Un rouage dans la machine
Maungdaw, Etat Rakhine (Birmanie) -- A peine avions-nous posé le pied au bas de l’avion que les caméras tournaient déjà. Pas les nôtres. Celles du gouvernement.
Nous sommes à la mi-mars et je me trouve en compagnie d’un petit groupe de journalistes dans une visitée organisée par le gouvernement de l’Etat septentrional de Rakhine, l’épicentre de la crise des Rohingyas en Birmanie.
La zone est largement interdite à la presse depuis le 25 août, quand des rebelles de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) ont attaqué des postes de police.
L’armée a répliqué avec des opérations massives de « nettoyage » qui ont jeté 700.000 Rohingyas jusqu’au Bangladesh voisin. Les Nations-Unies ont qualifié ces opérations de « nettoyage ethnique ».
Même avant cette crise l’Etat Rakhine était déjà difficile d’accès. Depuis, le gouvernement birman, qui nie que ses forces aient commises des atrocités contre les Rohingyas, n’y a accordé qu’une poignée de visites guidées.
Comme bon nombre de collègues couvrant la Birmanie, je me suis rendu au Bangladesh pour y interviewer les réfugiés de la crise.
Mais on n’a une vue, parcellaire au demeurant, de l’ampleur des destructions dans l’Etat Rakhine que par le biais de photos-satellites et d’images volées, -photo ou vidéo-, lors des rares voyages de presse.
Je voulais être témoin de la chose. Mais il y avait un prix à payer: accepter une visite organisée impliquait une participation tacite à la propagande du pouvoir birman.
La « machine » des relations publiques tord la compréhension de la crise dans le pays, utilise des termes tels que « fake news » comme des munitions, et caricature toute critique extérieure comme le fruit des observations d’étrangers mal-informés, incapables de comprendre les mécanismes historiques et identitaires à l’œuvre dans le pays.
Les excursions dans l'Etat Rakhine s’effectuent dans des endroits choisis censés illustrer la brutalité supposée des militants Rohingyas, mais pas ceux des vies brisées par l’offensive du gouvernement.
L’accès est complètement arbitraire. Les invitations sont corsetées dans des délais et des détails de logistique. Nous avons eu recours à un traducteur choisi par le gouvernement, avec un séjour sur la zone de conflit réduit à deux journées, dont l’essentiel a consisté en déplacements en voiture d’un site à un autre.
Notre présence a aidé les autorités birmanes à faire passer le message que le pays était attaché à la transparence. Nous étions là pour couvrir l’actualité, mais pour ceux qui nous cornaquaient c’est nous qui étions le sujet des nouvelles.
Et donc, les cameramen de la télévision d’Etat ont guetté notre descente d’avion comme si nous étions des célébrités, et non des journalistes en reportage habillés simplement.
Au moment où j’écris ces lignes les médias d’Etat ont publié plus d’articles sur notre visite que l’AFP, décrivant notre petit groupe comme celui de « médias indépendants », pour donner un peu de crédibilité à l’opération.
En sachant cela de prime abord, la question qui vient tout de suite à l’esprit est : Pourquoi y aller?
Les conditions du reportage n’étaient pas idéales mais nous avons décidé qu’il en valait le coup, parce que les horreurs qui se sont tenues méritent que l’on s’y penche, même de façon imparfaite, et parce que la machine de propagande birmane peut toujours connaître des ratés.
Nos deux journées dans le district de Maungdaw étaient censées nous convaincre que la Birmanie était prête et soucieuse d’accueillir les réfugiés.
Nous avons parcouru des routes refaites, avec leur lot d’excavatrices, bulldozers et équipes de cantonniers en sueur. Il y avait aussi des groupes de maisons neuves. Dans un village sur une colline on a même installé un héliport.
Nos accompagnateurs nous ont autorisés à voir la partie birmane du « no-man’s land » où sont réfugiés des Rohingyas refusant aussi bien de se rendre au Bangladesh que de retourner en Birmanie.
Ce qui ne devait être qu’une brève excursion s’est transformé en une interview intense, à travers les barbelés, d’un responsable de camp Rohingya qui nous a exposé toutes les réticences de ces déplacés à revenir dans leur commune sans la garantie de bénéficier des droits accordés aux citoyens birmans.
On nous a montré des baraquements, équipés de machines de traitement biométrique, censées permettre le contrôle des réfugiés qui rentreront. Un officiel nous a même infligé un exposé décrivant tout le processus, avec un pointeur lumineux sur une carte.
Il y avait beaucoup à voir, et nos interlocuteurs étaient visiblement décidés à satisfaire nos requêtes. J’ai réalisé alors que l’opération de communication du gouvernement représentait peut-être moins un complot sinistre et sophistiqué qu’une sincère incapacité à saisir l’énormité du problème. Comme s’il leur suffisait de raconter leur version de l’histoire pour que tout se passe bien.
Dans un village destiné à accueillir plusieurs centaines de réfugiés, il n’y avait que trois maisons. La construction avait commencé il y a quelques semaines seulement. Nous avons posé nos questions à un responsable local, à proximité des ruines noircies de l’ancien village, déserté par ses habitants. Il nous a affirmé ne pas savoir qui y avait mis le feu, a répondu calmement à nos questions, avant qu’on ne nous offre une collation.
Mais c’est ce que nous ne pouvions pas voir officiellement qui s’est finalement imposé à nous. Des restes de maisons brûlées et des bâtiments abandonnés, longeaient les routes et bordaient des champs abandonnés, dans un paysage qu’un journaliste du groupe a comparé « à Mars ».
La Birmanie a annoncé avoir donné son accord au rapatriement de quelques centaines de Rohingyas, sur 700.000 réfugiés, à rentrer du Bangladesh. Mais à ce jour pas un seul n’a encore franchi la frontière, et les groupes de défense des droits de l’Homme craignent que ceux qui rentrent ne soient parqués définitivement dans des camps que le pouvoir présente comme temporaires.
Quelques poches de résidents Rohingyas subsistent, cernées par des voisins hostiles, sans vrai travail ni ressources.
« Il ne reste pas grand monde ici », nous a dit un homme quand nos accompagnateurs ont autorisé une pause dans le village de Ngan Chaung. Une vingtaine de résidents avaient été réquisitionnés pour nous y accueillir.
« Beaucoup de gens fuient de l’autre côté, quelques-uns sont restés. C’est si difficile de trouver du travail ici », a dit l’un d’eux.
Une autre chose qui n’était pas visible mais palpable était la colère. Il ne suffira pas de reconstruire des maisons et des héliports pour renouer la confiance et les liens entre les Rohingyas et la communauté bouddhiste Rakhine.
Une de nos dernières haltes était pour le village de Inn Dinn. C’est le seul endroit en Birmanie où les autorités ont reconnu que leurs forces de sécurité avaient participé à des exécutions extra-judiciaires, de dix hommes le 2 septembre 2017.
Deux journalistes de l’agence Reuters qui enquêtaient sur ces morts ont été arrêtés et inculpés d’ "atteinte à secret d’Etat" avant que leur article ne soit publié.
Quelque 6.000 Rohingyas habitaient Inn Dinn, mais ils ont tous fui, laissant derrière eux moins de 1.000 membres de la communauté bouddhiste Rakhine.
« Nous ne pouvons pas accepter leur retour », a dit l’un d’eux, un ancien du nom de U San Hlaing.
Le petit village côtier a encore de l’allure, avec ses palmiers et ses jolies vues. Je suis allé me balader vers les eaux du golfe de Bengale, fatigué d’être filmé en permanence pendant mes interviews, mais aussi frustré du peu de contenu que nous rapportions avec nous. J’avais le sentiment que nous avions manqué quelque chose. Je le pense toujours.
J’ai passé un cimetière musulman à l’abandon, avec des bouteilles vides et des détritus empilés à sa bordure.
Le long d’un sentier ne restaient plus que des fondations de maisons, avec des troncs d’arbre et de vieux vêtements éparpillés autour.
Le jour suivant, les médias d’Etat ont décrit notre visite sur place en une phrase : « le groupe de journalistes est arrivé au village de Inn Dinn et a rencontré les habitants locaux (Rakhine) qui ont été victimes d’attaques de terroristes ».
Il n’était fait aucune mention des Rohingyas qui étaient morts ici. Mais il y avait une photo de nous.