the record, et je ne veux pas être cité: annonce très probable mais le contenu dépend de la conversation téléphonique", entre le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président du CIO Thomas Bach, répond ma source.
L'annonce ? Rien de moins que le report des Jeux !
Il reste cependant encore beaucoup d'inconnues… Quand va-t-elle intervenir ? D'où ? Lausanne, siège du Comité international olympique, ou Tokyo ? Sous quelle forme ? Conférence de presse de Abe ? Communiqué du CIO ? La logique, et la charte olympique, voudraient que l'annonce revienne au CIO, organisateur depuis 1896, des Jeux olympiques. Ces questions sont essentielles pour l’Agence France-Presse. Une conférence de presse de Shinzo Abe à Tokyo par exemple mettrait en branle la machine des directs, des vidéastes, des photographes…
Présenté comme inévitable depuis longtemps à mesure que d'autres grands événements sont reportés les uns après les autres -- comme ce jour invraisemble où sont ajournés dans la foulée l'Euro-2020 de foot, le tournoi de tennis de Roland-Garros ou la course cycliste Paris-Roubaix -- le report des JO tarde à se concrétiser.
Dimanche 22 mars, grâce à une source "proche", nous annonçons avant le communiqué officiel que le CIO "envisage différents scénarios dont un report", mais que l'annulation "n'est pas à l'agenda". Et le CIO de préciser ensuite qu'il se donne "quatre semaines" pour prendre une décision.
Mais dès le lendemain, après avoir discuté avec différents interlocuteurs, dont mon voisin, responsable d'une grande fédération, avec qui je partage un parking, il apparaît clairement qu'une décision pourrait intervenir plus rapidement.
Lundi 23 mars, nous en parlons durant une autre conf call, menée par les rédacteurs en chef sport Pierre Galy et Guy Jackson à Paris, le directeur adjoint du bureau de Tokyo Richard Carter et Giles Hewitt, redacteur en chef Asie, à Hong Kong.
Le 24, le CIO annonce à 9h40 qu'il va discuter "dans la journée avec le gouvernement japonais, le comité d'organisation et sa commission exécutive des scénarios possibles y compris un report".
J’alerte Pierre et Guy, qui préviennent aussitôt notre bureau à Tokyo. Comme les différents éléments des jours précédents me faisaient penser que la journée pourrait être décisive, j'avais préféré travailler au bureau, situé à la Maison des sports de Lausanne, à 15 minutes de chez moi. J'y trouvais plus de calme qu'à la maison, où il n'est pas simple de se concentrer avec trois enfants qui tentent de faire leurs devoirs à distance. Et davantage de sécurité, car chez moi le réseau donne parfois des signes de faiblesse. Le pire aurait été d’avoir l’info et de pas pouvoir la donner pour des raisons logistiques !
Pierre, qui est chez lui, tout comme Guy, me demande de "faire la liste des angles qu'on peut toiletter pour donner après l'annonce". Traduction de ce jargon d’agence: la liste des articles en lien avec le report déjà prêts qu’il faudra mettre à jour pour les diffuser après l’annonce. La plupart des sujets ont déjà été arrêtés la veille lors d'une réunion virtuelle avec Paris, Hong Kong et Tokyo. La "redchef centrale" est tenue au courant par Paris. Pour plus de fluidité nous avons des échanges en direct sur l'axe Lausanne-Paris-Tokyo.
Tout a été préparé en amont, y compris la formulation de l'annonce, qui donnera lieu à un “flash”: dans notre langage cela désigne une information de portée mondiale. Chaque journaliste de l'AFP en délivre une ou deux dans sa carrière, c'est dire ! On se met d'accord sur la formulation du flash mais on décide de ne "rien préparer à l'avance”. Il y a toujours à l’agence l’angoisse d’envoyer par erreur une nouvelle, d’où l’interdiction de rédiger et mémoriser dans le système ce genre d’information s'ils ne se sont pas produits.
Une première source au CIO me prévient que “l'annonce” est pour "13h00". Une autre confirme mais rectifie l’horaire: plutôt pour "13h30". Puis me dit que c'est reporté de 15 minutes. Shinzo Abe a alors déclaré à Tokyo que le Japon a proposé un report d'un an des JO de Tokyo.
Le contenu, nous le connaissons…mais tant que cette annonce de portée mondiale ne sera pas confirmée par une source officielle ou jugée totalement fiable, impossible de la donner.
Je me décide donc à relancer une dernière fois, par SMS: "Puis-je écrire que les JO sont reportés, en citant une source proche du CIO" ? "Non, me répond ma source, j'ai une centaine de journalistes qui essaient tous d'obtenir le scoop. Merci d'attendre notre communiqué".
A 13h46, la version anglaise du communiqué officiel m'arrive par Whatsapp, avant sa diffusion sur le site du CIO. Dans la seconde qui suit, j'expédie par mail à Pierre et Guy la ligne importante.
Et par téléphone, on se met d'accord sur le “flash”: "Les JO de Tokyo reportés". Pour la petite histoire, le flash en français est validé par Diane Falconer, depuis son studio de 36 m2; il est diffusé sur les fils à 13h51. En anglais Guy Jackson a appuyé sur le bouton depuis sa chambre à coucher. Le CIO me prévient très vite que son président, Thomas Bach va donner une conférence de presse virtuelle, réservée aux agences de presse internationales.
Tout s'enchaîne sans difficulté, presque sans stress. C'est le deuxième “flash” du bureau de Lausanne en une semaine, après le report de l'Euro de foot. Le plus dur est passé, la pression retombe, un autre café.
J'magine que je me souviendrai longtemps d'avoir participé à cette couverture hors du commun, dans une période qui l'est tout autant. Si la montée d'adrénaline a été forte, tout s'est bien passé car tout a été parfaitement huilé et le travail d'équipe remarquable.
Mais travailler dans le confort d'un bureau n'a probablement rien à voir avec les difficultés du terrain et la tension inhérente. Atterrir à Yogyakarta en Indonésie, deux jours après un tremblement de terre meurtrier et décrire aussitôt les hôpitaux surchargés, les blessés aux membres écrasés, les cadavres dans les fossés tout au long de villages isolés, restera sans doute, malheureusement, ancré bien plus longtemps encore dans ma mémoire.
Pour le bureau de l’Agence France-Presse à Tokyo, le report est un coup dur, après des mois de préparation minutieuse de la couverture des jeux. Les jeux mobilisent pas moins de 130 rédacteurs, photographes et vidéastes, venus des quatre coins du réseau qui devront désormais attendre encore un an.
La tension formidable de cette heure écoulée contraste totalement avec le calme incroyable qui règne dans les étages de la Maison des sports désertée. Dans ce bâtiment où se croisent en temps normal près de 200 employés d'une vingtaine de fédérations sportives, de cabinets d'avocats ou du bureau européen de l'Agence mondiale antidopage (AMA), un silence étrange règne.
Il n’y a que quelques rares voitures dans le parking. De l'une d'elles est descendu ce matin le directeur de l'Association des fédérations internationales olympiques des sports d'été (Asoif), ce qui m'a aussi mis la puce à l'oreille. Bonjour, au revoir. Officiellement, il est venu pour "aider son président et pour régler des questions urgentes". Je comprends mieux maintenant ce sur quoi elles pouvaient porter..
Récit par Eric Bernaudeau, journaliste de l'AFP à Lausanne. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.