Coucher de soleil sur Doha, capitale du Qatar, le 7 février 2015. (AFP / Lionel Bonaventure)

Qatar: l'année de l'isolement

DOHA -- Si vous devez vivre dans un pays isolé par des voisins bien plus gros et puissants que lui, avec ses principales sources d’approvisionnement coupées du jour au lendemain, menacé (peut-être) par une invasion, et transformé en île virtuelle, alors autant que ce soit dans l’un des plus riches du monde, le Qatar.

Commencée il y a un an, la crise du Golfe est un mélange d’étonnement, de ridicule, d’absurde et de comédie, mais avec un véritable coût humain.

Elle a compté jusqu'ici pêle-mêle, 12.000 dromadaires, 14.000 vaches, des chansons de mauvais goût, le footballeur Neymar, des tonnes de fausses nouvelles, des choux iraniens, de l’acier chinois, le FBI, Jared Kushner, au moins deux stations de télévision, des accusations de manipulation de devises et même une compétition de danse devant Harrods à Londres. 

Des Qatari mènent des dromadaires dans la partie qatarie du poste frontière d'Abu Samrah le 21 juin 2017. Les animaux font partie d'un contingent de 12.000 dromadaires et moutons contraints de quitter l'Arabie saoudite pour le Qatar à la suite de la crise diplomatique entre les deux pays. (AFP / Karim Jaafar)

A ce compte, la couverture de la crise a été tout aussi étrange.

Des ministres jusqu’ici silencieux se sont mis à décrocher leur téléphone, à se présenter et à vous proposer des interviews avec des responsables dont vous connaissiez l’existence mais sans jamais pouvoir la prouver. Le Qatar, longtemps dans le collimateur des organisations de défense des droits de l’homme, s’est mis à raconter au monde qu’il était en fait une victime.

Mon évènement préféré est survenu lors d’une visite à la frontière qui a été pendant quelques jours sous les feux de l’actualité mondiale, entre le Qatar et l’Arabie saoudite.     

Tout était calme, aucun mouvement, même pas un dromadaire en goguette, quand soudain l’embargo a été brisé par un jovial fermier saoudien, entré avec son gros pick-up au Qatar pour y récupérer des affaires appartenant à la famille de sa femme. Il est ensuite repassé côté saoudien. Il était peut-être la dernière personne à franchir une frontière déjà close.

Un homme appose sur sa voiture un autocollant avec le portrait du cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani, émir du Qatar, à Doha, le 11 juin 2017. (AFP / Karim Jaafar)

Un rideau de fer est tombé aux portes du Qatar le 5 juin 2017 au matin, avec l’accusation par l’Arabie saoudite et ses alliés de soutenir des groupes comme le Hamas et les Frères musulmans et de courtiser l’Iran.

Dans les heures qui ont suivi, une population paniquée a vidé les étalages des gros supermarchés français dans l’émirat. Malgré l’embargo, ils ont été réapprovisionnés aussitôt. Et puis, ce même 5 juin, vers 10h00 du matin, la vie est retournée à la normale.

Mon frère m’avait contacté via WhatsApp la nuit même de la crise en s’inquiétant de savoir comment j’allais m’alimenter. A cet instant, j’étais en train de mâcher mon shawarma de poulet en contemplant la marina débordant de yachts à plusieurs millions de dollars l’unité. Toute honte bue, je lui ai répondu que je « survivais », tout en jetant un œil gourmand sur la fontaine à chocolat du restaurant de l’hôtel.

Vue générale du port de Doha. Juin 2017. (AFP / Str)

La vie se déroule ainsi depuis un an. Sans fontaine à chocolat mais avec l’impression d’une normalité aussi étrange que rassurante.

Un calme en demi-teinte s’est rapidement installé, dans lequel la crise est à la fois partout et nulle part.

Elle n’est jamais loin dans les conversations.

Vous pensez que ça va durer encore longtemps ? Que va-t-il se passer ? Est-ce qu’ils vont perdre l’accueil de la Coupe du monde de football? Et la grande question : Est-ce que l’Arabie saoudite va envahir le pays ? Généralement suivie par un rire forcé.

Célébrations de la fête nationale au Qatar, en 2009, à Doha. (AFP / Karim Jaafar)


Plutôt que de se tenir prudemment à l’écart, de nombreux membres de l’énorme population expatriée ont pris le parti des dirigeants de l’émirat, à la surprise générale et notamment à celle de Qataris ravis, dans un pays où auparavant les différentes nationalités se mélangeaient rarement.

Mais à part ça la vie suit en apparence son cours normal.

Dans le marché du Souk Waqif, dans le vieux centre de Doha, le 10 mars 2010. (AFP / Patrick Baz)

Les conducteurs font toujours des queues de poisson, les Qataris influent déjeunent toujours au Four Seasons (en dehors du Ramadan cela va de soi), les Philippins se pressent dans le marché portant leur nom autour de Souk Wakif, les magasins de téléphones mobile d’al-Jaidah ne désemplissent pas, les Occidentaux se gavent de nourriture et d’alcool pendant leur brunch hebdomadaire du vendredi dans les hôtels de luxe, pendant que ce même jour les Pakistanais, Indiens et Sri Lankais occupent le moindre carré d’herbe disponible pour jouer au cricket.

On inaugure de nouvelles routes, les stades pour la Coupe du monde en sont à l’étape de la finition et Paris Hilton a fait un saut pour se produire comme DJ au Mondrian, le « premier hôtel sur mesure » de Doha.

Pendant les célébrations de la fête nationale, à Doha, le 18 décembre 2017. (AFP / Stringer)

Le Qatar a tout d’un pays qu’aucun événement extérieur ne concernerait.

Nous pouvons survivre à cette situation, assurent les responsables qataris, tout va bien : le Qatar est OK, le Qatar est résilient, le Qatar est en plein essor, le Qatar n’a besoin de personne, nous avons assez d’argent pour faire face à tout, ne vous inquiétez pas.

Mais en y regardant de près, on voit bien la réalité de la crise.

Des Dhows, embarcations traditionnelles du Golfe, sur la côte sud-est du Qatar. Avril 2015. (AFP / David Harding)

Les cafés ferment sans crier gare et sans explication, tout le monde connait quelqu’un qui a perdu son travail, des professionnels de la communication à ceux travaillant dans l’énergie ou l’aviation, les chauffeurs de taxi parlent de repartir vers leur Kerala natal en Inde, les ouvriers du bâtiment se plaignent du manque de travail, les prix de l’alimentation sont en hausse et ceux des loyers à la baisse à cause d’un nombre croissant de maisons laissées vides.

Et quoi qu’en disent certains, la richesse du Qatar n’a pas protégé ses citoyens d’un vrai prix humain à payer pour la crise.

Des familles se sont retrouvées divisées, et contraintes de choisir de quel côté elles voulaient vivre. Des gens parlent avec tristesse de liens d’amitié et de confiance rompus à jamais, d’avoir à décider quel parent ils veulent suivre, ou de devoir envisager de quitter le pays dans lequel ils ont passé toute leur enfance.

Prenez Rashed.

Des cafés au Souk Waqif à Doha, en mars 2010. (AFP / Patrick Baz)

A 22 ans, il a passé toute son existence au Qatar. Sa mère est Qatarie et son père de Bahreïn, mais ses parents se sont séparés quand il avait six ans. Il vit avec sa mère et ses deux sœurs au Qatar. Ils se sont rendus quatre fois à Bahreïn pour visiter leur famille. Comme la loi qatarie ne permet pas à une mère de transmettre sa nationalité à sa progéniture, Rashed est Bahreïni. Ce qui n’avait aucun importance avant, les ressortissants des six Etats du Golfe pouvaient vivre et travailler où ils le souhaitaient.

Mais avec la crise, Rashed est confronté à des choix difficiles. S’il reste au Qatar il pourrait perdre son passeport bahreïni et devenir apatride. S’il part pour Bahreïn, il lui faut abandonner sa famille et l’endroit où il a grandi.

Quand on parle avec eux les Qataris expriment une véritable peine que des pays et des peuples avec lesquels ils partagent une culture, une religion, une histoire et des liens familiaux étroits aient choisi de les tenir à distance.

Ils vous diront le choc que cela peut représenter d’être publiquement ostracisé en dehors de la région par des Khaleeji, des ressortissants du Golfe, comme eux. Jusqu’au point où certains ont demandé à changer de siège dans une conférence internationale pour ne pas être assis à côté d’un Qatari.

Au-delà des questions de politique et d’économie, les habitants du petit émirat se sentent personnellement blessés par les évènements et c’est peut-être la conséquence à plus long terme de cette crise.

Le principal site de production de GNL (gaz naturel liquéfié) du pays, à Ras Laffan Industrial City. Février 2017. (AFP / Karim Jaafar)

 

David Harding