Une violente cavale
Paris -- "On n'a jamais cavalé autant" raconte Alain Jocard, photographe, en décrivant, avec ses collègues Geoffroy Van der Hasselt et Lucas Barioulet, ce samedi 1er décembre où "ça a pété de tous les côtés".
Avec leurs collègues Zakaria Abdelkafi et Abdulmonam Eassa ils ont documenté une journée de manifestation qui fera date par son ampleur et son degré de violence.
Alain Jocard: J’ai déjà couvert des grosses manifestations comme celles du 1er mai 2016 ou contre la Loi Travail, mais la grande différence cette fois c’est ce côté de guérilla urbaine, très éclatée. Sur la loi Travail il y avait un parcours assez bien établi et suivi par à peu près tout le monde. Pas cette fois, ça avait tout du mouvement populaire.
Là ça a pété de tous les côtés, ceux qui voulaient en découdre ont bien compris que les forces de l’ordre ne pouvaient pas être partout. Quand on leur a interdit les Champs Elysées ils sont partis dans toutes les directions.
Geoffroy Van der Hasselt: On s’était donné rendez-vous à l’agence vers 8h00 samedi, avec les motards, pour se répartir les zones à couvrir et s’équiper, sans oublier pour moi les protège-tibias, le casque et un petit masque. En regardant la télévision on voit les premières interpellations vers 8h30. Ça nous a tous surpris parce que la manifestation était censée commencer à 14h00. On pensait y aller peinard, et en fait on a filé.
Ce qui a complètement changé par rapport aux autres manifestations c’est la durée et le périmètre des évènements. Ce n’est qu’en rentrant, après 20h00 que je me suis rendu compte que ça avait pété de partout. Je me suis dit que ça ressemblait à une révolution.
Lucas Barioulet: Je suis le mouvement depuis le tout début, avec la première manifestation du 17 novembre. Samedi je me suis retrouvé en haut au début avec mon collègue Alain. Quand il y a eu les premiers tirs de gaz lacrymogène, dès 9h00, 9h1/2, on s’est dit que la journée allait être longue. On a pas levé le pied jusqu’au soir.
La difficulté est l’absence d’un front bien établi. Ça part de partout, tu ne sais pas vraiment où ça se passe. A un moment je suis monté sur une sorte d’escalier de chantier pour prendre de photos en hauteur. Dix minutes après que j’en sois redescendu il flambait.
A. J. : Les gens étaient de tous âges. Certains n’étaient pas masqués, ils sont venus manifester et je pense qu’un bon nombre est entré dans un cycle de violence. Ils se sont laissés embarquer et sont partis au clash.
Les casseurs professionnels, eux, sont visiblement de plus en plus organisés. Une chose m’a frappé c’est qu’ils ont établi des barricades en série. Ils n’attendaient pas de perdre celle qu’ils avaient construite pour en dresser une autre derrière, et encore une derrière. Ça bloquait les forces de l’ordre, et d’autres groupes en profitaient pour aller casser ailleurs.
Les barricades étaient souvent occupées par des gens visiblement très énervés, pas des casseurs. Des gens qui se sont pris des volées de gaz lacrymogène, et qui lançaient tout ce qui leur tombait sous la main.
G. V. d. H: On m’avait attribué la moitié inférieure des Champs-Elysées. Les premières photos sont surprenantes. Comme l’accès à l’avenue était strictement filtré je tombe sur des familles qui se promènent, des joggeurs. Il y a un gros contraste avec les affrontements qui ont commencé en haut.
Vers midi je suis remonté vers l’Arc de Triomphe, et s’il y avait des petits groupes de gilets jaunes retranchés dans des rues adjacentes on voyait surtout au milieu de l’avenue un gros rassemblement pacifique. Sur la place les forces de l’ordre n’ont pas lésiné sur le gaz lacrymogène et les tirs de grenades assourdissantes.
G. V. d. H.: Beaucoup de manifestants n’avaient absolument pas peur. Ils n’étaient pas forcément masqués, avec juste un foulard pour les lacrymogènes.
Ils ne ressemblaient pas à des casseurs.
D'autres étaient parfaitement identifiables comme tels. Comme ce type en survêtement fluo, qui brûlait des voitures. C’était complètement idiot de faire une chose pareille en étant aussi repérable.
Certains jouaient un rôle de modérateur. J'en ai vu dissuader des types d'enflammer les grands sapins d’un fleuriste, en expliquant que ça risquait de mettre le feu à tout l’immeuble.
En revanche j’ai vu beaucoup de casseurs sans gilets jaunes, des jeunes, affûtés.
Sur l’avenue Victor Hugo il y avait trois types, toujours les mêmes, qui attaquaient les voitures portant des plaques diplomatiques, et puis ensuite des Smart, parce qu’elles se retournent facilement.
Ils demandaient aux autres manifestants de les aider. Ces derniers leur prêtaient main forte, emportés par leur élan.
L. B.: J’ai été très marqué par le bruit. Ça a duré 8 heures. C’est quelque chose de difficile à rendre, même en vidéo. Il y a le sifflement des lacrymos, le vrombissement des flashball, les explosions de grenades de désencerclement, les cris et les insultes. Le plus étonnant c'est le silence qui s'installe avant le contact entre les deux adversaires. Jusqu’aux chocs assourdis avec les boucliers.
J’ai l’habitude de travailler plutôt du côté des manifestants, parce que ça me permet de voir et sentir la foule. En plus on se dit qu’au pire on risque de prendre un tir de flash-ball. Alors que du côté des CRS, ils étaient la cible de tirs tendus à la fronde. C’est la première fois que je vois ça.
Je pense que les manifestants qui se sont fait embarquer étaient en général des gens lambdas, des pères de famille, des ouvriers. Ils se sont fait entraîner dans la casse, mais les vrais casseurs eux ne se font pas prendre.
Ce sont des jeunes de ma génération. J’ai 22 ans.
Il y avait une certaine agressivité à mon égard, dans leurs gestes et leurs paroles, mais ils n’en sont pas venus aux mains.
L. B.: Des manifestants m’ont demandé de ne pas les prendre en photos, surtout en pleine action, pour ne pas risquer d’être reconnus.
D’autres étaient sympathiques. Je me suis retrouver à goûter avec eux sur une barricade, moi avec mes barres à la pomme, et eux avec leur sandwich et une bière. On a parlé de tout sauf de la manif.
A. J. : Je n’ai pas eu de problème pour travailler. Sauf à un moment avec un groupe de « black blocs » en train de monter une barricade. Ils avaient récupéré de la laine de verre pour y foutre le feu et j’ai pris une photo. Un type est arrivé par derrière moi en gueulant : « ça c’est un enc… de journaliste Il faut lui choper son matos ». Ils m’ont embarqué sur le côté, avant de s'en prendre à quelqu’un d’autre. J’en ai profité pour filer.
L. B.: Le soir, à la nuit tombée je me suis retrouvé du côté des CRS, à un endroit où les manifestaient étaient masqués par des rideaux de fumée.
Et là c’était une pluie de boulons et de pavés. J’ai vu un CRS émerger de la fumée et ses collègues le mettre sur le côté. Puis il y en a eu un deuxième. Ils ont enlevé leurs casques, baissé la garde et j’ai vu leurs visages, exténués et abasourdis.
A. J.: On n’a jamais cavalé autant. Tout le monde, du premier CRS au 1er black-bloc, et les journalistes avec. Pendant la manifestation du 1er mai il y avait un groupe de disons 600 casseurs qui allaient au carton et puis se regroupaient ensuite. Là, ils s’éparpillaient partout.
Pour un photographe ça complique pas mal les choses. Tu cherches des photos symboliques, et tu es constamment sollicité pour aller couvrir le dernier clash. Ça gêne la réflexion.
Rétrospectivement j’aime bien la photo du CRS couvert de peinture jaune, de la même couleur que celle des gilets des manifestants. On peut se contenter de celles de clash aux barricades bien sûr. Mais sinon il faut aller chercher le symbole. Comme celui du pompier devant les voitures qui flambent.
Dans l’avenue Victor-Hugo les casseurs s’en sont pris à toutes les voitures qui portaient des plaques diplomatiques. Les pompiers ont essayé de faire descendre un camion depuis le haut de l’avenue pour arriver jusqu’aux véhicules. On voit l'un d'eux qui essaie de guider ses collègues entre deux barricades. Au même moment, les casseurs sont en train de faire flamber une voiture, juste derrière.
L. B. : Comment ça se passera samedi prochain? Je ne sais pas, mais j’y serai, aucun doute.