Ces traces qu'ils laissent
Berlin -- Arrivée à Berlin dans l’effervescence du milieu des années 1990, j’ai été attirée par les jeunes qui s’emparaient de la ville, mais aussi par leurs grands-parents, prompts à livrer leurs souvenirs, parfois sombres et tragiques, parfois édifiants et stimulants.
A l’époque, il y avait encore des dizaines de milliers de personnes avec un vif souvenir de la Deuxième guerre mondiale, de l’Holocauste et ensuite de la division détestable de l’Allemagne par la Guerre froide. Livrer leur histoire paraissait leur procurer une forme de soulagement, et pour ce qui me concernait, donner corps à des chapitres d’un passé connu uniquement à travers des lectures.
Je me souviens me tenir dans un silence religieux devant l’oncle d’un colocataire, sanglotant à la table de notre cuisine, au souvenir d’enfance des terrifiants bombardements des Alliés, dans la cave de son immeuble en 1945. La mère d’un ami se rappelant ses camarades de classe des années 1950, fruit des viols perpétrés par des soldats de l’Armée rouge pendant la bataille de Berlin, et dont certains portaient les traits distinctifs de ressortissants d’Asie centrale. Et, assise sur l’herbe par une belle journée ensoleillée, cet ex-détenue d’Auschwitz et Buchenwald me confessant craindre que son sentiment de culpabilité de survivante ait détruit l’enfance de sa propre fille.
J’ai toujours cru que les personnes âgées sont précieuses pour une interview. Elles le sont doublement en Allemagne, qui entretient une véritable culture de la mémoire.
Avec les bouleversements qu’a connu le pays depuis plus de 70 ans, plus une personne est âgée, plus son passé est riche d’expériences diverses, -de peur et de persécution, de pardon et d’amour-. Si des épreuves que certains de mes interlocuteurs ont endurées étaient propres à l’Allemagne, leur douleur, leur résilience et leur joie de vivre m’ont souvent parues universelles.
Et comme le nombre de ces personnes dépositaires d’histoires extraordinaires se réduit chaque année, j’ai l’impression que mes collègues et moi-même sommes engagés dans une course contre la montre pour les recueillir avant qu’il ne soit trop tard.
Quand j’ai entendu parler de la remarquable Helga Weyhe qui, à l’âge canonique de 95 ans, est la libraire la plus âgée d’Allemagne et travaille encore six jours par semaine, je savais que ses paroles seraient d’or. « J’ai commencée en 1944, et je suis toujours là », m’a-t-elle dit simplement dans sa charmante petite boutique dans l’ancienne Allemagne de l’est. Les livres l’ont accompagnée à travers deux dictatures, et sont à ses côtés dans le dernier chapitre de son existence.
Outre sa qualité de témoin de l’Histoire à l'œil acéré, elle m'a rappelé aussi un conseil que les personnes d’âge moyen tendent à oublier : ne prenez jamais votre retraite, en tout cas pas complètement. Madame Weyhe a évidemment ralenti le rythme, avec une pause déjeune de deux heures et une sieste. Mais quiconque se demande pourquoi les Rolling Stones continuent à se produire sur scène tout en entrant dans le vieil âge n’a qu’à observer l’éclat de passion qui brille dans l’œil de Helga Weyhe quand elle recommande un ouvrage au client de passage
C’était un peu la même chose avec Karin Felix. Quelques semaines avant ma rencontre avec Helga Weyhe, elle m’a ouvert les yeux sur une caractéristique mystérieuse du siège du parlement allemand, le Reichstag. Ses murs de grès portent des graffitis gravés par des soldats soviétiques, dans l’une des dernières batailles de la Deuxième guerre mondiale. Il a été décidé de conserver en l’état ces cicatrices du passé, m’a expliqué Mde Felix, qui est arrière-grand-mère. Ex-employée du service des visites du Reichstag, elle s'est donnée pour mission de répertorier et d'annoter ces messages. L’itinéraire personnel qui a suscité cette vocation et sa persévérance sans faille me sont apparues presque aussi intéressants que les reliques qu’elle couve.
L’éloignement de Mde Felix d’avec sa famille aux premiers jours de l’Allemagne de l’est, combiné à un don certain pour les langues étrangères, l’a jetée dans l’apprentissage du russe dans une école professionnelle. Mais ce n’est qu’après la chute du Mur de Berlin et sa renaissance comme capitale de l’Allemagne réunifiée qu’elle a trouvé sa vocation : tisser des liens personnels de réconciliation avec les anciens ennemis. Les ex-soldats soviétiques, vieillissants, qui la suppliaient de lui montrer les endroits dont ils gardaient des souvenirs terrifiants, lui procuraient je crois une raison d’exister, ainsi qu’un respect et une autorité dont l’avait privée le régime oppressif d’Allemagne de l’est. Maintenant, si je réfléchis aux limites qu’une carrière rencontre, je pense à Mde Felix, qui a passé les 70 ans et est devenue une spécialiste reconnue dans son domaine, avec un livre en préparation.
Il y a pléthore d’histoires de vies entravées par la pénible histoire de l’Allemagne, mais il y a aussi des récits remarquables de victoires contre le sort. Comme celle d’Hartmut Richter, qui paraitrait sortie tout droit d’un thriller sur la Guerre froide. Toujours armé de nerfs d’acier, il m’a raconté son franchissement audacieux du Mur de Berlin quand il était jeune homme, suivi d’aller-retour périlleux et répétés à travers la frontière pour ramener à la liberté plus de 30 personnes. Même s’il a raconté son histoire des centaines de fois, cet épisode lumineux de son existence l’a rempli d’une fierté assez grande pour durer toute une vie. Qui peut imaginer qu’une telle opportunité se présente un jour à l’un d’entre nous ?
Une autre sorte de bravoure, non moins captivante, est illustrée par le cas de Fritz Schmehling, qui a combattu pendant six décennies pour laver son nom et celui de milliers d’autres Allemands de la condamnation pour homosexualité infligée sous le régime nazi et restée inscrite dans les registres de la justice pendant des dizaines d’années après la guerre.
Mr Schmehling, tiré à quatre épingles, avec des bretelles de couleur vive et ses moustaches en guidon de bicyclette, a conservé le vif sens de l’humour et l’appétit de vivre qui l’ont aidé à traverser des décennies de discrimination. Il a continué à se faire de jeunes amis quand les anciens disparaissaient ou mourraient. Schmehling, un survivant du cancer, m’a raconté ses années d’aventures érotiques juvéniles, avant la rencontre avec l’amour de sa vie, Bernd. Son conseil: se créer autant de moments mémorables que possible tant qu’on le peut encore.
Un amour jeune est facile à trouver mais une relation durable peut apparaître particulièrement précieuse, pour avoir résisté à toutes les forces prêtes à la défaire. Mariés, et cinéphiles, Erika et Ulrich Gregor, qui ont regardé ensemble au moins un film par jour depuis 60 ans, sont de cette trempe.
Il y avait quelque chose de très allemand dans leur dévotion partagée pour la culture, comme force édifiante et inspirante. Leur interview était aussi pimentée, pleine de remarques mordantes sur les tendances contemporaines et la politique, mais ne se retournant jamais contre l’un ou l’autre. Le respect et l’affection mutuels qu’ils avaient préservé tout au long de leur mariage était bien visible. Ils rappelaient cette maxime de Saint-Exupéry selon laquelle l’amour est fait de deux personnes regardant ensemble dans la même direction. Et dans leur cas, vers un écran de cinéma
Les chapitres propres à l’histoire allemande retrouvent aussi vie de façon novatrice dans des endroits comme les maisons de retraite. L’an dernier, à Dresde, je me suis rendu au centre Alexa. On s’y essaie à recréer des aspects apolitiques et triviaux de la vie en Allemagne de l’Est, pour les personnes âgées qui y ont grandi. Appelées « chambres de mémoire », ces endroits au décor et à la musique rappelant une époque disparue sont censés aider des patients atteints de démence sénile à retrouver une part d’eux-mêmes.
Et puis il y a ceux qui nous ont échappé. Comme beaucoup de reporters j’éprouve un certain plaisir à écrire des nécrologies, qui me permettent de découvrir des vies fascinantes. En janvier, c’était celle consacrée à un musicien de jazz juif allemand et survivant des camps, Coco Schumann, que je voulais interviewer depuis longtemps. Il est mort avant que ce ne soit possible, à 93 ans.
Le sentiment de mélancolie lié au départ de quelqu’un que vous rêviez de rencontrer vous oblige à la plus grande rigueur comme reporter. Vous avez alors le sentiment de leur devoir le meilleur de vous-même. J’ai été tout aussi désemparée de ne jamais croiser le chemin de la comtesse Marion Doenhoff. Quand l’ancien château de sa famille de l’aristocratie a été incendié en 1945, elle a fui vers l’ouest à cheval, avant d’arriver jusqu’à la capitale allemande des médias, Hambourg, et d’y jeter les fondations du journalisme indépendant d’après-guerre. J’ai dévoré ses mémoires peu après sa disparition en 2002 à l’âge de 92 ans.
Diverses missions m’ont conduite à échanger avec la réalisatrice préférée d’Adolf Hitler, Leni Riefenstahl, -charismatique, insaisissable-, le mystérieux maître espion est-allemand Markus Wolf, -fringant, regard implacable-, le prix Nobel de littérature Gunter Grass, - un homme plein de secrets-, ou encore l’homme d’Etat Helmut Kohl. Affaibli mais mordant face à des questions trop critiques, comme quand je lui ai demandé s’il n’était pas temps de céder la place à un successeur et qu’en me regardant de haut il m’a répondu avec un très formel "Gnaedige Frau" (Chère Madame).
Le journalisme d'aujourd'hui ne promet pas beaucoup de choses mais je sais que dans mes vieilles années, j’aurai mon propre trésor d’histoires à raconter et de souvenirs à conserver.