Bienvenue au bureau de SimCity
DOHA, 30 avril 2015 – Dans les derniers quarts d’heure d’une morne permanence de nuit au siège de l’AFP à Paris, j’apprends que l’agence s’apprête à ouvrir un bureau au Qatar. A première vue, c’est un poste qui va comme un gant à un reporter mordu de football comme moi (vous avez probablement entendu dire que le pays est assez présent dans le monde du ballon rond, et qu’il a même été choisi pour organiser une Coupe du monde…)
Vingt-quatre heures de procrastination, un mail de candidature et quelques mois plus tard, me voici à Doha, à regarder les embouteillages en contrebas depuis le quinzième étage du gratte-ciel de verre flambant-neuf qui héberge le dernier né des bureaux de l’AFP dans le monde.
Ouvrir un bureau dans un nouveau pays, ça sonne invraisemblablement romantique. Voilà quelque chose qui a l’air d’appartenir à une autre époque du journalisme, quand les machines à écrire crépitaient, quand les téléphones avaient des cadrans circulaires qu’on tournait avec son doigt et quand les gens avaient le droit de fumer dans les salles de rédaction. Cela fait en quelque sorte partie des rêves de base de l’aspirant journaliste, dans la même veine que publier son premier article signé, décrocher sa première « une » ou obtenir son premier scoop.
Même à une époque aussi blasée et aussi cynique que la nôtre, et même si une grande partie du temps d’un chef de bureau est consacrée à des tâches aussi prosaïques que la chasse aux visas et les commandes de matériel de bureau, être le premier correspondant de l’AFP dans un nouveau pays conserve une certaine dose de glamour.
Au cours de mes premiers mois au Qatar, je déjeune sur une plage avec un ambassadeur, je plonge dans le Golfe à la recherche de perles, j’entends chanter (ou plus exactement s’égosiller) Kylie Minogue, je rencontre Neymar et je regarde un match de tennis avec un David Beckham tout souriant.
Avions pourris
J’ai droit à un petit moment d’excitation journalistique pendant une conférence (les Qataris adorent les conférences) quand soudain, le patron de Qatar Airways s’emporte contre la compagnie américaine rivale Delta Airlines, qu’il accuse de « faire voler des avions pourris vieux de 35 ans ».Par chance, je suis le seul journaliste présent pour recueillir cette déclaration à l’emporte-pièce qui fera grand bruit dans le monde du transport aérien. Etrangement, je suis assis à ce moment-là à côté d’un membre de la famille royale britannique qui, pour ajouter au caractère surréaliste de la scène, me gratifie d’une petite tape dans le dos pour me féliciter de mon scoop. Je suis si heureux. J’ai presque envie de me prosterner de reconnaissance.
Mais, comme pour m’empêcher de me laisser emporter par mon enthousiasme, un magistrat m’avertit un jour que je pourrais être jeté en prison si mon article s’avère « trop grandiloquent ». Le choix de cet adjectif m’impressionne tellement que pendant un moment, j’en oublie presque que mon interlocuteur parle sérieusement.
Taches noires sur la toile blanche
Le plus beau, quand on ouvre un nouveau bureau, c’est de s’immerger dans un pays où tout est à découvrir et à explorer. C’est comme d’être mis devant une toile blanche avec tous les pinceaux et la peinture nécessaires pour faire un beau tableau.
Une toile avec quelques taches sombres tout de même. Pour dresser un premier croquis, disons que le Qatar est une petite péninsule riche en hydrocarbures que beaucoup de gens ont encore du mal à situer sur une carte. Le pays a des liens troubles avec la confrérie des Frères musulmans et a obtenu l’organisation de la Coupe du monde de football 2022 dans des circonstances très controversées. Les organisations de défense des droits de l’homme affirment que beaucoup des innombrables chantiers d’infrastructures de Doha et de ses environs sont de sinistres terrains de travail forcé pour immigrés.
Centres commerciaux tentaculaires
Sinon, les employés de bureau de l’émirat gagnent leurs vies dans une forêt de gratte-ciels de verre chaque jour plus vaste, combattent en permanence les chaleurs accablantes, retirent leur argent dans des distributeurs de billets accessibles en voiture et trompent l’ennui quotidien en déambulant dans des centres commerciaux tentaculaires.
Une autre grande joie, quand on ouvre un bureau, c’est de vérifier si tous les clichés qui circulent sur le pays sont véridiques ou pas.
Certains le sont assurément. Dans un des centres commerciaux de Doha, il est possible d’emprunter une gondole à propulsion électrique (pilotée par un gondolier à chemisette rayée, bien sûr) jusqu’à une rotonde aménagée en grand boulevard parisien, à l’entrée d’un hypermarché Carrefour.
Le "joyau de la couronne de tous les bâtiments"
Mais il est également possible de dîner d’une tourte à la viande de chameau après avoir visité la dernière exposition du Musée d’art islamique, que quelqu’un m’a un jour décrit comme « le joyau de la couronne de tous les bâtiments du Qatar ».
Et ils sont nombreux, les bâtiments, au Qatar.
Le nombre de chantiers dans l’émirat défie l’imagination. Nous sommes ici dans une sorte de « Far-Middle-East » pour constructeurs immobiliers, une nouvelle frontière des temps modernes, une ruche. Doha est une capitale en perpétuel changement. La moindre course en taxi vire facilement au jeu de hasard : il ne semble pas y avoir beaucoup d’adresses dans cette ville, juste des quartiers en perpétuelle croissance.
En ce moment, le Qatar est en train de se construire un nouveau port, un nouveau métro, de nouveaux stades de football, de nouveaux centres commerciaux, de nouveaux immeubles de bureaux, de nouvelles routes. Les chantiers ne sont pas seulement une partie intégrante du paysage urbain. Ils sont aussi une partie intégrante de l’atmosphère sonore de la ville.
Une ville en chantier 24 heures sur 24
Dans beaucoup de secteurs de la capitale, les chantiers fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le vacarme des bulldozers, des marteaux-piqueurs, des scies circulaires et autres rouleaux compresseurs est permanent, obsédant. Les grands projets immobiliers s’étendent au-delà des limites de Doha, jusque dans les plaines arides des environs qui laissent vite la place au vrai désert.
Cette effervescence signifie aussi que les ouvriers de la construction étrangers dont les médias dénoncent si souvent les terribles conditions de travail ne vivent pas cachés. Au contraire, ils sont partout, et en grand nombre. Une armée de casques jaunes qui rappelle à chaque instant que le sort des immigrés au Qatar est devenue un problème de taille mondiale.
La méfiance des travailleurs immigrés
Ils sont faciles à aborder, mais il est plus compliqué d’engager une vraie conversation avec eux. Comme on peut le comprendre, ils se méfient spontanément d’un étranger qui essaye de les interroger, a plus forte raison s’il se présente comme journaliste. Cette méfiance illustre un grand paradoxe de la vie qatarie moderne. Peu importe que beaucoup de travailleurs immigrés soient maltraités et mal payés (voire pas payés du tout), peu importe le nombre d’organisations qui militent en leur faveur à travers le monde, rares sont ceux qui osent raconter ce qu’ils vivent et se plaindre ouvertement. Des dizaines de milliers de personnes s’accrochent désespérément à leur emploi au Qatar. Perdre cet emploi, aussi dur et misérable soit-il, c’est oublier tout espoir de subvenir aux besoins de la famille restée au pays.
L’énorme proportion d’immigrés est un des aspects les plus évidents de la vie quotidienne au Qatar. L’émirat compte un peu plus de deux millions d’habitants, dont 90% d’étrangers venus d’une soixantaine de pays pour participer à l’édification de ce nouvel eldorado du Golfe. Statistiquement, quand vous vous promenez dans la rue, vous avez deux fois plus de chances de croiser un Indien qu’un Qatari. Vous avez aussi trois fois plus de chances de croiser un homme qu’une femme : le gros du contingent immigré étant composé d’hommes travaillant sur les chantiers, la population du Qatar est à 75% masculine, et seulement à 25% féminine.
Amicaux, brutaux, beaux, agressifs au volant...
Malgré tous les clichés peu élogieux qui leur collent à la peau, les Qataris –que je rencontre essentiellement lors des occasions officielles– sont des gens à peu près comme tout le monde. Amicaux, brutaux, beaux, agressifs au volant, ayant l’esprit de famille… Beaucoup adoptent les codes vestimentaires musulmans conservateurs, ce qui ne les empêche pas d’être impeccablement habillés et parfumés. On voit beaucoup d’obèses, comme dans tous les pays nouvellement prospères. La plupart des gens semblent avoir du mal à supporter les températures estivales infernales, communiant en cela avec le dirigeant de la FIFA moyen. Les Qataris se passionnent pour les concours de chant internationaux « X-Factor » et « Les Arabes ont du talent » et – mais est-ce vraiment une particularité nationale ? – vouent un amour immodéré aux smartphones.
Et les règles de la vie en société, dans ce pays rigoureusement islamique, sont moins inflexibles que ce qu’on imagine à l’extérieur. Récemment, j’ai été invité à déjeuner par une femme qatarie non accompagnée. Coincé dans mes sentiments de culpabilité occidentaux, je n’avais aucune idée de la façon de me comporter avec elle. Après un assez long moment d’embarras, l’atmosphère s’est détendue, et la situation s’est tout simplement soldée par une agréable conversation autour d’un bon repas.
Cela peut sembler choquant pour un observateur occidental, mais au Qatar, votre nationalité détermine souvent ce que vous faites comme métier. Les ouvriers de la construction sont principalement népalais, bangladais ou indiens. Les employées domestiques semblent presque toutes venir des Philippines. Les cols-blancs dans les bureaux sont occidentaux et les chauffeurs de taxi sont en majorité originaires du Kenya ou de l’Etat indien de Kerala. Les frontières sont clairement tracées. L’exception, ce sont les Indiens. Au nombre de 500.000, ils constituent le plus fort groupe d’étrangers au Qatar, et une véritable classe moyenne commence à émerger parmi eux.
Il se passe tant de choses bonnes ou mauvaises au Qatar qu’il faudrait vraiment le faire exprès pour ne pas être fasciné par le pays. J’ai souvent l’impression d’avoir ouvert le bureau de l’AFP à SimCity, ce fameux jeu vidéo dans lequel on construit et on gère des villes…
David Harding est le correspondant de l’AFP à Doha.