Sur la piste d'Underwood à La Havane
La Havane - Elle m’a tapée dans l’œil dès mon arrivée au bureau de La Havane : une machine à écrire Underwood, venue d’un autre âge, d’un autre siècle, mais conservée en parfait état et posée élégamment sur une étagère à l’entrée.
Je n’étais pas surprise non plus. A Cuba, on s’habitue vite à croiser des reliques du passé, qu’il s’agisse d’énormes berlines américaines des années 1950, de side-cars russes des années 1970 ou de vieilles enseignes rétro.
Je me suis demandée quels secrets cette machine renfermait, quelles histoires avaient pu être écrites, quels scoops avaient été tapés sur ses touches rondes et chromées, qui ont l’air si difficiles à enfoncer.
J’ai eu la réponse il y a peu, en préparant avec mes collègues cubains un dossier sur les 60 ans de la révolution castriste, célébrés début janvier : la jolie Underwood a servi à raconter les premières pages agitées de cet événement historique.
Pour le savoir, j’ai suivi la piste de Jean Huteau. Je savais que ce grand nom de l'AFP, décédé en 2003, avait été chargé en 1960 d’ouvrir le bureau de La Havane (il deviendra plus tard Directeur de l’Information de l’agence).
Mais qui était là début 1959, au moment où l’histoire a basculé ?
« Le président Batista a quitté le pays ». Tout a commencé avec ce flash du 1er janvier 1959, dont le service de la documentation à Paris m’a transmis une version numérisée de l’original papier, ainsi que d’autres dépêches de l’époque. Intriguée, je me suis demandée qui avait bien pu écrire ces lignes.
De fil en aiguille m’est venue l'idée de raconter comment l’AFP avait couvert la révolution cubaine, cet épisode clé du 20e siècle. Je croyais facile de découvrir qui était derrière ce flash mythique et les premiers articles relatant l'épopée castriste : erreur !
Car à l’époque, les dépêches ne comportent ni le nom de leur auteur, ni ses initiales.
Le style y est délicieux : on y cite, outre les « communiqués officiels », des « informations de sources dignes de foi » et de « nombreuses rumeurs de caractère politique et militaire ». Parfois surgit un détail rocambolesque : on apprend qu'un proche de Batista, le dictateur en déroute, « a été appréhendé au moment où, déguisé en religieux, il essayait de pénétrer dans une ambassade ».
« Il est entièrement difficile de vérifier tous les bruits qui circulent », avoue le journaliste, désarçonné.
Mais il parvient à rejoindre la caravane de l'armée rebelle, qui traverse l’île de Santiago de Cuba (sud-est) à La Havane, et peut ainsi écrire fièrement, le 8 janvier : « Le correspondant de l'AFP a fait son entrée dans Matanzas (ville à l'est de La Havane, ndlr) avec les troupes de Fidel Castro ». L’occasion pour lui de décrocher un entretien « exclusif et impromptu » avec le chef de la révolution, dont il évoque « le visage barbu et maintenant légendaire ».
Quelques recherches sur internet me permettent d’entrer en contact avec la fille de Jean Huteau, Marianne Huteau, qui vit en région parisienne et accepte de me parler au téléphone.
Elle me prévient d’emblée : son père ne lui a jamais « beaucoup parlé » de son travail à Cuba. « C’était une génération qui ne racontait pas beaucoup, qui n’était pas du genre à se mettre en avant ». « Il faisait médecine quand la guerre s’est déclenchée », et s’est alors engagé dans la Résistance. A la fin de la guerre, il est parti « commencer une nouvelle vie à Buenos Aires ».
Là-bas, il travaille comme correspondant pour des journaux français, avant d’être embauché en 1958 comme pigiste par le bureau de l’AFP à Buenos Aires.
Henri Pigeat, PDG de l’AFP de 1979 à 1986, me racontera que Jean Huteau avait pris goût au journalisme en travaillant en Indochine, en 1946-47, pour le bureau des relations publiques de l’armée. « Quand Cuba est devenu intéressant, il a été envoyé là-bas en renfort. Avant, il n’y avait rien à raconter ». Avant, autrement dit « avant Castro ».
« Il est parti comme envoyé spécial d’abord », tout seul, avant de faire venir sa femme et leurs trois enfants, me raconte Marianne, qui est une fillette à l’époque. « On est arrivés à Cuba, mais c’était ingérable » : le couvre-feu est en vigueur, les écoles sont fermées… et le chien Toani, un cocker, fera une fugue lors de l’attaque de la Baie des Cochons (1961) ! Marianne se souvient « de journées entières à la plage », de la difficulté pour trouver de quoi manger, et du grand frère de 15 ans qui « voulait faire la révolution ».
Au bout d’un moment, « ma mère a obtenu l’autorisation pour partir à Miami » avec les enfants, pendant que Jean Huteau restait seul sur place. « Pour mon père, c'était une fierté d'être à l'AFP car on n'y signait pas les articles, et il estimait que l'information ne doit pas être associée à un nom".
Un ex-directeur du bureau de La Havane (1979-1981), Jacques Thomet, m’apporte alors une information essentielle : Jean Huteau « m'avait confié avoir tapé ses papiers sur la vieille machine à écrire», m’écrit-il dans un mail. « Elle doit être dans ton bureau ». Je quitte immédiatement ma chaise pour aller observer de plus près cette antiquité, avec laquelle Jean Huteau a écrit plusieurs scoops…
Henri Pigeat m’en raconte un : « Il a été l’un des premiers journalistes à repérer les fusées » russes en octobre 1962, lors du déclenchement de la fameuse « Crise des Missiles ».
Tout cela ne me dit pas si c’était lui qui était à La Havane en janvier 1959. Sa fille Marianne – comme plusieurs anciens directeurs du bureau - le pense, mais elle ne trouve pas trace de ce voyage dans les vieux passeports de son père.
Le livre écrit par Jean Huteau lui-même, avec Bernard Ullmann, « Une histoire de l’Agence France-Presse », explique qu’à l’époque « un ancien professeur de l’école de journalisme de La Havane, Carlos Tellez, assure non seulement la correspondance de l’AFP mais aussi celle de l’agence Reuters ».
En examinant les dépêches de janvier 1959, je vois qu’elles sont signées tantôt par « un correspondant de l’AFP », tantôt par « un envoyé spécial ». Si Tellez était le correspondant sur place, qui était le mystérieux envoyé spécial ?
Je décide de fouiller dans les archives du bureau. Je déplace les fauteuils pour ouvrir des armoires oubliées, je soulève de la poussière en cherchant dans les vieux papiers… et finalement je tombe sur un gros dossier jauni, intitulé « lettres reçues ».
C’est une vraie mine d’or : Jean Huteau y a conservé méticuleusement tous les courriers à l’AFP pendant ses années à La Havane.
Il y est mentionné sa présence « à Cuba depuis le 1er septembre 1959 ». Il me reste donc à savoir qui était envoyé spécial avant cette date.
Finalement, j’en oublie presque l’objectif de ma grande enquête (dans le bureau, mes collègues me surnomment désormais « Sherlock Holmes »), tant je me laisse happée par ces témoignages qui décrivent un autre Cuba, un autre journalisme et… une autre Agence France-Presse.
Jean Huteau reçoit régulièrement un « Contrôle des informations » où sa couverture est scrupuleusement comparée à celle de la concurrence.
« D’une façon générale, votre service est très bon, complet et clairement rédigé », lui écrit l’AFP en mars 1961.
« Si sa reproduction n’est pas toujours aussi satisfaisante que sa qualité pourrait le laisser espérer, c’est, nous semble-t-il, en raison des délais de transmission entre La Havane et New York, rarement inférieurs à une heure et fréquemment supérieurs à deux heures ».
Jean Huteau a souligné en rouge les compliments, mais aussi le mot « délais », qui doivent provoquer chez lui pas mal de frustrations.
Plus intéressant, encore, ce courrier du 19 août 1961 : « Cher Monsieur, comme vous l’aviez demandé (…), le service du Contrôle des informations a comparé attentivement les originaux de vos dépêches joints à ces lettres avec les textes qui nous sont parvenus ».
Par mesure d’économie, Jean Huteau ne reçoit même pas... le fil des dépêches AFP. Il lui est donc impossible de savoir si ce qu’il écrit est ensuite modifié. Mais il soupçonne une déformation de ses propos, au moment où ils sont transmis par télégramme depuis La Havane. Et il a raison, comme le montre le courrier envoyé par Paris : « Nous avons relevé de très nombreuses altérations allant de modifications anodines et parfois de pure forme à la suppression de certains passages et de certaines dépêches entières ou substitutions de textes tendancieux ».
Le mot « anticastristes » a été remplacé par « mercenaires » - la terminologie des autorités cubaines -, le dirigeant « communiste » est devenu « de gauche » et la référence à des « pénuries alimentaires » a tout simplement été effacée.
Interrogé à ce sujet par Reporters sans frontières en 2003 , Jean Huteau confiera son indignation, non seulement envers cette censure (visiblement, un fait d’armes d’employés de Western Union aux ordres du pouvoir, chargés de transmettre les télégrammes), mais aussi envers l’AFP : « J'étais furieux. Et stupéfait de voir que mes collègues parisiens aient pu penser une seconde que j'avais écrit cela ».
Dès janvier 1959, le correspondant Carlos Tellez avait noté la méfiance croissante des nouvelles autorités envers les journalistes étrangers. Fidel Castro en avait invité 350 du monde entier, pour couvrir les procès des hommes de Batista, « aux frais du gouvernement à qui cette couverture par la presse mondiale a coûté, estime-t-on, 200 millions de francs ». Mais, « déçu » par les critiques à l’étranger sur ces procès expéditifs, Castro finira par interdire leur diffusion à la télévision et à la radio.
En septembre 1962, Jean Huteau reçoit même une lettre des autorités cubaines lui interdisant temporairement, ainsi qu’à l’ensemble des correspondants étrangers accrédités, de « sortir du périmètre de la ville de La Havane sans autorisation préalable » des autorités. Deux reporters britanniques seront expulsés après avoir désobéi.
En 2019, si nos dépêches sont lues attentivement par le ministère cubain des Affaires étrangères, qui nous fait savoir quand il est mécontent, elles partent directement à Paris via internet et de façon instantanée et ne risquent donc pas d’être censurées avant publication.
Mais aujourd’hui, toute interview d’une personne employée par l’Etat, du policier au ministre en passant par le médecin, nécessite une autorisation du centre de presse international (CPI) du Ministère des Affaires Etrangères. De même, pour se déplacer en dehors de la capitale il est préférable d’en avertir les autorités.
Je suis enfin sur le point de boucler ma dépêche racontant comment l’AFP a couvert l’avènement de la révolution cubaine, quand je reçois in extremis une information d’un autre ancien de l’agence : Yves Gacon, ex-directeur de la région Amérique latine.
Il m’écrit : « Après la victoire de Castro, un journaliste de l’AFP, Jean Allary, chef du service politique et diplomatique, effectuera des reportages à Cuba au cours du premier semestre 1959. On peut dater ses reportages car Allary meurt dans un accident d’avion entre Bogota et Lima en juin 1959. »
Voilà donc la pièce manquante ! C’est très vraisemblablement Jean Allary qui a décrit les premiers pas de la révolution, avant d’être relayé quelques mois plus tard par Huteau. Je range le gros dossier jauni dans les archives du bureau, en espérant que dans 60 ans, la belle Underwood sera toujours là…