Le jour où un monde s’est défait sous nos yeux
BERLIN, 7 novembre 2014 - Il n'est qu'à quelques pas du bureau de l'AFP. A travers la grande fenêtre du local fumeurs, on peut presque l'apercevoir, entre deux édifices futuristes qui s'agrippent désormais à la Potsdamer Platz. Chaque matin, chaque soir, en arrivant et en quittant la rédaction, on marche, on court, on roule dessus en tournicotant des dépêches dans sa tête. Le tracé du Mur de Berlin, matérialisé dans le bitume par deux rangées de pavés et cette inscription: « Berliner Mauer 1961-1989 ».
Il y a 25 ans, le 9 novembre 1989, le Mur s'est effondré dans l'euphorie et l'allégresse. Abattu en quelques heures par des dizaines de milliers de Berlinois venus récupérer une liberté qu'on leur avait dérobée 28 ans plus tôt, dans la nuit du 13 août 1961, quand fut construit le « Mur de la honte ».
Ce soir-là, un peuple en liesse a scandé « Ouvrez la porte! Ouvrez la porte! » (« Tor auf! Tor auf! ») sous les yeux de journalistes de l'AFP ébahis, qui savaient tous qu'ils écrivaient leurs dépêches à l'encre de l'Histoire.
« De ma vie, je pense que c'est le seul événement où j'ai pleuré en reportage. C'était tellement fort que je m'en souviens encore », confie Luc de Barochez, alors chef de la rédaction du bureau de Bonn et envoyé spécial à Berlin-Est le 9 novembre. « Parfois, dans un moment de déprime --rare chez moi-- je pense à ce jour-là, ça sert de baromètre des belles choses », raconte également Richard Ingham qui a lui aussi assisté à l'effondrement de l'édifice de béton. « J'avais la sensation d'être sur une information qui allait changer le monde et c'était un privilège », poursuit-il.
Un tourbillon déclenché par deux simples mots
« Nous avons vu un monde se défaire sous nos yeux, c'était sidérant », résume quant à lui Yacine Le Forestier, alors jeune reporter au bureau de Bonn, capitale de l'Allemagne de l'Ouest. Mais il évoque aussi le « stress et les gouttes de sueur qui perlent des deux côtés, la difficulté de comprendre ce qui se passait à ce moment-là, la stupéfaction générale ».
Car avant que les premiers coups de pioche ne fracassent le béton, avant que les bouchons de mousseux ne sautent dans la nuit glacée, les reporters ont été emportés dans un tourbillon rocambolesque, provoqué par deux simples mots: « sofort, unverzüglich ». « Immédiatement, sans délai ».
Des paroles prononcées au cours d'une conférence de presse donnée à Berlin-Est par un membre du Politbüro du régime communiste, Günter Schabowski, devant des journalistes du monde entier et qui ont changé le cours de l'Histoire du XXe siècle.
A l'époque, la RDA est en ébullition. Les manifestants grondent sous les fenêtres d'un régime stalinien crispé alors que le grand frère soviétique ne jure plus que par la perestroïka. L'hémorragie est grave. Par dizaines de milliers, les Allemands de l'Est fuient à l'Ouest via la Hongrie ou la Tchécoslovaquie.
Il est 18h53 ce jeudi 9 novembre 1989. Günter Schabowski, venu rendre compte des dernières décisions du comité central du parti communiste SED, tire de sa poche un bout de papier. Dans une salle pleine à craquer du Centre de presse international, il annonce que les dirigeants de l’Allemagne de l’est ont décidé d'autoriser les voyages à l'étranger pour leurs ressortissants. « Quand est-ce que cela entre en vigueur? », lance un journaliste dans la salle. Günter Schabowski ne sait pas, les dirigeants ne lui ont pas fourni de précisions. Alors il improvise. « A ma connaissance... immédiatement, sans délai ».
Le Mur de Berlin n'a plus de raison d'être si les Allemands de l'Est sont libres de se déplacer. Mais les journalistes ne peuvent imaginer l'invraisemblable. A l’exception du correspondant de l’agence italienne Ansa, Riccardo Ehrman. Il est le seul à comprendre immédiatement ce qui se joue, quitte la salle à toute vitesse et envoie ce télégramme à sa rédaction en chef à Rome : « Le Mur est tombé ». Mais son rédacteur en chef, incrédule, se fera longuement prier pour diffuser la dépêche.
Personne ou presque ne comprend la situation
« On n'a pas appuyé tout de suite sur le bouton », explique Yacine Le Forestier qui suit la conférence de presse retransmise à la télévision est-allemande depuis Bonn. Personne ou presque ne comprend vraiment la portée ce que ce responsable, avachi dans son costume gris souris, le sourcil bougon, vient de dire. « Il n'a pas annoncé qu'on ouvrait le Mur, il a annoncé quelque chose qui était beaucoup plus administratif. On a tous compris que cela allait être mis en place incessamment, mais pas le soir même », ajoute Luc de Barochez, qui assiste à la conférence de presse.
Il est 19h04. L'agence officielle est-allemande ADN rend compte de l'annonce du camarade « Schabo ». Et crache dans la foulée « des feuillets et des feuillets avec tous les détails bureaucratiques des nouvelles mesures d'assouplissement pour les autorisations de voyager », sourit Yacine Le Forestier.
Quelques minutes plus tard, l'AFP publie son premier urgent. « Il y a eu un moment de silence où on s'est tous regardés dans la rédaction » de Bonn, narre Yacine Le Forestier. L'information débute ainsi: « L'Allemagne de l'Est a décidé jeudi d'ouvrir totalement ses frontières avec effet immédiat à ceux de ses concitoyens qui veulent émigrer définitivement, a annoncé à Berlin-Est M. Günter Schabowski, membre du bureau politique du parti communiste (SED) ». Il sera suivi d'un autre urgent annonçant que la nouvelle directive s'applique aussi à ceux qui veulent voyager à l'Ouest. Puis d'un torrent de dépêches, « toute la soirée, toute la nuit », selon Yacine Le Forestier.
Entre-temps, les médias ouest-allemands commencent à comprendre. Le principal journal télévisé de la chaîne publique ouest-allemande ARD entame son édition du soir: « La RDA ouvre ses frontières », puis un peu plus tard: « Il faut manier les superlatifs avec précaution (...) Mais ce soir nous pouvons prendre le risque de dire que le 9 novembre est un jour historique ».
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20h22. A Bonn, les députés ouest-allemands interrompent leur séance. Se lèvent. Entonnent l'hymne national. L'ancien chancelier Willy Brandt, artisan de politique de rapprochement avec le bloc communiste dans les années 70, est en pleurs. « L'annonce de la décision de la RDA d'ouvrir la frontière interallemande a été accueillie par un tonnerre d'applaudissements au Bundestag (diète fédérale ouest-allemande) », relate sobrement dans une dépêche Frédéric Bichon, correspondant à Bonn, qui partira dès le lendemain pour Berlin-Est.
Le petit bureau de Berlin-Est de l'AFP qu'a entre-temps rejoint Luc de Barochez après la conférence de presse est dans tous ses états. Mais les reporters n'ont encore rien vu. L'Histoire, une fois mise en marche, ne s'arrête plus. Elle s'emballe, même.
Personne ou presque ne comprend la situation
« On a ensuite entendu qu'il se passait des choses au Mur, nous sommes partis à Checkpoint Charlie, l'unique point de passage pour les étrangers entre Berlin-Ouest et Berlin-Est », se souvient Luc de Barochez. De l'autre côté, à l'Ouest, Richard Ingham est là, lui aussi, avec son carnet de notes et son stylo. « Il faisait très froid, j'avais un pardessus de fortune et j'étais pratiquement le seul à me trouver là ». La soirée avance, et le bouche à oreille fait son œuvre. La foule arrive, se masse devant ce Mur tagué du côté Ouest, immaculé du côté Est.
« Ils ont commencé à scander: "on veut aller boire un café sur l'Alex" (la principale place de Berlin-Est). De l'autre côté, on entendait les sifflets, les cris des Berlinois de l'Est », explique Richard Ingham. « Une sorte de frisson a saisi la foule », poursuit-il, évoquant aussi la peur que les choses ne dégénèrent. « Nous étions cinq mois seulement après le massacre de Tienanmen », rappelle-t-il.
« On a pris des bouteilles de mousseux, on a baptisé les voitures... »
Et puis dans la confusion générale, les gardes-frontières, qui ne savent plus comment contenir la foule mais qui n'ont reçu aucun ordre d'en haut, finissent par ouvrir un premier point de passage, vers 23h30. Puis un deuxième, un peu plus tard. « Et puis ce fut la folie. La folie! Le délire! », s'enflamme 25 ans plus tard Richard Ingham. « On a pris des bouteilles de mousseux, on a baptisé les voitures, c'était la joie la plus complète ».
Luc de Barochez, tout aussi enthousiaste, reprend: « C'était comme un lavabo plein et tout à coup on ouvre le bouchon! ». « Les gens sautaient sur le Mur, s'agrippaient, passaient par-dessus. Les gardes-frontières est-allemands étaient là mais ils ne bougeaient pas », reprend-il.
La carte de presse est-allemande du journaliste de l'AFP Frédéric Bichon (à gauche) et une autorisation spéciale lui permettant, bien que n'étant pas allemand, de franchir le Mur en plusieurs points, et pas seulement à Checkpoint Charlie comme c'était la règle pour les étrangers. La validité de cette autorisation dépassera la durée de vie de la République démocratique allemande, absorbée le 3 octobre 1990 par la République fédérale !
Oui, mais voilà, à l'époque, pour les envoyés spéciaux, il n'y a ni internet, ni transmission instantanée. Rendre compte d'un événement historique en temps réel relève de la mission impossible. Le téléphone portable? « C'était une valise ». « Il faut imaginer ces trucs qui pesaient lourd et qu'on devait porter », souligne Luc de Barochez. « Les réseaux téléphoniques fixes étaient très faibles et il suffisait que trois personnes téléphonent en même temps pour que ça ne fonctionne plus ». A l'Ouest, la dernière cabine avant le Mur était à plusieurs centaines de mètres, raconte Frédéric Bichon. « On passait notre temps à courir, c'était épuisant ».
Quant à la transmission écrite, « c'étaient des télex, des bandes perforées. On tapait sur des touches, ça perforait la bande et ensuite on faisait passer la bande et ça ressortait à Paris », explique Luc de Barochez, qui est aujourd’hui rédacteur en chef numérique du quotidien L’Opinion.
En reportage, raconte Yacine Le Forestier, « il fallait trouver un hôtel, on dévissait la moitié du téléphone et on mettait l'appareil dans des bonnettes reliées elles-mêmes à la console ». « La transmission pouvait être interminable, ça se faisait pratiquement lettre par lettre avec parfois des interruptions et il fallait tout recommencer ». Bref les sueurs froides sont nombreuses. « Les volumes de dépêches qu'on écrivait étaient sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui parce que techniquement c'était dur », explique Frédric Bichon qui multipliera ensuite les reportages en RDA. « Si on arrivait à écrire un papier et à le transmettre dans la journée, c'était le bout du monde ». Car justement au bout du monde, il y sera souvent durant ses multiples reportages sur les routes défoncées de RDA dans les mois suivant la chute du Mur.
Pourtant, l'AFP produit dépêches et reportages le 9 au soir et dans les jours et les mois qui suivent. Des reporters du bureau de Bonn et de Paris partent illico pour Berlin.
Aujourd'hui correspondant au Vatican, Jean-Louis de la Vaissière a accompagné à l'époque les premiers Allemands de l'Est à la découverte du monde capitaliste lors du week-end d'euphorie qui a suivi ce jeudi soir historique. « Le métro était tellement bondé qu'il n'arrivait plus à repartir de la station », se souvient-il. Cahin-caha, il rejoint le Ku'damm, les Champs Élysées de l'Ouest, et ses vitrines luxueuses sur lesquelles les Berlinois de l'Est, émerveillés, viennent écraser leur nez. Le reporter décrit dans ses dépêches « des files monstres de 250 à 300 mètres de long qui s'étirent devant les banques » qui offrent une prime aux habitants de RDA.
Sexe made in West Germany
Tous les aspects de cette révolution pacifique sont abordés, entre autres la découverte du sexe made in West Germany par les habitants de RDA. Dans l'un de ses papiers, Jean-Louis de la Vaissière décrit « une affichette sur la vitrine du peep-show Sexyland qui annonce: "Aujourd'hui ouverture à 14 heures' au lieu de 10. Les deux vedettes du peep-show, Nora et Charly, se reposent après un dur dimanche".»
De ces semaines tumultueuses, les envoyés spéciaux ont conservé des émotions très vives. « Quand le Mur a pour la première fois été percé à la Porte de Brandebourg, je me trouvais sur une plateforme d'observation avec un collègue américain. Il avait tout vu car il avait été reporter de guerre. Et pourtant il s'est mis à pleurer comme un veau », raconte Frédéric Bichon, aujourd'hui directeur du bureau de Berlin.
Vingt-cinq ans plus tard, Berlin s'est métamorphosée. A l'heure du déjeuner, quand les journalistes du bureau se rendent dans les cafés de la Potsdamer Platz, ils ralentissent peut-être parfois le pas. Et songent qu'il y a 25 ans, des miradors, des barbelés, un no man's Land, deux Murs de béton de 3,60 m de hauteur, les auraient empêchés d'aller avaler un jambon-beurre.
La station de métro Potsdamer Platz où l'on s'engouffre après le travail était une station fantôme. Les métros de l'ouest y passaient. Mais ne s'arrêtaient pas.
Yannick Pasquet est correspondante de l’AFP à Berlin.
Le passeport de Frédéric Bichon, passé le 1er janvier 1990 d'envoyé spécial à Bonn à correspondant à Berlin-Est : à raison d'un tampon aller, un tampon retour par passage du Mur, les pages se remplissaient vite...