Une mort difficile à mettre en doute
Kiev -- Nous sommes mardi soir, le 29 mai. Je suis chez moi et me prépare à mettre mes enfants au lit. Un message tombe sur mon téléphone, je l'ouvre et j’éprouve aussitôt un malaise. C'est un mail envoyé par le bureau de Moscou qui nous prévient d'une attaque contre Arkadi Babtchenko, le journaliste russe chevronné et virulent critique du Kremlin, exilé à Kiev après avoir reçu des menaces dans son pays.
Les médias citent la page Facebook d'un journaliste, selon lequel Arkadi, son ami, blessé par balles dans le dos, a été transporté à l'hôpital. Je lance l'application du réseau et cours allumer mon ordinateur, m'accrochant à la seule pensée: "Si on le transporte à l'hôpital, c'est qu'il est vivant et il y a donc des chances de le sauver. Qu’il survive ! Mon Dieu qu’il survive !"
Mais presque aussitôt la police annonce à des médias le décès du journaliste dans l'ambulance.
J'appelle le porte-parole de la police, qui me le confirme, puis Moscou pour leur demander de sortir la première info car mon ordinateur a du mal à démarrer.
J’ai les mains qui tremblent et je dois faire un effort pour taper, submergée par la sensation d'un terrible déjà vu: il y a moins de deux ans, un autre journaliste russe vivant à Kiev, Pavel Cheremet, un homme plein de vie, compagnon d'une amie, avait été assassiné par l'explosion d'une bombe dans sa voiture en plein jour, à 500 mètres de chez moi.
"Babtchenko a été tué", dis-je à mon mari, un ex-reporter de guerre en Russie. Il devient blême et emmène les enfants dans la chambre pour me laisser travailler.
Pendant que je travaille, des petites choses me semblent un peu bizarres.
D'abord, c'est l'absence de toute image ou déclaration de l'épouse de Babtchenko, qui se trouvait selon la police, dans la salle de bain au moment de l'attaque. Même la télévision ATR où travaillait son mari n'a rien. Le chef de la police de Kiev a déclaré qu'elle était sous le choc et incapable même de témoigner.
Une explication tout à fait logique, pourtant quelque chose semble clocher.
Une heure seulement après l'annonce du décès, un ancien reporter ukrainien qui aurait des connexions au sein de la police publie sur Facebook une photo du "corps" du Russe dans une flaque de sang. Il ne précise pas la source de la photo, écrivant juste "Soyez maudits, voyous". L'image est vite reprise sur les réseaux sociaux et même par des médias, même si rien ne prouve qu'elle représente bien Babtchenko.
La photo semble avoir été prise depuis l'appartement et je me demande qui pouvait bien s'occuper de la prendre au lieu de prodiguer les premiers secours à la victime, a priori encore vivante.
C’est probablement un policier qui a pris la photo avec son téléphone portable. Mais pourquoi la donner à cet homme, Evguen Laouer ? (Le lendemain, ce dernier s'est déclaré "fier d'avoir été utilisé, sans le savoir, dans cette opération". Laouer n'a pas répondu à mon message demandant de préciser la source de la photo).
Grâce à l'aide de mes collègues de Kiev et Moscou, je termine pas trop tard, autour de minuit, mais je n'arrive pas à m'endormir, révoltée et terrassée par ce qui s'est passé. Je n'ai jamais rencontré Arkadi Babtchenko mais son assassinat dans ma ville devient un drame personnel pour moi.
Mercredi, au bureau, l’humeur est sombre, tout le monde se dit que ce crime ne sera jamais élucidé, comme celui de Pavel Cheremet. Je me dispute presque avec le porte-parole de la présidence qui tarde, à mon avis, à sortir une réaction du chef de l'Etat (celle-là n'a finalement jamais été publiée).
A 17H00, commence la conférence de presse des services de sécurité (SBU). On la suit depuis le bureau en direct à la télévision. Quand le SBU met en cause les services spéciaux russes, j'envoie la première alerte et mon collègue Sacha Savotchenko se charge de réécouter cette phrase du chef du SBU pour ne rien manquer.
C'est à ce moment que je reçois sur mon ordinateur un message de Moscou. "Il est vivant?" m'interpelle un rédacteur. Etonnée, je pense qu'il s'agit de l'assassin.
Je jette un œil sur le fil d'une agence de presse ukrainienne et crois rêver: Babtchenko est vivant?
Je crie : "Sasha, il paraît que Babtchenko est vivant". Sasha me regarde d'un œil fou, puis regarde l'écran de son ordinateur où la conférence se poursuit et hurle à son tour: "Il est là! Dans la salle de la conférence de presse!"
Là, c'est le chaos total. Et un immense soulagement. On envoie une nouvelle alerte, on crie, on jure.... C'est la première fois de ma vie que j'entends Sasha employer des gros mots.
Sur Facebook, un rassemblement annoncé sur la place centrale de Kiev pour honorer la mémoire d’Arkadi Babtchenko, est aussitôt rebaptisé en célébration de son "retour". Des dizaines de journalistes, ukrainiens, russes ou occidentaux s'y retrouvent dans la soirée affichant de larges sourires et se donnant des accolades pour trinquer dans des verres en plastique à la santé du collègue "ressuscité" en faisant des selfies ensemble.
Mais en dépit de l'euphorie, des questions se posent.
Sauver une vie humaine doit certes être la priorité de tout gouvernement, mais les autorités de Kiev ont inventé la mort de Babtchenko pour, disent-elles, le protéger contre une tentative de meurtre préparée par Moscou.
Comment peut-on savoir si tout ce complot de Moscou n'a pas été inventé dès le début?
Comment, après un coup de théâtre aussi rocambolesque et suivi d'un manque d'explications cohérentes, peut-on faire confiance aux autorités ukrainiennes?
Et plus largement à n'importe quelles autres autorités dans le monde?
Enfin, comment le public peut-il faire confiance aux médias qui se sont laissés manipuler si grossièrement? "Pendant 24 heures, on a tous diffusé des fake news", constate une rédactrice que je croise lors de la célébration.
Pourtant, il serait faux que dire que la presse a simplement avalé ce que les autorités lui ont servi. Au moins deux médias ukrainiens ont envoyé des journalistes à la morgue pour obtenir des détails sur la mort de leur confrère.
Un médecin-légiste a bien montré aux reporters du site d'informations Liga.net un document officiel confirmant son décès avec mention "blessures par balles".
Le journaliste de la télévision ATR, où travaille Babtchenko, a même eu le droit d'entrer et voir son "corps" recouvert d'un drap.
Méfiants vis-à-vis de l'enquête officielle, un groupe de journalistes ukrainiens a lancé sa propre investigation sur cette affaire et récupéré une vidéo de caméra de surveillance installée en face de l'immeuble de Babtchenko sur laquelle ils n'ont pas trouvé trace de sa présence au moment où, selon la police, il rentrait dans le bâtiment, juste avant d’être attaqué.
Surpris, ils ont décidé de vérifier cette étrange découverte, mais n'ont pas eu le temps d'aller jusqu’au bout, l'annonce de la mise en scène étant survenu seulement quelques heures plus tard.
Il n’y a pas que la presse qui ait été dupée. Le Premier ministre et le chef de la diplomatie ukrainienne, qui n’avaient pas été prévenus de cette « opération spéciale », ont fait des déclarations sur l’assassinat du journaliste, le premier à Kiev, l’autre au Conseil de sécurité de l’ONU à New York.
Un porte-parole du gouvernement a essayé à plusieurs reprises de forcer son chef à sortir un communiqué sur ce meurtre, mais les textes qu’il lui soumettait ont été tous rejetés. En apportant une nouvelle version, il a insisté que ne pas sortir de communiqué, « serait inhumain ». Il a alors été emmené dans une pièce à part et on lui a dit qu’aucun communiqué n’était nécessaire car personne n’avait été tué.
Si provocateur qu'il soit, le cas Babtchenko offre une occasion de réfléchir aux pratiques des médias dans une époque de "post-vérité" marquée par un tsunami d’informations manipulatrices, erronées ou simplement mensongères.
L'exigence de rapidité limite davantage les possibilités de vérifier les affirmations de "newsmakers".
Le moment est peut-être venu de penser à un emploi plus large d'instruments comme le fact-checking mais surtout à de nouvelles approches à adopter pour que le travail des médias ne se résume pas uniquement à la vérification.
Car propager des mensonges les plus absurdes est nettement plus facile que les démentir.