Tuer la poule pour effrayer les singes
Hong Kong -- Quand j’ai démarré comme chef du bureau de Hong-Kong en 2014, l’île était le siège d’énormes manifestations, attribuées au « Mouvement des parapluies », un nom en rapport avec l’éventail de pépins et ombrelles utilisées par les manifestants pour se protéger des tirs de gaz lacrymogène et des sprays au poivre utilisés par la police.
Même s’il y avait quelques flambées de violence, le mouvement était largement pacifique et la ville était pleine d’espoirs de changement.
Cet optimisme courageux, opposant le petit mais riche territoire de l’ancienne colonie britannique au colosse de la Chine continentale, avait valu à la population de Hong Kong l’admiration de l’étranger.
Pour beaucoup d’expatriés dans mon genre, cela n’a fait qu’accroître mon affection pour ce territoire semi-autonome où je vivais déjà depuis deux ans.
Hong-Kong m’a rapidement conquise avec son énergie, sa fierté de posséder une identité particulière, et la juxtaposition d’une ville aux airs de Bladerunner avec des jungles sillonnées de sentiers et des îles alentour.
J’ai fait des efforts pour apprendre sa langue réputée difficile, le cantonnais, et même si je peine encore à vocaliser idéalement une phrase, j’aime sa sonorité chantante, ses jeux de mots et ses grossièretés imagées.
Mais je n'ai remarqué que récemment le dicton populaire que l’on pourrait traduire par : « Tuer la poule pour effrayer le singe ».
Comme dans l’expression « pour l’exemple », il décrit la punition brutale infligée à une personne pour dissuader les autres de l’imiter.
Couramment utilisée sur le continent pour décrire la répression du Parti communiste chinois, les gens l’utilisent de façon croissante avec moi pour décrire la situation de Hong Kong.
Les espoirs de 2014 que les habitants auraient une plus grande voix sur la façon dont ils sont gouvernés ont cédé la place à des craintes pour leur avenir. Les libertés politiques, garanties pour 50 ans quand la Grande-Bretagne a rendu le contrôle du territoire à la Chine en 1997, sont rapidement supprimées.
Je fais partie des journalistes qui ont couvert la répression en cours contre le minuscule mouvement pro-indépendantiste, qui est apparu après l’échec des manifestations de 2014 à obtenir des réformes politiques.
J’ai écrit sur la façon dont les élus pro-indépendantistes et pro-démocratie ont été exclus de l’organe législatif, comment les principaux activistes ont été poursuivis en justice et emprisonnés, et comment les universités ont mis en garde leurs étudiants contre toute discussion sur le thème du séparatisme.
Mes derniers mois ici ont été marqués par une volée de coups contre la liberté d’expression, avec de nombreux journalistes se demandant dans quelle mesure les nouvelles et mouvantes « lignes rouges » réduisant le débat politique influeraient sur notre capacité à rapporter des informations.
Le plus marquant a été la mise sur liste noire du journaliste du Financial Times Victor Mallet, après avoir modéré une discussion avec un activiste indépendantiste au Club des correspondants étrangers.
Ce dernier s’est retrouvé au cœur d’un orage politique après avoir rejeté la demande du ministère des Affaires étrangères d’annuler l’évènement. Les autorités de Hong Kong ont refusé de renouveler le visa de travail du journaliste et interdit son entrée sur le territoire, même en qualité de touriste.
La saga a amené mes confrères à se demander si leur propre travail pourrait être jugé par Pékin comme fournissant une plateforme à des opinions illégales et à garder à l’esprit que s’ils franchissent les nouvelles « lignes rouges » ils pourraient se voir retirer leur visa, comme il est de coutume sur le continent.
J’ai reçu de nombreux messages d’amis et contacts pour me demander si mon visa était menacé. Les correspondants étrangers ont commencé à discuter de savoir qui serait le prochain sur la liste.
Les médias locaux ont aussi accusé le coup. Une journaliste de télévision de Hong Kong qui couvre les affaires politiques de la ville m’a avoué sa crainte de voir sa liberté de travailler muselée, au fur et à mesure que les investisseurs chinois investissent le secteur des médias.
En même temps elle m’a avoué sa détermination à poursuivre son travail et la meute affamée de journalistes locaux qui passe les responsables locaux sur le grill chaque jour n’est pas en reste.
La punition de Victor Mallet a soudé la communauté de correspondants étrangers et locaux dans une mentalité de forteresse assiégée.
Mais la paranoïa n’est jamais très loin : un des principaux centres artistiques de Hong Kong a récemment annulé une intervention par l’écrivain chinois dissident Ma Jian, avant de la rétablir au dernier moment après une violente controverse.
Ce revirement a illustré la difficulté de s’orienter dans ce champ de mines que sont devenues les libertés publiques. Ce genre d’autocensure est inévitable. Il est aussi destiné à se banaliser dans cette atmosphère où les gens ont peur ou ne sont pas certains de ce qui pourrait arriver. Ils craignent d’éventuelles représailles pouvant affecter leur carrière, leur existence et celle de leur famille.
On est bien loin des jours enivrants de 2014, quand je traversais le camp de manifestants s’étendant près des bureaux de l’AFP, stimulée par les témoignages, et rapportant l’euphorique expression d’espoir portée par des dizaines de milliers de personnes.
Les étudiants menant la contestation s’étaient inspirés du « Mouvement des tournesols » taïwanais, démarré plus tôt dans l’année, quand de jeunes manifestants avaient occupé le parlement pour protester contre les accords commerciaux avec la chine.
J’ai aussi travaillé sur ces évènements et j’ai vu certains de ces contestataires devenir des élus sur cette île qui se veut un phare pour la liberté en Asie.
Taïwan est une véritable démocratie qui se comporte à tous égards comme un pays souverain. Mais la Chine la considère comme faisant partie de son territoire et a réussi à la marginaliser sur la scène internationale.
Pour faire face à cette pression Taïwan joue de ses atouts démocratiques pour gagner des soutiens dans la communauté internationale.
Hong Kong a choisi la direction opposée.
Ses libertés expirent théoriquement en 2047. Même si sa population jouit de droits inconcevables sur le continent, sa capacité à résister à la pression des autorités chinoises est corsetée depuis longtemps par un corps législatif à moitié élu et biaisé en faveur du camp pro-Pékin, et par un dirigeant désigné par une commission dominée par les loyalistes.
Ces dernières semaines on m’a répété un nombre incalculable de fois que je « quitte Hong Kong au bon moment ». Ce qui m’attriste parce que j’adore cette ville folle, au rythme frénétique, avec sa population à l’humour brut et à la mentalité de bourreau de travail, ses collines boisées et ses flottilles de sampans, ferries, yachts et bateaux de croisière.
Mais bien qu’il y ait des craintes justifiées qu’Hong Kong soit lentement mise au pas par le rouleau compresseur du président Xi Jinping, les aspirations démocratiques des foules de 2014 n’ont pas été complètement éteintes.
Des activistes et élus pro-démocratie continuent de lâcher leurs coups dans leur critiques du gouvernement. Il y a encore des reportages courageux et la veillée annuelle marquant le massacre des partisans de la démocratie sur la place Tiananmen à Pékin en 1989 rassemble toujours des milliers de personnes portant une chandelle.
Des poules seront encore sacrifiées, mais il reste plein de singes qui croient que la liberté d’expression vaut d’être défendu et qui refusent de voir cette grande cité perdre l’esprit d’accueil, d’entreprise et de liberté qui la rendent si spéciale.