Les gilets jaunes vus par des yeux syriens

Paris -- Au milieu des témoins des manifestations des gilets jaunes à Paris, trois jeunes hommes tranchaient de façon singulière.

Appareils photo en main, ils ont pleinement profité de ces moments, en s’échangeant des regards entendus et des blagues à chaque fois qu’ils se croisaient. De temps à autre un souvenir douloureux ou une réflexion a atténué leur légèreté.

Ces trois hommes sont syriens. Ils ont vu des proches ou des amis mourir et leur patrie d'origine réduite à un tas de ruines. Après avoir couvert la guerre dans leur pays, avant de pouvoir s’en échapper, Abdulmonam Eassa, Sameer Al-Doumy, Zakaria Abdelkafi ont suivi les accès de violence qui ont marqué la capitale française. Avec le sourire.

 

Manifestation des "gilets jaunes" à Paris, le 1er décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Abdulmonam Eassa -- En imaginant ma nouvelle vie en France, je voyais une existence paisible, l’apprentissage d’une nouvelle langue, me faire de nouveaux amis et apprécier la vie dans un pays en paix. Je ne pensais pas voir remonter des souvenirs de frappes militaires en me trouvant sur les Champs-Elysées.

Pendant sept ans, j’ai couvert comme photographe la descente aux enfers de la Syrie. Les deux derniers mois dans ma ville natale de la Ghouta ont été particulièrement éprouvants. J’ai vu des amis mourir, entendu les cris animaux de parents découvrant le corps de leurs enfants à la morgue. J’ai connu la peur, éprouvé la faim, et senti l’anesthésie qui vous enveloppe avec l’épuisement moral et physique.

J’ai pu m’en échapper pour Paris. J’apprends le français, je découvre la ville et je m’habitue à vivre sans avoir à craindre une frappe aérienne sur mon domicile.

Je continue à faire des photos, parce que c’est mon métier, et que je l’adore.

Paris, 1er décembre 2018. (Photo courtesy of Abdulmonam Eassa)


Sameer Al-Doumy -- La première fois où j’ai senti du gaz lacrymogène, ça m’a provoqué une agréable bouffée de chaleur. Ça m’a ramené il y a presque huit ans, au commencement du soulèvement populaire en Syrie. Les manifestations y étaient pacifiques au début. Les Syriens voulaient juste plus de liberté après des années de dictature. La police se contentait de tirer des gaz lacrymogènes. Il n’y avait encore ni balles, obus de mortiers ou frappes aériennes. Beaucoup de mes amis et de proches étaient encore vivants. Nos villes n’avaient pas encore été réduites à des tas de ruines. En y repensant, c’était une période bénie. Et cette bouffée de lacrymogène m’a ramené à cette époque. 

Près des Champs-Elysées, 8 décembre 2018. (AFP / Sameer Al-Doumy)

Alors en couvrant ces manifestations, je n’ai pas pu m’empêcher de les comparer à celles que j’ai connues.

La plus grande différence concerne la police.

Je réalise bien que pour les Français les moyens qu’elle utilise paraissent très violents. Gaz lacrymogènes, grenades assourdissantes, balles de défense. Des centaines de gens arrêtés.

Mais pour nous, c’est le jour et la nuit. Je veux dire qu’ici on nous laisse accéder à une zone contrôlée simplement parce que nous avons un appareil photo. Je suis allé voir des policiers et dans mon mauvais français j’ai dit que j’étais journaliste, en montrant ma carte d’identité. Le policier m’a demandé une carte de presse que je n’ai pas encore à cause du délai pour l’obtenir. Alors sur mon téléphone, j’ai fait une recherche Google de mon nom pour lui montrer les photos que j’avais prises avant. Il a été un peu choqué par la quantité de sang qu’elles montrent, et m’a laissé passer.

En Syrie si vous avez un appareil photo la police vous kidnappe. On garde toujours ses distances avec elle.

Gros-plan sur un policier en civil, en train de photographier des manifestants, près des Champs-Elysées, 8 décembre 2018. (AFP / Zakaria Abdelkafi)

Abdulmonam -- Le degré de violence de certains manifestants m’a vraiment interpellé. Je parle de ceux qui brûlaient les voitures et cassaient les vitres. Je pensais qu’ici les gens manifestaient de façon civilisée. Je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir des affrontements ou des bagarres. Et je croyais aussi que la police se tiendrait juste autour pour les regarder. Je ne m’attendais pas à suffoquer avec du gaz lacrymogène. Le premier week-end de manifestation je n’avais pour m’en protéger que le même foulard que je portais à la fin de mon séjour en Syrie.

Et je n’aurais jamais imaginé être témoin de telles scènes à Paris. Sur cette photo, une explosion est survenue dans une voiture en feu. Le type couvre son visage pour se protéger du souffle.

Paris, 1er décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)


On ne peut pas comparer la France et la Syrie bien sûr. Mais être le témoin d’explosions à Paris, tout de même.

A un moment, la police a lancé une grenade assourdissante, et utilisé un sifflet qui sonnait comme un missile qui arrive, pendant qu’un hélicoptère passait au-dessus. J’ai eu un flashback de la Syrie. Non mais qu’est ce qui se passe?

Et pourtant malgré toute cette violence, ici, personne n’est mort. A l’inverse en Syrie les premières manifestations étaient complètement pacifiques. Et tant de gens y ont perdu la vie.

Paris, 1er décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)


 

Sameer -- Quand nous Syriens avons commencé à manifester, nous revendiquions la liberté, la justice, l’égalité. Nous ne demandions même pas un changement de régime. Et tout de suite ils ont commencé à nous tuer. Si nous avions fait ce que les français font maintenant, ils auraient utilisé des attaques chimiques sur le champ.

J’ai entendu un type crier : « C’est la guerre ! ». J’ai souri en entendant ça. Ca n’est pas ça la guerre, mon ami. Je comprends que tu ne sois pas habitué à ce degré de violence. Mais ça n’est pas la guerre. Loin de là.

Une rue de la ville syrienne de Douma, dans la région de la Ghouta, après un bombardement aérien attribué aux forces du régime, le 13 décembre 2015. (AFP / Sameer Al-Doumy)


 

Abdulmonam -- La différence entre les deux pays saute aux yeux quand on considère le comportement des manifestants. A Paris, après une charge de la police, les manifestants abandonnent l’endroit, se rassemblent et vont manifester ou causer des troubles ailleurs. Ils n’éprouvent pas le besoin de s’échapper. Personne n’est là pour les poursuivre et leur tirer dessus.

J’ai pris une photo d’un manifestant en train de se faire embarquer. Ça a démarré avec une altercation entre un petit groupe et la police. Un policier a couru, et tapé un des manifestants avec sa matraque, avant que ses camarades l’emmènent de force. Mais cinq autres manifestants sont intervenus pour le faire échapper.

Des policiers emmènent un manifestant. Quelques instants après des "gilets jaunes" sont intervenus pour le libérer. Paris, 1er décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)


 

Venir au secours de quelqu’un qui vent de se faire arrêter est inconcevable en Syrie. Une fois que la police est là, il faut courir, parce que si on vous attrape vous êtes mort. En Syrie les manifestations ne se terminent pas juste avec des tirs de lacrymogène et des arrestations. Elles finissent avec des morts et des disparitions. 

Je n’en ai pas fait l’expérience mais j’imagine que se faire arrêter ici n’a aucun rapport avec la même chose là-bas. Ici on sait que personne ne va vous tirer dessus et que si on est arrêté on ne mourra pas en détention.

Sameer -- J’ai été surpris par la facilité avec laquelle on peut passer d’un côté à un autre. Vous pouvez prendre des photos du côté des manifestants et puis aller du côté de la police. En Syrie, vous ne pouvez pas vous approcher de cette dernière. Sinon vous vous faites arrêter, et vous disparaissez. Tout le monde sait ça. Donc toute personne qui prend des photos depuis le côté de la police est suspectée de travailler pour elle. Ici, la police filme les manifestants. Mais personne ne nous a jamais accusés d’être au service des autorités.  

Gros plan sur un policier pointant son LBD40, un lanceur de balle de défense, vers des manifestants. Paris 8 décembre 2018. (AFP / Zakaria Abdelkafi)


 

Zakaria Abdelkafi -- En Syrie il n’y a jamais de photos montrant des policiers et des manifestants ensemble. Ici, on peut en faire beaucoup où on voit des manifestants parler à des policiers, ou leur crier dessus. En Syrie, c’est impossible.

Face-à-face. Paris, 8 décembre 2018. (AFP / Sameer Al-Doumy)

Ça fait trois ans que je vis ici. Maintenant je sais que rien ne s’y passe comme là-bas. Ici il y a un espace pour la liberté d’expression. J’aimerais beaucoup que ce soit comme ça dans mon pays. Même sans vraiment y écouter les gens, mais qu’au moins ils aient l’occasion de dire ce qu’ils pensent et que le gouvernement ait la possibilité de l’entendre. Si la Syrie avait ça, il n’y aurait pas de guerre et le pays ne serait pas détruit.

Abdulmonam -- En couvrant les manifestations ici j’ai réalisé que où qu’on aille dans le monde, les gens sont les mêmes. Il y a des gens qui manifestent dans la rue pour demander une amélioration de leur vie. Et d’autres qui n’y vont pas. Parce qu’ils ont ce qu’il faut. En Syrie aussi, tout le monde ne manifestait pas quand le mouvement a commencé en mars 2011. Ici pareil. J’ai vu ce type sur sa bicyclette le week-end dernier. Il se trouvait au beau milieu des affrontements. Des choses brûlaient autour. Il s’est arrêté, a regardé ce qui se passait et puis a repris son chemin. C’est tout.

Un curieux, à bicyclette. Paris, 1er décembre 2018. (Photo courtesy of Abdulmonam Eassa)

Abdulmonam -- Pendant les dernières manifestations ce que j’ai remarqué ce sont les policiers en civil. En Syrie nous avions ces types qu’on appelle des « Shabiha ». Une milice pro-régime. Les Français étaient habillés un peu comme eux. Le week-end dernier j’en ai vu qui se faufilaient parmi les manifestants, avant d’en saisir un et l’emmener. Ils frappaient un peu au hasard sur tout ce qui passait.

Policiers en civil. Paris, 8 décembre 2018. (AFP / Zakaria Abdelkafi)


 

Sameer --Il y avait cette femme à genoux, avec les bras en l’air, en face d’un canon à eau. La police a déclenché le jet et a lancé des lacrymogènes autour. Elle a été blessée. Des gens se sont précipités pour essayer de l’évacuer. Elle a refusé. Je ne m’attendais pas à tout ça. Elle était visiblement pacifique, elle n’avait pas d’armes, alors pourquoi utiliser la violence contre elle ?

 

Zakaria -- La photo où on voit des mains de policier tenant une grenade assourdissante me terrifie. Parce que je pense qu’il n’est pas acceptable que la police utilise ce genre d’armes contre des manifestants. Le fait qu’il y ait de la violence n’y change rien, la police ne devrait pas utiliser des moyens violents comme celui-ci. Même sa forme me fait peur.

(AFP / Zakaria Abdelkafi)

En revanche j’aime bien cette photo d’une policière. Elle m’a vu et a souri quand je l’ai photographiée, on le voit sur ses yeux. C’est une image qui résume bien la différence entre nos deux pays. Elle m’a permis de prendre la photo et m’a aidé à la faire en souriant. Ce serait impensable en Syrie.

Policière, près des Champs-Elysées, 8 décembre 2018. (AFP / Zakaria Abdelkafi)

La photo du type qui est interpellé m’a mis mal à l’aise. Parce qu’en la regardant je pense à mon frère quand il a été arrêté.

Je n’étais pas à la maison à ce moment-là. Des policiers en civil, comme ceux qu’on voit en photo à Paris, sont venus pour me chercher. J’étais journaliste photographe et je faisais aussi des vidéos des manifestations, et ils venaient pour m’arrêter. Mon frère aîné leur a dit que j’étais parti au Liban. Ils lui ont demandé ses papiers et quand ils ont vu que nous étions frères ils l’ont emmené. C’était en 2012. Nous n’avons plus de nouvelles de lui depuis. Nous ne savons pas s’il est vivant ou mort. Il était marié, avec un enfant.

Je n’ai pas assisté à son arrestation mais j’en ai vu beaucoup d’autres et cette photo les symbolise pour moi. Le type tenait un drapeau français à la main. Quelques instants avant son interpellation il disait aux policiers « Je suis Français et vous êtes Français, pourquoi luttez-vous contre nous ? ».

Interpellation d'un manifestant près des Champs-Elysées. 8 décembre 2018. (AFP / Zakaria Abdelkafi)

Abdulmonam -- Mes amis chez moi ont vu mes photos et mes reportages sur les « gilets jaunes ». Ils me taquinent en disant que partout où je vais il y a des problèmes.

Après tant d’années passées à côtoyer la mort, mes amis et moi avons l’esprit léger. Nous blaguons beaucoup. Quelquefois ils craignent que la France suive le même chemin que la Syrie. Après tout la guerre a commencé avec des manifestations pacifiques. J’essaie de leur expliquer les différences entre les deux pays. Il n’y a eu qu’une poignée de morts, en dehors de Paris. Mais jamais de massacre. Et puis les gens manifestent seulement le week-end. Pendant le reste de la semaine il ne se passe rien. C’est le côté très civilisé de tout ça.

Après les manifestations, photo-souvenir pour un groupe de policiers, à Paris, le 8 décembre 2018. (AFP / Sameer Al-Doumy)

Sameer -- Une différence majeure c’est qu’ici les manifestations durent toute la journée et se poursuivent même la nuit. Quand les premières manifestations syriennes ont commencé nous devions tout prévoir. Nous devions choisir un endroit, s’y rendre pour manifester pendant cinq, dix ou quinze minutes et nous disperser rapidement avant que la police arrive et puisse nous arrêter. Ici, c’est « open bar », « sans limite ».  Tout le monde peut venir et la fête dure des heures. Quand les premières manifestations de gilets jaunes ont commencé j’avais l’habitude de dire que j’allais à une fête.

Abdulmonam -- J’ai des amis qui se moquent de moi en me disant, fais attention, ne te fais pas tuer en France. Je leur réponds : vous plaisantez ? C’est complètement différent ici. Quand on a fini de couvrir une manifestation on va au café pour prendre un verre. 

Zakaria -- Mes deux copains étaient encore en Syrie quand je me trouvais déjà ici. Je voyais leurs photos et je savais les épreuves qu’ils traversaient. Je n’aurais jamais pu imaginer que nous puissions nous retrouver à travailler ensemble sur les Champs-Elysées dans une même équipe. 

Un manifestant portant un gilet jaune et tenant une rose à la main. Paris, 8 décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)
Sur les Champs-Elysées, 8 décembre 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

 

 

Abdulmonam -- Il est arrivé plusieurs fois que des gens me regardent vraiment bizarrement parce que je riais. Ils devaient nous trouver un peu dingues parce qu’on paraissait s'amuser en travaillant. Une fois je me suis arrêté pour envoyer des photos au desk. La police a balancé trois grenades à côté, une à quelques mètres à ma gauche et une autre derrière. J'ai regardé les policiers et j’ai éclaté de rire.

Il faut comprendre que nous avons vu des choses tellement horribles, qu’une manifestation à Paris, même avec des voitures qui brûlent et des gaz lacrymogènes, ça n’a rien de dangereux.

Parce que nous savons que quoi qu’il se passe, nous ne mourrons pas. On peut se prendre une balle en caoutchouc, respirer un peu trop de gaz lacrymogène, mais nous ne pouvons pas mourir, nous ne pouvons pas disparaître.

Et nous travaillons comme une équipe. En Syrie c’était un peu chacun pour soi, par définition. Ici, nous sommes ensemble tous les trois, avec les autres photographes de l’AFP. Ayant eu la chance de survivre à la guerre en Syrie, ce que nous vivons ici c’est juste du plaisir.

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.

Sameer Al-Doumy, Abdulmonam Eassa et Zakaria Abdelkafi (de gauche à droite) sur les champs-Elysées, le 8 décembre 2018. (Photo courtesy of Abdulmonam Eassa)

 

Abdulmonam Eassa
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Zakaria Abdelkafi