Dans un car transportant des cils et rebelles syriens évacués d'Arbine, dans la Ghouta orientale, vers le village de Qalaat al-Madiq au nord, le 25 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

La fuite sans retour

Photographe, Abdulmonam Eassa a largement contribué à la couverture photo, texte et vidéo de l'AFP dans l'enclave rebelle dans la Ghouta orientale, aux portes de Damas. Il y a vécu sous les bombardements de l'offensive lancée il y a cinq semaines par les forces du régime, avant de fuir leur avancée, et d'abandonner finalement sa ville natale d'Hammouriyé. Voici son récit. 

Province d'Idleb (Syrie) -- Ici, j’ai l’impression que je peux recommencer à vivre. Après m’être acheté des vêtements neufs, j’ai jeté ceux que je portais. Non pas parce qu’ils étaient usés ou sales, mais parce qu’ils étaient ceux de souvenirs terribles. Vraiment terribles.

Nous sommes maintenant à la fin mars, un peu plus d’un mois après le début d’une campagne impitoyable de bombardements sur ma ville natale, dans la Ghouta orientale, contrôlée par les rebelles depuis 2012.

J’ai dû la fuir, comme celles où je me suis abrité ensuite, au gré des frappes et de l’avancée des troupes du régime. Tout du long j’ai photographié tout ce que je pouvais.

Bombardements par les forces du régime syrien sur Hammouriyé, une enclave rebelle de l Ghouta roientale, proche de Damas, le 3 mars 2018. d (AFP / Abdulmonam Eassa)


 

7 Mars 2018

Cette nuit a été une des plus dures que j’ai jamais connues. J’ai quitté la maison dans un état d’épuisement mental et physique extrêmes. « Je vais juste faire un tour dans les faubourgs d’Hammouriyé », me suis-je dit. Le bombardement a commencé dix minutes plus tard.

Il est 14h00 et me voilà dans une ambulance vers l’endroit touché. Les avions font un nouveau passage. En tournant dans une rue nous tombons sur un homme et son fils. Ils brûlent, près de leur moto. C’est très dur à regarder. Je n’aurai jamais imaginé qu’une chose pareille puisse arriver à quelqu’un. J’aide les membres de la Défense civile à éteindre le feu et sortir les deux hommes.

Je passe les sept heures suivantes dans l’ambulance, sans pouvoir prendre une seule photo. Le pire est venu plus tard, en tombant sur le frère de l’un d’eux. Il était si triste. Je lui ai montré mes photos. 

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Des secouristes tentent d'éteindre le feu qui enveloppe un civil tué dans un bombardement, à Hammouriyé, dans la Ghouta orientale, le 7 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)


Tout est détruit ou presque. Des habitants sont toujours là. Jusqu’au dernier moment. Je suis retourné chez mes parents. Ils ont peur et veulent partir, mais je les en dissuade.

Il n’y a plus rien debout ou presque. Les gens rassemblent leurs affaires pour fuir, mais dès qu’ils entendent le bruit des explosions ils abandonnent tout. Les tirs d’obus se rapprochent, et ceux des combats avec. La situation est désespérée. Rien ni personne n’est épargné par les avions du régime, ni les femmes ou les enfants, ni les mosquée ou les écoles.

J’ai finalement sorti ma famille de chez elle, par peur des bombardements. Je n’avais jamais imaginé devoir en arriver là. Mais les soldats avancent ; le sort des résidents est incertain ; la bataille fait rage. Je suis sur le balcon, et j’entends bien les combats qui approchent. Le fracas est assourdissant. Les frappes d’obus ne cessent pas. Nous n’avons presque rien emporté, quelques vêtements. C’est tout.

Immeuble en feu après des frappes aériennes à Hammouriyé, le 6 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Je suis passé par chez moi. Tout est là, mais cassé. La chambre où nous dormions est détruite. La pièce où nous prenions notre petit-déjeuner est détruite. J’ai le sentiment qu’il ne me reste rien. Sauf ma famille. Tout a été détruit en deux semaines.

Avant la vie pouvait paraître presque normale, malgré la guerre. Mais maintenant le quartier où j’ai grandi est dévasté. Un immeuble non loin a été complètement écrasé, jusqu’au sous-sol. Il y avait beaucoup de gens dedans. Des voisins parlent de 50 personnes. Personne ne sait. Il n’y a plus rien. Juste des habitants qui surgissent de nulle part avec un sac à chaque main, en fuite. 

Des habitants d'Hammouriyé fuient les bombardements, le 6 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Deux heures avant le lever du jour, avant que notre maison soit détruite, nous nous sommes réfugiés dans un tunnel. Les flammes d’un incendie en ont léché l’entrée. Ma famille a voulu fuir l’endroit, mais une frappe aérienne est tombée non loin. Les enfants pleuraient. Ma mère pleurait. Je n’ai pas pleuré. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je savais que ça ne change rien. Nous sommes restés jusqu‘à 06h00 du matin. Je me suis débrouillé pour trouver une voiture, et j’ai conduit ma famille près d’Hammouriyé.  

Après un bombardement sur Hammouriyé, le 7 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

 

 10 mars 2018

Maintenant, j’entends des tirs tout proches. Il ne reste plus grand monde dans cette ville. Je ne croyais pas que les combats arriveraient jusqu’ici, au point que je n’ai jamais eu peur pour moi. J’avais peur pour mes parents. Et comme je m’occupais d’eux, je n’ai pas trouvé le temps de photographier les gens fuyant entre les immeubles en ruines. En fait j’étais devenu l’un d’eux. 

Au départ on s’imagine emporter deux ou trois choses dans un sac, sortir femme et enfants, et peut-être revenir plus tard pour récupérer encore une chose ou deux. Puis on arrive au point où on est prêt à tout abandonner. Juste à fuir. De toutes les façons, avec l’enfer que cette région est devenue, J’ai l’impression que ces photos sont sans intérêt.

15 mars 2018

Aujourd’hui j’ai perdu quelqu’un de très proche. Il s’appelait Ahmad Hamdan. Nous nous connaissions depuis l’enfance. Notre amitié s’est renforcée pendant la guerre. Ces derniers jours à Hammouriyé, nous étions souvent ensemble. Nous faisions le tour de nos habitations détruites. Un jour il s’est assis sur une chaise au milieu d’un tas de ruines.

Ahmad Hamdan, sur sa chaise au milieu des ruines, à Hammouriyé, le 9 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Maintenant je suis seul dans la Ghouta orientale. Je n’ai plus personne. Mes parents ont pu fuir. Je ne sais pas ce qui va se passer. Je vivrai peut-être ou je mourrai peut-être. Peut-être que je vivrai pour raconter ce qui s’est passé ici, les crimes qu’on y a commis, parler des jours difficiles, et des beaux jours aussi. Peut-être que je vais rester ici, ou bien partir. Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que tout le monde est épuisé. Les civils sont épuisés. Il y a des gens qui refusent de partir, des habitants. Et aucune des grandes puissances n’a été capable d’empêcher quoi que ce soit. Après ça, les mots n’ont plus de sens.

Pendant des frappes des forces du régime syrien sur Aïn Terma, une des villes de la Ghouta orientale, le 21 mars 2018. (AFP/ Abdulmonam Eassa)

22 mars 2018

Depuis que j’ai quitté ma ville natale d’Hammouriyé, le 15 mars, je vais de ville en ville. Mais je n’ai pas décidé de quitter la Ghouta, j’y ai été contraint. J’ai fui à cause des bombardements, et surtout des tirs et des combats, toujours plus proches. Après une deuxième ville, Arbine, je me suis réfugié dans une autre, l’une des trois encore aux mains des rebelles. Il y avait tellement de bombardements.

A Aïn Terma, le dernier jour, juste avant qu’on annonce un cessez-le-feu, je marchais dans un quartier. La rue était étroite, une femme marchait à côté de moi avec son enfant.

Quand l’obus est tombé, je n’ai plus rien senti. Il est tombé à trois ou quatre mètres, tout près de la femme et l’enfant. J’ai vu l’enfant à terre, il pleurait. Je n’y voyais pas très bien. Je l’ai pris dans mes bras. Sa mère était à terre. Il n’y avait personne d’autre dans la rue. J’ai couru avec l’enfant pour nous abriter dans l’entrée d’un immeuble. Un autre obus est tombé. J’ai posé l’enfant à terre. Une de ses jambes était presque détachée. J’ai essayé de la maintenir en place. La mère de l’enfant était morte.

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Un petit garçon, blessé, qui a perdu sa mère dans un tir de mortier, à Aïn Terma, le 22 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)


J’ai emporté l’enfant en courant, dans ces rues devenues vraiment mortelles. Mais quand vous avez un enfant dans les bras, vous devez tout faire pour le sauver. C’était ma responsabilité devant Dieu, l’amener jusqu’aux médecins qui pourraient le soigner.  C’est le dernier blessé que j’ai vu dans la Ghouta. Les frappes d’obus ont repris deux heures plus tard.

A Zamalka, une des dernières villes de la Ghouta orientale encore tenue par les rebelles, avant un accord pour leur évacuation avec les civils. 24 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Puis un accord est intervenu, avec un cessez-le-feu et l’évacuation des civils et des rebelles de la Ghouta orientale. Mes sentiments sont mitigés. Je suis heureux parce qu’il n’y aura plus de bombardements et de morts dans les rues, et triste parce qu’en même temps il va falloir partir.

Je ne suis pas encore abattu, peut-être parce que je ne suis pas encore trop éloigné d’Hammouriyé. J’ai traversé beaucoup d’épreuves, j’ai survécu et nous sommes vivants. Et si Dieu le veut nous poursuivrons notre existence, cette vie si difficile.

Dans un car évacuant des civils et des rebelles d'Arbine, dans la Ghouta orientale, vers Qalaat al-Madiq au nord, le 25 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

 

25 mars 2018

Des civils et rebelles se préparent à une évacuation de la ville d'Arbine, dans la Ghouta orientale, le 25 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

L’épuisement m’a submergé, physiquement et mentalement. J’ai décidé de partir et de prendre un des bus d’évacuation. Nous nous sommes assis dans le car et nous avons attendus, pendant sept heures. Autant dire une éternité. Vous quittez votre ville natale, l’endroit où vous avez passé des jours heureux et tristes, et vous n’avez aucune idée si vous pourrez y revenir un jour. Nous avons attendu et puis le bus s’est mis en route avec tout le convoi, vers le nord.        

Sur le chemin, beaucoup de gens nous ont regardé passer. Certains jetaient de drôles de regards, du genre : « Mais où vont ces gens ? », comme s’ils n’avaient aucune idée de qui nous étions. D’autres nous ont montré à quoi ressemble la haine d’un Syrien pour un autre Syrien. Un homme jurait en nous regardant, un autre m’a insulté. Une femme nous a crachés dessus. Je suis resté désemparé, et perplexe. 

Photo prise depuis un car transportant des civils et des rebelles depuis Douma, dans la Ghouta orientale, au passage d'un poste de contrôle des forces du régime syrien, à Tartous, le 2 avril 2018. (AFP / Abdullah Hammam)
Le passager d'un car évacuant des civils et rebelles depuis Douma vers le nord de la Syrie vérifie le trajet emprunté sur son téléphone portable, avant d'arriver à Qalaat al-Madiq, en territoire contrôlé par les rebelles, le 2 avril 2018. (AFP / Abdullah Hammam)

 

 

Qu’est ce qui se passe ? Qu’avons-nous fait de mal, si ce n’est de vivre dans une zone où il y avait l’opposition au régime, où il y avait des combats, où il y avait des « rebelles » comme on les appelle en Occident et ailleurs ? C’était juste notre destin. Est-ce que cela justifie qu’un autre Syrien nous traite ou nous parle de cette façon ? Et puis je me suis dit que peut-être lui-même avait perdu un père, ou un fils. Mais nous aussi nous avons perdus des proches, à cause de ces mêmes forces se battant dans nos quartiers.

Un convoi transportant des civils et des rebelles évacués de la Ghouta orientale patiente avant d'entrer à Qalaat al-Madiq, dans une autre enclave rebelle. Le 26 mars 2018. (AFP / Abdulmonam Eassa)

Le car s’est arrêté à un endroit pour une pause qui a duré deux heures. Je suis descendu. Sur ma droite, il y avait des champs et à ma gauche, la mer. C’était la mer syrienne. Peut-être que je la voyais pour la dernière fois. La première était il y a huit ans. C’était une vision si belle. J’ai réalisé à quel point un endroit peut vous manquer une fois qu’on l’a quitté.

Quand le bus est arrivé à Qalaat al-Madiq, au nord de la Syrie, dans la province de Hama, il y avait un vrai comité d’accueil. Avec beaucoup de collègues journalistes. Nous sommes restés une heure-là, à parler, à bavarder. Je suis reparti avec mon collègue de l’agence Omar, pour un tour du coin. C’était ma première incursion dans cette partie de la région d’Hama. Je m’y suis senti si bien.

Ici, la vie est un peu différente. Il y a aussi des bombardements, mais beaucoup moins intenses. Il y a des aliments comme je n’en avais plus vu depuis deux et demi ou trois ans. Il y a tant de choses. Je m’attendais à une situation beaucoup plus difficile. C’est très joli, les gens sont très gentils. Ils ont accueilli et essayé d’aider tous ceux qui arrivaient.

En arrivant, je portais les mêmes vêtements depuis un mois. Je n’avais pas pris de douche depuis dix jours. Je ne m’étais plus rasé depuis deux mois. Après mon passage dans le magasin de vêtements, je me suis changé. J’ai acheté de nouvelles chaussures. J’ai pris une douche et je me suis rasé. J’ai retrouvé un rythme  de vie normal. J’ai dormi une nuit entière sans entendre le bruit des obus. C’était la première fois que je dormais comme ça en deux mois. C’est une nouvelle vie, c’est difficile à décrire.  

Je sais que ma ville natale me manquera. Ici, tout a l’air merveilleux par rapport à cette atmosphère de mort de la Ghouta.

Trajet emprunté par Abdulmonam Eassa pour fuir sa ville natale d'Hammouriyé dans la Ghouta orientale (AFP/ Thomas Saint-Cricq)

J’ai quitté un endroit où régnait la mort pour un autre qui est vivant. Mon destin aurait été différent s’il n’y avait pas eu tous ces bombardements. Leur intensité nous a fait détester cet endroit là-bas. Nous n’avons plus pensé qu’à partir, qu’à en finir, pour de bon. C’est ce que j’ai fait. C’est que Dieu voulait que je fasse, quitter cet endroit où je suis né. Mais en fait, j’y suis toujours dans cet endroit. Je veux dire qu’il est toujours en Syrie. Et maintenant si je pouvais aller ailleurs j’irai.

Province d'Idlib (Photo courtesy of Abdulmonam Eassa)

Je pense à quitter mon pays. Je veux voir à quoi ressemble la vie ailleurs. Est-ce que les gens y sont différents ? Est-ce que c’est pareil qu’ici ? Est-ce qu’il n’y a la guerre qu’en Syrie et pas ailleurs ? Je vais essayer d’échapper à cette réalité dans laquelle je me trouve. Peut-être que je vais me reposer. Peut-être pas. La vie est très dure quand on est dans la guerre. Elle est aussi difficile dans d’autres circonstances, mais ce n’est pas comparable.     

Ce blog a été écrit avec Layal Abou Rahal et Maya Gebeily à Beyrouth et Pierre Célérier à Paris.

Abdulmonam Eassa